Dans cette présentation, nous souhaitons aborder la place de la mobilisation introspective sensorielle dans la mise en sens de la subjectivité corporelle. Pour cela, nous nous appuierons sur notre expérience de formateurs en somato-psychopédagogie auprès d’une population d’adultes qui pratiquent leur métier dans le domaine de l’éducation pour la santé et de l’accompagnement d’une démarche compréhensive de sens. Cette pratique pédagogique et éducative nous a amenés à nous poser la question : « Comment, à partir du vécu corporel, accède-t-on à une mise en sens et à une compréhension des phénomènes éprouvés ? » Parmi les instruments pratiques de la somato-psychopédagogie que sont la relation d’aide manuelle, la relation d’aide gestuelle, la relation d’aide introspective et les espaces de parole et d’écriture, nous circonscrirons notre discussion à l’Introspection Sensorielle, champ d’expérience privilégié pour amener l’apprenant à questionner, à comprendre et à tirer du sens de son expérience corporelle sur le mode du Sensible.
Le terme introspection couvre aujourd’hui une multitude de pratiques et de sens, c’est pourquoi, dans un premier temps, il nous faudra en définir les contours en précisant l’importance du terme Sensible tel que nous l’avons défini (Bois, Austry, 2006).
Cet article nous donnera l’occasion de contextualiser l’Introspection Sensorielle par rapport à la mobilisation introspective habituelle, puis nous aborderons le mode opératoire mis à l’œuvre dans l’Introspection Sensorielle et notamment le cadre d’expérience extra-quotidien ainsi que la structure pédagogique mise en œuvre. Au cœur de cette structure pédagogique, nous mettrons l’accent sur les consignes verbales pertinentes qui sollicitent l’écoute et la présence, l’observation, l’exploration, la convocation et les liens signifiants. Enfin, en guise de conclusion nous esquisserons les perspectives offertes par l’Introspection Sensorielle dans le domaine de l’accompagnement d’une démarche compréhensive de sens.
Contextualisation de l’introspection Sensorielle
Le terme « introspection » signifie « tourné vers l’intérieur ». Mais que signifie « se tourner vers l’intérieur » ? S’agit-il d’une attitude naturelle que possède l’homme ou bien existe-t-il des méthodes de facilitation pour accéder à cette intériorité ? Et puis, à quoi donne-t-elle accès ? A nos pensées, nos états intérieurs, ou bien, au contraire, ne dévoile-t-elle pas une forme de présence à nous-mêmes particulière ? On comprend pourquoi les méthodes introspectives ont été des outils importants de la psychologie pour l’étude du fonctionnement psychique de l’homme (De La Garanderie, 1989).
Mais la démarche introspective n’est pas nouvelle, puisque, déjà, Descartes proposait une méthode d’introspection basée sur le mode de la pensée analytique : « J’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées », confessait-il (Descartes, 1999, p. 19). On voit là la nature de l’introspection déployée par Descartes : « Il n’y a rien qui ne soit entièrement en notre pouvoir que notre pensée » (Ibid., p. 36). Mais Descartes ne se limitât pas au monde de la pensée, il introduisit une dimension expérientielle formatrice en s’éprouvant lui-même dans les rencontres que la vie lui proposait et à partir desquelles il développait son raisonnement. Ainsi, il nous invite « à ne rechercher plus d’autre science que celle qui se pourrait se trouver en moi-même » (Ibid., p.15).
Un autre philosophe français du XIXème siècle, Maine de Biran, propose une forme d’introspection qui introduit le « sentir » comme mode d’existence. Le moi se sent exister quand il est « plongé et immergé dans la vie immédiate et spontanée de la sensibilité interne » (Bégout, 1995, p. 28). Il y a chez Maine de Biran une sorte de vision intérieure qui nous intéresse tout particulièrement pour introduire l’Introspection Sensorielle. En effet, Maine de Biran se regarde au dedans de lui à travers la médiation du corps : « Il n’y a pas de conscience du moi sans le sentiment intérieur et continu d’une coexistence vivante et actuelle avec le corps » (Ibid., p. 175). Dans sa quête introspective, ce philosophe privilégie la métaphore du toucher, le contact qu’il dénomme « tact intérieur » où le fait « intime » prime sur les actes purement réflexifs de l’intelligence. On découvre avec Maine de Biran que l’acte introspectif n’est pas seulement un mode d’exploration de la pensée mais aussi un mode d’accès à soi-même.
Plus contemporainement, W. James, l’un des fondateurs de la psychologie, offre une alternative située à la croisée des postures citées précédemment : « Ce que nous entendons par moi personnel, ce sont des pensées reliées entre elles, telles que nous les sentons » (James, 2003, p.17) ; ou encore : « Le fait conscient universel n’est pas ‘il y a des sentiments et des pensées’ mais : ‘je pense’ et ‘je ressens’ » (Ibid., p.109). James perçoit la nécessité d’une méthode analytique ciblée sur le flux de la conscience. Il invite à considérer deux identités, celle du ‘Je’ et celle du ‘Moi’ et dénonce l’étroitesse du champ de la conscience chez l’homme. Ce philosophe laisse en héritage une description de l’introspection qui se rapproche de l’Introspection Sensorielle : « Plus je scrute mes états intérieurs, plus je me convaincs que les modifications organiques, dont on veut faire les simples conséquences et expressions de nos affections et passions ‘fortes’, en sont au contraire le tissu profond, l’essence réelle. » (Ibid., p. 505). James souligne ici l’importance de la dimension organique dans l’introspection et va plus loin encore lorsqu’il ajoute : « Il m’apparaît évident que m’enlever toute la sensibilité de mon corps serait m’enlever toute la sensibilité de mon âme, avec tous mes sentiments, les tendres comme les énergiques, et me condamner à traîner une existence d’esprit pur qui ne ferait que penser et connaître. » (Ibid., p. 505). Ainsi, James prolonge Maine de Biran, lorsqu’il exprime l’idée que le corps, siège d’une sensibilité propre, participe à l’ancrage identitaire de l’homme : « Une émotion humaine sans rapports avec un corps humain est un pur non être » (Ibid., p. 105). Il soutient qu’ainsi le corps participe à la richesse de la vie réflexive : « Dans tout ‘ravissement’, quel qu’en soit le motif intellectuel, nous retrouvons ces processus organiques secondaire » (Ibid., p. 511). Il existe donc bel et bien, pour James, une influence des modifications organiques sur la vie psychique : « Il est certain que, grâce à une sorte d’influence physique immédiate, certaines perceptions produisent dans le corps des modifications organiques très étendues, avant que surgisse dans la conscience une émotion ou une représentation émotionnelle quelconque » (Ibid., p. 500).
A la suite des auteurs précédents, nous proposons une mobilisation introspective sensorielle qui reprend en partie les termes de Maine de Biran et de W. James, mais en convoquant cette fois-ci très fortement la dimension corporelle et Sensible. L’Introspection Sensorielle ne s’intéresse pas seulement à l’étude des phénomènes mentaux, tels que la mémoire, l’imagination, la perception, la volonté, dans l’idée de les mesurer, mais s’intéresse surtout à la relation que la personne établit avec elle-même, avec sa perception, avec son corps et avec ses propres pensées. Les actes cognitifs convoqués par l’Introspection Sensorielle sont similaires à ceux mobilisés dans toutes les formes d’introspections, à savoir l’attention, l’intention, la discrimination, la catégorisation, l’intégration… Mais ce ne sont pas tant les ressources cognitives qui importent que le rapport que le sujet instaure avec elles. Cette nature d’introspection, comme nous le verrons, va au-delà de la seule sollicitation des organes des sens pour s’étendre à la mise en action du sujet percevant, ressentant, pensant et actant. E. Berger pointe la nature de la mobilisation perceptive mise à l’œuvre dans l’Introspection Sensorielle quand elle précise : « On dit que l’introspection est ‘sensorielle’ : cela signifie que l’observation de soi à laquelle on est invité est une observation ressentie, avant d’être intellectuelle ; il ne s’agit pas de réfléchir à sa vie, sans l’avoir d’abord perçue en soi, par le biais des états de la matière du corps. » (Berger, 2006, p. 78) Cette précision est importante car dans notre approche, les états de conscience n’appartiennent pas seulement à la sphère mentale ou psychique, ce sont également des phénomènes réellement corporels.
L’introspection Sensorielle sur le mode du Sensible
Le terme « sensoriel » renvoie classiquement aux organes des sens extéroceptifs tandis que, dans le paradigme du Sensible, l’Introspection Sensorielle convoque une intimité corporelle offrant le plus souvent une expérience inédite : « Le Sensible se donne sous la forme d’une subjectivité corporelle mouvante, interne, incarnée dans la chair et conscientisée par le sujet » (Bois, 2008, p.17). Mais comment apprend-on de la relation au vécu corporel ? Quelle nature de connaissance émerge de la relation au corps Sensible ? Comment donner du sens à une sensation ? Voilà une série de questions qui mérite qu’on s’y attarde un peu. Dans le cas de l’Introspection sensorielle, le sujet a souvent l’étrange impression de reconnaître en lui un vécu qu’il ne parvient pas toujours à nommer ou auquel il ne parvient pas à donner un sens. Ce phénomène montre la nécessité d’accompagner la mise en sens de l’expérience corporelle Sensible. Cela demande un formateur expert dans le rapport au corps Sensible et qui a acquis une habileté pour expliciter sa propre expérience. Une fois cette condition remplie, le formateur crée les conditions permettant à l’apprenant de contacter en lui le lieu de cette expérience Sensible, et l’aide à témoigner de la richesse de ses contenus de vécu ainsi qu’à déployer un sens qui ne se donnerait pas en l’absence de cette médiation.
L’Introspection Sensorielle sur le mode du Sensible vise donc à permettre à la personne de « cheminer vers elle-même » en changeant la qualité du rapport à soi à travers un effort attentionnel orienté vers le corps. Avoir conscience de soi, c’est exister par soi-même sur la base d’un « sentiment d’évidence intérieur ».
L’apprenant est invité à s’interroger constamment : qu’est-ce que je ressens réellement ? Qu’est-ce que j’éprouve vraiment ? Qu’est-ce que j’apprends de ce que j’éprouve ? Il est ainsi placé au cœur de l’expérience corporelle où il découvre une force vive dans sa chair, qui le tient en éveil perceptif et cognitif. Maine de Biran décrit « une force agissante » qu’il sent et aperçoit au sein de sa conscience. Cette force agissante prend la forme pour nous d’un mouvement interne : « Il (le sujet) découvre la présence d’un mouvement interne qui se meut au sein de la matière et qui porte en lui le principe premier de la subjectivité. C’est d’ailleurs pour nous ce qui définit la présence du Sensible et la relation d’une personne avec le Sensible : dès lors que la personne témoigne, en pleine conscience, du processus dynamique qu’elle sent en elle. » (Bois & Austry, 2007, p. 7)
Le mode opératoire de l’Introspection Sensorielle
Le mode opératoire vise à solliciter la mobilisation introspective de l’apprenant sur le mode de la Sensorialité. La qualité introspective mise à l’œuvre nécessite un cadre d’expérience extra-quotidien pour mobiliser les ressources attentionnelles, perceptives et cognitives de l’apprenant.
Le sens auditif et plus spécialement la qualité d’écoute, le sens visuel intérieur, l’observation interne et immédiate, la convocation de la temporalité sont sollicités pour permettre à l’apprenant de déployer sa capacité à faire des liens signifiants entre sa subjectivité corporelle et son contexte de vie.
Le cadre d’expérience extra-quotidien
La dimension extra-quotidienne est importante dans l’approche que nous proposons ainsi que nous (D. Bois) l’avons explicité dans notre thèse de doctorat : « La mise en situation extra-quotidienne est ainsi nommée par opposition à (ou en complément de) l’expérience quotidienne, cette dernière se composant à la fois d’un cadre habituel et d’une attitude naturaliste en ce qui concerne le rapport à l’expérience (…) On voit d’emblée que les conditions extra-quotidiennes servent à produire des perceptions inédites. C’est cet inédit qui crée l’étonnement, qui fait que l’expérience interne va pouvoir devenir une motivation en soi, qu’un intérêt va se dessiner de la part de la personne pour des aspects d’elle-même et de son expérience qu’elle ne connaissait pas jusque-là. » (Bois, 2007, p. 75) L’analyse de ce passage donne les principes incontournables de la mobilisation introspective sensorielle : la mobilisation d’une perception paroxystique qui dépasse la perception naturaliste, l’accès à des vécus internes inédits et l’étonnement mobilisateur de ressources motivationnelles ainsi que des contenus de vécu et des connaissances qui ne se donneraient pas en dehors de ces conditions.
L’expression Introspection Sensorielle définit donc dans un premier temps un cadre d’expérience corporelle inhabituelle dans lequel le sujet « se sonde lui-même ». Pour préciser plus avant la nature de notre méthode introspective, nous nous permettons de citer la réflexion que l’un de nous (D. Bois), dans un article autobiographique rédigé en 2008, livrait sur l’émergence de la méthode introspective et qui concerne à la fois le mode du sentir et le mode du penser : « Grâce à la mobilisation introspective sensible, les personnes accédaient sur le mode du sentir aux catégories du sensible qui se donnaient à la conscience du sujet, sous la forme d’un mouvement interne, d’une chaleur, de tonalités internes renvoyant à un sentiment de profondeur, de globalité et d’existence. Mais l’introspection sensible ne développait pas seulement le mode du sentir, elle sollicitait également un déploiement du mode du penser. J’assistais là aux prémices d’une mobilisation perceptive et cognitive qui allait par la suite ouvrir l’accès à la donation immédiate de sens en lien avec le vécu corporel. » (Bois, 2008, p. 13)
La structure de l’introspection Sensorielle
L’introspection Sensorielle, avant d’être pratiquée de manière autonome par la personne, est enseignée dans les groupes de formations selon une méthodologie pédagogique qui respecte un protocole de facilitation pour surmonter les difficultés les plus courantes que peut rencontrer l’apprenant. Nous les avons répertoriées 2 comme étant : la pauvreté perceptive, la prédominance cognitive, la résistance à la nouveauté et à l’inconnu, le manque de motivation et d’intérêt, ou encore la distractibilité attentionnelle.
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Présentation du protocole et premières consignes
Le plus souvent, l’introspection se pratique en groupe, guidée verbalement par le formateur qui offre des consignes verbales de facilitation orientant l’attention des apprenants en vue de mobiliser leur faculté introspective. Durant l’introspection, les apprenants sont assis confortablement dans une posture immobile, les yeux fermés, et suivent donc les consignes du formateur, formulées selon un protocole bien déterminé. La technique de guidage utilisée durant l’introspection Sensible suppose aussi un acte introspectif de la part du formateur lui-même. En effet, le formateur s’immerge lui aussi dans son intériorité corporelle afin que ses consignes s’ancrent dans un vécu corporel en filiation avec le sensible.
Dans un premier temps, les apprenants sont par exemple invités à entrer en relation avec leur sens auditif, puis leur sens visuel. Concernant le sens auditif le formateur propose le genre de consigne suivant : « Posez votre attention sur le silence de la salle » ; ou encore : « Entrez en relation avec le silence à l’intérieur de vous ». A propos du sens visuel, les consignes peuvent être : « Percevez vous une luminosité à travers vos paupières fermées ? » ou encore : « Cette luminosité est-elle colorée ou pas ? ». Puis les apprenants sont invités à poser leur attention sur les tonalités internes corporelles, par exemple : « L’expérience est-elle agréable ou désagréable ? » Enfin les apprenants sont amenés à entrer en relation avec les images ou pensées qui s’imposent à leur conscience. Ainsi, les consignes sont en lien avec une actualité perceptive disponible à la conscience du formateur tout comme à celle des apprenants. Le silence par exemple entre alors dans la constitution de ce que nous appelons un fond perceptif commun vécu de manière singulière.
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Importance des consignes verbales
Le premier critère favorable à la mobilisation introspective est donc la maîtrise par le formateur du protocole spécifique à l’introspection sensorielle. En même temps, et cela est essentiel, le formateur doit saisir les émergences qui se donnent dans l’interaction immédiate et les introduire dans le protocole. Le respect du protocole ne suffit pas, la prosodie de la parole émise par le formateur tient une place prépondérante dans le succès de la mobilisation introspective. Il ne s’agit pas en effet de réciter des consignes bien rôdées, mais de les habiter au cœur d’une prosodie restituant une qualité de présence, une rythmicité juste de la voix, respectant harmonieusement des temps de silence ; en un mot, l’efficacité de la consigne dépendra du lieu d’où émerge la parole du formateur, c’est-à-dire ancrée dans le Sensible.
Les consignes aident l’apprenant à soigner sa présence à lui-même et à déployer comme l’écrivent D. Bois et D. Austry, une sorte de « septième sens » : « Dans cette expérience, le sujet rencontre différents degrés de malléabilité ou de densité intérieure, différents états et changements d’états, passages de la tension au relâchement, de l’agitation à l’apaisement, d’un sentiment à un autre… Le Sensible n’apparaît plus ici comme étant le fruit de l’un des six sens objectivés, mais d’une sorte de « septième sens », se révélant dans l’expérience comme provenant, de manière uniformément répartie, de l’ensemble du matériau du corps. » (Bois & Austry, 2007, p. 9)
Les consignes introspectives ne sont pas inductives, le formateur veille constamment à garder un caractère interrogatif dans la formulation de ses consignes ouvertes tout en orientant l’attention des personnes vers des possibles multiples. Il interroge par exemple : « Lorsque vous écoutez la qualité du silence, percevez-vous une symétrie de votre écoute entre le côté droit et le côté gauche ? » ; ou encore : « Percevez-vous ou non une luminosité à travers vos paupière fermées ? Cette luminosité est-elle colorée ou pas ? » Autre exemple : « Percevez-vous une tonalité corporelle ou non ? Si oui, quelle est la nature de cette tonalité ? Est elle agréable, désagréable ? Vous renvoie-t-elle à un sentiment de tranquillité, de tension ou à autre chose ? » Et ainsi de suite.
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L’écoute et la présence
Nous avons vu que les apprenants sont d’abord invités à entrer en relation avec leur sens auditif afin de mobiliser leur écoute. Concernant le sens auditif, le formateur propose le genre de consigne suivant : « Posez votre attention sur le silence de la salle » ; ou encore : « Entrez en relation avec le silence à l’intérieur de vous ». L’écoute de l’atmosphère sonore environnante se transforme progressivement, conduisant la personne à devenir davantage présente à cette atmosphère, puis, davantage présente à son atmosphère intérieure. Elle n’est bientôt plus perturbée par les bruits extérieurs et accède à une forme de stabilité à l’écoute du silence intérieur.
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L’observation
La personne est invitée à ne pas quitter sa posture d’écoute dans le temps d’observation qui suit. Elle s’entraîne ainsi à associer en même temps deux modalités perceptives orientées vers son intériorité et à développer une potentialité d’écoute par l’observation, et une potentialité d’observation par l’écoute.
Depuis le lieu de stabilité installé en soi, les participants sont ensuite invités à orienter leur attention vers le sens visuel afin de mobiliser leur capacité d’observation. Ce temps d’observation vise à la saisie perceptive d’une atmosphère colorée et d’un mouvement qui anime cette atmosphère. Pour guider la personne vers l’observation de son sens visuel, les consignes peuvent être : « Percevez vous une luminosité à travers vos paupières fermées ? » ; ou encore : « Cette luminosité est-elle colorée ou pas ? Si elle est colorée, de quelle couleur est-elle ? » ; « Cette atmosphère est elle animée d’un mouvement ou pas ? » ; « Cette atmosphère vous apparaît-elle en dehors de vous, en dedans de vous ou aussi bien en dedans qu’en dehors ? »
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L’exploration
Dans une troisième étape, les apprenants sont invités à poser leur attention sur les tonalités internes corporelles. Cette étape a pour vocation de mobiliser l’attention de la personne vers un « sentiment organique », un « sentiment d’existence » ancré dans l’univers du ressenti corporel et de l’éprouvé. Les consignes proposées sont par exemple : « Percevez vous des tonalités internes ? Sont-elles d’une nature agréable, désagréable ? » Nous entrons au cœur de nuances, de tonalités internes et immédiates qui informent la personne de son état intérieur ou de la qualité de sa présence à elle-même.
Nous avons modélisé3, avec la spirale processuelle du rapport au Sensible, les différentes sensations décrites par les personnes mises au contact du Sensible et leur évolutivité. La rencontre avec une chaleur est la sensation première rapportée, puis l’étudiant découvre une sensation de profondeur et de globalité, et enfin, il éprouve un sentiment de présence à soi qui donne lieu à un sentiment d’existence.
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La convocation
Dans cette phase de l’introspection, l’apprenant est invité à passer du mode du ressenti au mode imaginaire. Le formateur crée les conditions de convocation d’un événement sans utiliser le mode de l’évocation utilisé dans les techniques d’aide au rappel. En effet, toutes les consignes visent à « laissez venir à soi » les informations sensorielles et non pas à « aller vers » de façon volontaire.
Les consignes orientent la personne vers des fragments de sa vie, tels que : « Laissez venir à vous un souvenir en lien avec un moment passé au bord de la mer (ou de la montagne, la forêt, etc.) ». Le formateur progressivement ajoute à ce guidage une dimension temporelle : « A quelle époque se situe votre souvenir ? », puis une dimension spatiale : « A quel endroit se passait ce souvenir » et une dimension contextuelle : « quels étaient les acteurs présents ? ». Enfin il ajoute une dimension organique : « Quel sentiment corporel ressentez-vous face à cette remémoration ? ». Il renvoie le sujet à son présent en lui demandant : « Quelles sont les pensées spontanées qui se donnent à vous au contact de cette expérience ? » ; et : « Quels impacts ont-elles sur votre vécu corporel du moment ? »
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Les liens signifiants
Les différentes formes de subjectivité qui se donnent lors de l’introspection sensorielle ont été répertoriées à partir du recueil de nombreux témoignages oraux des participants de l’introspection, des entretiens post-immédiats de l’introspection actuelle ou bien à partir de journaux de formation où les apprenants consignent ce qu’ils ont vécu et appris de leur introspection.
Ces différentes formes naissent toujours au contact du rapport au corps Sensible et donnent naissance à une forme de subjectivité pensée. Cette subjectivité corporelle est un vécu Sensible qui renvoie le sujet à son contexte de vie ou à un fragment de sa vie. Et c’est à travers ce travail là, cette pratique précise d’introspection corporéisée, que l’on va pouvoir faire un travail de biographisation spécifique. Les liens signifiants s’ancrent dans l’expérience corporelle sur la base de sensations corporelles, de sentiments organiques, de postures corporelles, d’axe imaginaire et métaphorique et enfin de remémorations spontanées.
La sensation organique
La nature des sensations qui nous intéressent ici sont rencontrées lors des introspections Sensorielles et sont donc en lien avec le sens organique. La sensation est l’item dont les personnes témoignent le plus facilement car lorsqu’une sensation inédite s’impose comme une évidence au vécu du corps, elle surprend le sujet, stimule son attention et son questionnement par contraste.
Pour illustrer cette nature d’information signifiante, prenons l’exemple de cette personne qui témoigne : « Quand je ressens de la chaleur dans mon corps, j’accède en moi à un lieu de confiance ». Ainsi, on assiste là, à un premier degré d’intelligibilité : on constate que la personne fait spontanément un lien de causalité entre la sensation de chaleur et l’état de confiance qui lui est associé.
Le sentiment organique
L’apprenant peut prendre acte d’un lien entre son vécu corporel et son état psychique. Ainsi, une personne témoigne : « Avant cette Introspection Sensorielle, je ressentais un état de tension corporelle qui m’habitait depuis longtemps ; au fur et à mesure que la tension se relâchait, ma tension psychique disparaissait pour donner place à en un sentiment de bien-être ». Il s’agit là d’un autre niveau d’intelligibilité par le fait que le sujet découvre et comprend la nature du lien entre le psychisme et le corps.
La posture corporelle
La subjectivité corporelle dont témoignent les personnes se livre parfois sous la forme d’une posture intérieure signifiante. Ainsi par exemple profitant de l’espace de parole qui suit toujours l’introspection sensorielle, une personne témoigne : « Au moment où j’ai senti mon tronc se fléchir vers l’avant, cela m’a plongée dans une situation que je vis actuellement et qui cause chez moi une tendance au repli. Tandis qu’au moment où mon corps s’est redressé, j’avais la sensation nette que je prenais la décision de ne plus jamais laisser personne prendre le pouvoir sur moi-même ». Cet exemple montre comment à partir de l’éprouvé sensoriel d’une posture, la personne est capable de faire un lien de causalité entre cette posture et une situation de sa vie actuelle.
L’axe imaginaire et métaphorique
Une autre personne raconte une expérience introspective qu’elle vient de vivre : « Pour la première fois, au lieu de me vivre en creux, je me suis vécue en plein. Et, dans ce sentiment de plein, j’ai trouvé une solidité et j’ai rencontré en moi une liberté ». Lorsque je réalisais une relance pour questionner la forme sous laquelle s’était donné ce sentiment de liberté, la personne répondit : « Au moment où j’ai ressenti un espace de liberté en moi, j’ai eu l’image d’un petit bonhomme qui dansait et volait sur une scène de théâtre éclairée de spot bleus ». Cet autre exemple montre que l’introspection sensorielle est animée de toute une vie imaginaire qui peut se donner sous la forme métaphorique ou symbolique signifiante. En effet, cet espace de liberté vécu dans la lumière d’un flash imaginaire venait interpeller la personne sur sa tendance à cacher aux autres sa soif de vivre.
La remémoration spontanée
Pour illustrer cette figure de la subjectivité corporelle, nous allons puiser dans l’expérience propre à l’un d’entre nous (Hélène Bourhis), telle que décrite par ses soins : « Quand j’étais petite, je faisais souvent un rêve qui allait avec une sensation que je vivais la nuit dans mon lit, de quelque chose qui pénétrait à l’intérieur de moi et qui venait percuter mon cœur, mes poumons, et cette chose là me faisait peur. Je me disais ‘c’est trop lisse, c’est trop pur, c’est trop parfait’. Ce rêve était récurrent lorsque j’avais 6 ou 7 ans, puis il avait fini par passer et j’avais fini par l’oublier. Mais tout récemment, lors d’une mobilisation introspective sensorielle, j’ai vécu quelque chose à l’intérieur de moi qui me renvoyait à la sensation que je rencontrais dans mon rêve, mais cette fois-ci sans la peur. Je ressentais même un émerveillement face à cette perfection, accompagné du sentiment fort que j’avais retrouvé le premier souvenir de mon sentiment d’existence auquel finalement j’étais inconsciemment restée fidèle. »
En conclusion
L’introspection sensorielle emporte avec elle un cadre d’expérience extra-quotidien et une mobilisation introspective ancrée dans le Sensible. Ces deux dimensions de l’introspection Sensorielle se potentialisent donnant lieu à une expérience subjective et corporelle signifiante. Toute introspection Sensorielle est suivie d’un espace de parole ou d’une mise en écriture de l’expérience, médiatisé par le formateur en vue de déployer le sens immédiat et interne qui s’est donné au sujet. Cependant, pour des raisons de place et de cohérence, nous n’avons pas abordé le modèle de la directivité informative qui caractérise le guidage verbal ou l’herméneutique de l’écriture nécessaire à la mise en sens de la subjectivité corporelle qui s’est donnée pendant l’expérience introspective.
Nous avons pris soin de contextualiser l’introspection Sensorielle, de décrire le mode opératoire du guidage introspectif et d’insister sur la pertinence de la subjectivité corporelle comme matériau de connaissance de soi à travers quelques exemples recueillis lors d’entretiens ou dans les journaux de bord des apprenants. Enfin, nous avons souhaité ouvrir de nouvelles perspectives aux démarches biographiques en invitant les formateurs et les chercheurs à s’appuyer sur l’introspection Sensorielle comme lieu d’écoute, d’observation, d’exploration, de convocation et de liens signifiants venant nourrir une démarche compréhensive de sens. A l’évidence, la subjectivité corporelle parle en permanence à la personne de sa propre vie, présente, passée et future.