Eloge de la singularité : La connaissance universelle au coeur d’incarnations humaines plurielles - Editorial Réciprocité n°2

(c) Krittergirl, Crocus
Auteur(s) :

Marie Beauchesne

J’ai senti à l’intérieur de moi un profond appel à réfléchir autour de la question de la singularité lorsque le professeur Marc Humpich m’a proposé avec générosité de rédiger cet éditorial en ma qualité de jeune chercheure au contact du Sensible. En effet, cette édition de la revue Réciprocités propose deux articles qui relatent des parcours humains singuliers au contact de l’expérience du Sensible. Ces textes posent du même coup des regards inédits et pertinents sur la recherche en sciences humaines et m’offrent l’opportunité de me laisser rejoindre par cette interrogation : en quoi la singularité de nos parcours et de nos existences porte-t-elle une connaissance pertinente pour le monde ?

En feuilletant mon dictionnaire, j’ai trouvé au mot singularité la définition suivante : Caractère original ou étrange, insolite de quelque chose; étrangeté, bizarrerie. Manière extraordinaire. En effet, quoi de plus étrange à première vue que l’unicité de nos histoires, de nos parcours, de nos rencontres, quoi de plus bizarre que ce qui dans nous semble tellement singulier ? Et encore, quoi de plus extraordinaire que la rencontre au coeur de soi du fondement même de son être, quoi de plus étonnant que la révélation d’un sens commun qui se donne comme la matière intime de la vie ?

En effet, quand j’observe l’unicité de nos parcours, il m’est donné à voir avec évidence aussi bien notre condition humaine que cette autre nature si intime et pourtant universelle qui nous anime. Mais, entre ces deux pôles de notre commune humanité, je cherche le chiasme. Qu’y a-t-il de commun entre l’appel à la transparence de l’humain pour qu’un essentiel transperce et le bouge tout en bougeant le monde et l’appel à devenir sujet singulier de son existence ? Où se trouvent la voie et le sens ?

À la lecture des articles qui composent cette édition, je me suis trouvée confrontée à l’évidence troublante selon laquelle l’unicité d’une expérience peut toutefois présenter un visage universellement pertinent, parce qu’universellement enseignant et formateur, même révélateur de connaissances nouvelles et essentielles non seulement pour moi, mais aussi pour l’humanité. Plusieurs questions traversent ici la jeune chercheure que je deviens : comment cela est-il possible pour moi, pour nous tous ? Y aurait-il au fond de moi non seulement la trace profonde de ma biographie et de mon inévitable condition humaine, mais aussi une force de croissance qui porte la promesse de mon devenir ? Y aurait-il surtout un profond appel à oser une rencontre de ces deux parts de mon être à première vue contradictoires? Y aurait-il au fond de moi, au fond de l’homme, une invitation à prendre chair et prendre visage singulier ? Devenir humain serait-il répondre à cet appel ?

Et si ce visage singulier de la femme que je deviens était justement ce chiasme, cette troisième voie ? Et si l’infinité de singularités humaines était justement l’unique chemin pour que le caractère sacré qui fonde notre existence puisse se déployer à sa juste mesure et sous toutes ses formes ? Et si chacun de nous, au plus intime de sa qualité d’être humain, était appelé à devenir le témoin vivant et actant de sa conscience de vivre ?

Les travaux de Danis Bois et de ses collaborateurs nous enseignent avec virtuosité une posture de l’attention dans une présence à soi, à l’autre et au monde, une forme d’attention perceptive qui permet d’éduquer et d’enrichir le rapport au monde et à la réalité. Mais qu’en est-il du rôle de mon attention singulière, la mienne ? Mon attention propre. Et si ce moi attentif n’était pas uniquement une partie du nous et du monde, mais bien un lieu qui rend possible l’avènement du nous et du monde ? Pour que ce qui est puisse vivre, se déployer et se manifester, il me faut une attention qui dépasse le simple rapport que je peux entretenir avec la réalité, et qui devient plutôt une condition sine qua none de cette même réalité. Le sujet singulièrement attentif devient ici un témoin obligé et indispensable à ce qui est. Comme si c’était par l’attention que je porte à la réalité qui s’offre, qu’elle s’offre et qu’elle devient ce qu’elle doit être. Il ne peut plus s’agir uniquement de poser mon attention sur ce qui est pour que cela se révèle à mon unique attention mais plutôt de poser mon attention unique sur ce qui est pour que cela advienne et se révèle en ses multiples dimensions. Le témoin singulier n’est plus ici le miroir dans lequel se réfléchit l’arc-enciel; il est le prisme que la lumière blanche doit traverser pour exploser en toutes ses couleurs.

Il n’y a pas de contradiction entre parcours singuliers et essence universelle de l’homme; il n’y a pas de distorsion entre la connaissance du monde et celle, intime, dont ma propre vie est l’incessante question. Giorgio Agamben (1990) l’évoque avec beaucoup d’éclat : « la singularité n’est pas ici une détermination extrême de l’être, mais la manière dont ses limites s’effrangent ou s’indéterminent : une individualisation paradoxale par indétermination. » (p. 60) La mise en forme, en paroles, en actes et en connaissances de nos intimes et plurielles singularités peut faire advenir l’unique et universelle pluralité du monde et du savoir.

Marie Beauchesne

Sources: 

Agamben, G. (1990). La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Paris : Seuil.


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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 02 - De l'émergence du sujet sensible

Dans ce deuxième numéro de la revue Réciprocités, nous abordons les dimensions de l'émergence du sujet sensible.

Marie Beauchesne nous offre, en tant que jeune chercheure du Sensible, une réflexion sur la place de la singularité dans cette expérience d'émergence très particulière.

Danis Bois, dans une exploration de son parcours biographique, éclaire le chemin ayant conduit à la formalisation de la somato-psychopédagogie comme pratique d'accompagnement à l'émergence du sujet sensible chez la personne devenant auteure de sa vie.

Marc Humpich et Géraldine Lefloch en proposent une lecture expériencielle à la lumière d'une analyse transversale de plusieurs recherches descriptives conduites au sein du CERAP.