Émergence de l’Homme ému : Vers de nouvelles compétences dans l’art relationnel

esquisse d'une topographie du rapport à l'affectivité
Auteur(s) :

Jean Humpich - Docteur en sciences sociales de l'UFP, chargé de cours à l'UQAR

Praticien-chercheur en psychopédagogie de la perception

La notion d’Homme ému et les enjeux des émotions dans la recherche en général et dans les paradigmes des relations humaines.

Dans la première partie de cet article, j’introduirai, à travers un parcours personnel, l’émergence de la notion d’Homme ému. Après avoir situé certains enjeux de la thématique des émotions dans la recherche en général et dans les paradigmes des relations humaines, je présenterai les résultats de ma recherche effectuée dans le domaine des émotions en lien avec la praxis du Sensible (les témoignages cités pour illustrer mes propos en sont issus). Je développerai cette partie à l’aide de cinq schémas et de leurs commentaires. La conclusion proposera une ouverture vers l’art relationnel.

L’actuelle discipline qui se rattache au paradigme du Sensible couvre à la fois une pratique et une pédagogie de soin et d’accompagnement de la personne et une recherche scientifique qualitative qui ne cisaillent pas l’homme en deux, c’est-à-dire qui ne laissent pas son cœur et son âme errants pendant que son cerveau pense ou - à l’inverse - qui ne quittent pas la rationalité pour séjourner sur les hauts plateaux de l’être, si bien décrits par le philosophe français Robert Misrahi.

Fonder, aimer, rêver et agir sont les actes, qui selon ce philosophe, peuvent mener le sujet vers la joie. Je fais ici un lien avec la trajectoire des trente années nécessaires pour fonder le paradigme du Sensible tel que je le vis, le comprends et le transmets aujourd’hui. L’œuvre est vivante et ce colloque en est une preuve. Je vous invite à la lecture de l’article :   « De la fasciathérapie à la somato-psychopédagogie » (Bois, 2009) qui retrace la trajectoire de notre méthode.

 Et si nous regardions un aspect de cette aventure humaine à travers une évocation personnelle

Un parcours personnel : ... vers l’Homme ému

Les préférences idéologiques et affectives du chercheur, son expérience et ses recherches personnelles, le rapprocheront de certaines démarches, l’éloigneront d’autres, ou l’inciteront à tenter plus ou moins ouvertement des rapprochements ou des combinaisons entre plusieurs d’entre elles. (Max Pagès, 1998)

Mon rapport à des forces de renouvellement propres au vivant perçues en direct dans mon corps sous la forme de mouvements internes, de chaleur, de luminosité et de tonalités affectives particulières dont un sentiment d’amour et une confiance envers la vie elle-même, a participé – par ses résonances émouvantes - à construire une histoire. C’est celle – plus ou moins agitée – d’un parcours de vie avec plusieurs « changements de cap » initiés par la rencontre de cette dimension de ma personne et les négociations obligatoires avec un environnement pluriel (familial, institutionnel et professionnel, associatif, culturel et ethnique, etc…) en dialogue avec la valeur et le sens que j’ai toujours donné à ce lieu Sensible. Dans ce voyage de l’homme en quête de son accomplissement, une fois encore, l’émotion – sous des formes multiples – a été au rendez-vous. Il est si souvent question d’implication et de résonance car « l’évitement de la souffrance et la recherche de la joie procurée par le plaisir, se présentent pour la plupart d’entre-nous, êtres ordinaires, comme les deux faces de notre quête du bonheur ». (Josso, 2009, p. 141) ! À ce motif d’agir, s’est ajoutée une dimension plus intime, dont la pensée du philosophe contemporain Misrahi rend bien compte : « Le voyageur de la vraie vie, s’apercevra que son désir n’est pas le mouvement aveugle de la nuit vers la jouissance, mais déjà la lumière de miel, la pensée qui travaille et met en forme le mouvement nocturne vers le monde ». (Misrahi, 2010, p.14). Rien n’est acquis pour tout « voyageur » dans ce périple intérieur et ses expressions sociales. J’ai dû consentir à des efforts, à pratiquer pour me reprendre, me stabiliser au mieux dans cet état Sensible ! C’est essentiellement avec les outils de la SPP que je me suis fait accompagner, et que je m’auto-accompagne encore aujourd’hui.

L’expérience vécue de la  somato-psychopédagogie m’a donné accès au goût de la vie en moi – et ce faisant – à un goût de moi inédit et émouvant. Cette donnée émouvante de sens (DES) est venue transformer ma représentation du vivant, de l’homme en évolution. J’ai vu s’ouvrir des perspectives étonnantes pour que ma vie s’accorde avec qui je deviens au contact de cette dimension Sensible en moi. Ce devenir est toujours passé par une intégration dans la vie relationnelle. Depuis quelques années déjà, à la question « Comment vas-tu ? » s’offre une réponse qui est liée aux rapports avec cette part vivante en moi. Je dois m’y faire : la proximité et l’éloignement à cela rythment mon existence. C’est devenu au fil du temps un nouveau critère de qualité de vie. Ainsi est née et cherche à se stabiliser dans mon parcours existentiel une affectivité singulière de par sa nature d’implication et de résonance entre mon corps et ma pensée, entre mon ressenti corporel et ma réflexion mentale.

 En me laissant altérer par ce rapport Sensible à toute chose, j’ai vu émerger une source d’inspiration au contact de laquelle j’ai consenti à laisser la vie elle-même conduire ma vie. Et tout ici a été une question de rapports : rapports qui ne sont jamais sans impressions affectives. Cette relation signifiante, voire fondatrice, à la vie en dialogue avec d’autres contenus existentiels, fait surgir quelque chose qui, me touchant, m’affectant, m’ébranlant, me poussant vers d’autres voies, m’invite à fonder, à aimer, à rêver et agir. Ce penchant affectif à la vie relève d’un choix, tout en ne s’y limitant pas. Cet équilibre fin entre un « se laisser-agir » et un « se laisser-émouvoir » – qui motive un « agir » – a fini par construire un tuteur comportemental et socio-affectif réel pour moi.

Cette tenue dans le monde appelle, tout en s’y nourrissant, une joie de vivre… De là, j’ai observé certaines modifications profondes de mes conduites socio-affectives avec un réel enrichissement de mes interactions sociales. Je fais le constat que, par contraste avec d’autres phases de ma vie, la fréquentation intime avec le vivant dans mon corps convoque, dans les périodes difficiles, un sentiment d’existence optimiste porté par un principe ontologique de confiance. Cet affect propre à ce lieu dans l’homme – à cette région sauvage du Sensible (Bois, 2008) – me permet de surplomber les tonalités existentielles les plus sombres sans les effacer pour autant. Et qui plus est, avec cette dimension en moi, vraie force de résilience, je me suis vu résoudre certains obstacles et transformer certaines tensions pressenties insurmontables. Mon vécu rejoint celui de cette personne questionnée dans le cadre de ma recherche : « Ce qui m’enlève cette tension, c’est vraiment un accordage où je pose quelque chose, où cette réaction émotionnelle se détend dans le sensible, dans le mouvement qui vient pénétrer cette réaction ».

J’ai toujours ressenti cet arrière-plan « affectif » dans un ton positif comme une joie ontologique et ce, même dans des contextes difficiles. Comme le dit une autre personne : « Il y a une partie de moi qui subit, vit cette émotion de tristesse ou d’effroi pendant qu’une autre me permet de la regarder sans en être atteint (…), c’est une joie douce et profonde qui ne dépend de rien d’autre que d’être ».

J’aimerais poursuivre en entrant en résonance avec la pensée de W. Bion : « J’ai des objections à guider une personne, parce que je ne crois pas que je sache moi-même conduire ma propre vie. Des années d’expériences me démontrent que je continue à exister plus par chance que par discernement. » (Bion, 2008, p.15).

J’associe la chance évoquée par le grand penseur anglais à la perception de cette substance au goût palpable. Elle est le ressenti du mouvement dans la profondeur de la matière de mon corps. Pour Danis Bois, l’expérience du Sensible conduit à deux « affections » de base : « Il existe deux émotions fondamentales, deux états d’âme fondamentaux : la joie liée au ressenti du mouvement dans la profondeur de la matière et la tristesse d’en être coupé. » (Bois cité par Austry, 2007). L’une des joies de mon métier de somato-psychopédagogue repose sur ces moments précieux où la personne  que j’accompagne est touchée, puis profondément émue par ce qu’elle rencontre. Cette intensité organique se transforme en une motivation immanente (Bois, 2007) qui devient une force pour créer sa vie.          Je me souviens de ce témoignage : « Et dans les moments d’intensité, touchante, ça correspond exactement au moment où je suis capable d’être ce que je vis sans distance. Et c’est ça qui est touchant (…). Je sais que c’est organique, c’est comme si on sécrétait quelque chose de l’ordre d’une intensité savoureuse, et petit à petit, cette intensité locale se diffuse partout, dans le reste de l’organisme. »

Notre métier repose sur un acte qui ne cherche pas à guider la personne dans sa vie, mais à créer les conditions favorables pour qu’elle entre en rapport avec un principe de croissance sous la forme d’une force vivante. Cette rencontre génère une émotion précédant toute représentation et qui ne s’ajoute pas davantage à elle. Pour Bergson, il existe une émotion créatrice et nous pourrions ici entrer en résonance avec sa pensée quand il affirme que la « création signifie avant tout émotion » (cité par B. Honoré, 2009, p.48). Dans ma rencontre avec ce  « moi Sensible », j’ai constaté un « nœud de résonance » entre la vie et ma vie ; en situation inter-personnelle : entre la vie et celle de la personne en face de moi.

Dans cette temporalité et spatialité « magiques », je sais la naissance d’un appui intérieur, la promesse d’un soutien pour la personne pouvant l’orienter dans ses choix, l’auto-déterminer dans sa trajectoire de vie. L’émotion du Sensible, on l’aura compris, est donc l’événement affectif propre à la rencontre dans le corps - ou les corps – d’une animation lente, profonde, chaleureuse, « aimante » et potentiellement créatrice.

Quant au discernement dans ce parcours singulier-pluriel, il semble cheminer avec l’âge mais surtout avec la recherche qui a pris une place prépondérante dans ma vie depuis une dizaine d’années. La dynamique de recherche sous les modalités du Sensible s’est révélée être bien plus que l’activité réflexive et critique que je projetais : elle a fait naître une certaine quête de complétude dans ma démarche d’homme, de praticien-chercheur et de formateur. De ce mouvement est né le concept de l’Homme ému. Ce dernier est une émergence de l’homme Sensible, l’un des traits de sa personnalité, pourrions-nous dire. Revenons à cette dimension du Sensible avec Danis Bois : « La dimension du Sensible, telle que je la définis, naît d’un contact direct, intime et conscient du sujet avec son corps, (…) l’expérience du Sensible est disponible à tout homme qui se donne les moyens de questionner son rapport au corps et d’accéder à une vie réflexive qui prend en compte le ressenti corporel. » (Bois, 2009).

Ce contexte a favorisé l’accès à une vie affective enrichie au fur et à mesure de l’expérience vécue : l’Homme ému a trouvé son unité en moi. Il m’a donné à vivre et à voir une influence structurante sur ma sphère émotionnelle, réflexive et sur d’autres secteurs. Cette évolution a eu un impact positif indiscutable dans ma sphère relationnelle et mes interactions sociales. Sur un autre versant, j’ai vite constaté une sensibilité augmentée aux incohérences comportementales et relationnelles – au regard d’une certaine éthique en accordage avec la finesse et la beauté de ce que je rencontrais.  J’ai saisi la praxis psychosociale comme une poignée compréhensive pour me responsabiliser en résonnant (et raisonnant !) avec des mises à l’épreuve invraisemblables à mes yeux et pour mon cœur, liées à de simples réalités systémiques, sociales ou culturelles, bien énigmatiques pour le praticien SPP que j’étais.

Une partie de cette expérience personnelle méritait une mise à l’épreuve en prenant la casquette du chercheur en sciences humaines et sociales. Ma recherche impliquée visait une meilleure compréhension et une mise en perspective critique de cette altération particulière du sujet Sensible qui, ce faisant, devient sujet ému. Et c’est depuis cette sensibilité pratique et théorique que j’ai vécu certaines propositions de formation en pratiques sociales à l’UQAR.

J’avoue que ma participation au colloque dont il est question ici est un temps fort dans mon parcours personnel. Jeanne-Marie Rugira, directrice du département de psychosociologie  écrit : « Mon plus grand défi, dans ma pratique de formatrice, consiste à ne pas oublier que former, c’est principalement créer des conditions pour qu’ensemble nous puissions apprendre à répondre à l’appel de la vie. Répondre à l’appel de sa propre vie qui attend de se déployer (…). » (Rugira, 2009, p.253). J’ai personnellement bénéficié des outils proposés dans les programmes de ce département qui, depuis des années, s’applique à intégrer certains éléments de la SPP dans ses programmes. En me laissant toucher par une praxis qui « priorise » la construction du sujet social et les échanges inter-humains qui la composent, j’ai pu observer en direct – le vivre par l’expérience – un bras de levier formateur, soignant et transformateur issu du métissage de deux disciplines d’accompagnement. Les transformations observées m’amènent à réfléchir sur ma formation de base et à enrichir le périmètre de mon appartenance initiale. Le corps et le cœur de ce colloque sont assurément l’expression d’une alliance entre la psychopédagogie perceptive et une formation aux pratiques sociales issues de ce département de psychosociologie. Cette belle association est née de la manière qu’ont eu tous les acteurs de s’être laissé affecter, altérer par une telle reliance !

 Il n’y a pas d’âme sans corps. C’est du corps dont il faut s’occuper, pas du corps vu par la médecine scientifique, mais du corps qui parle, qui se meut, qui s’émeut. (Marcel Mauss, ethnologue)

Les émotions et l’affectivité : de quoi parlons-nous ?

Comme la musique qui est facile à reconnaître et difficile à expliquer, je dirais que le sens de ces deux termes si souvent évoqués n’est pas si simple à circonscrire. Le terme « émotion » exprime une notion de trouble, de perturbation, caractérisée par un double jeu physique et moral. Accordons-nous, sans prendre de risque, que l’émotion est une réponse physiologique et momentanée à un événement tel qu’il est évalué et ressenti par l’individu (joie, colère…) alors que l’humeur tend vers une disposition, un état (affectif mais pas uniquement) plus organique (morose, euphorique..). L’émotion prépare l’organisme à une réponse ajustée à l’événement alors que l’humeur influence la cognition en « pilotant » l’attention et en « colorant » l’interprétation de ce qui est perçu tout en prédisposant à certaines émotions (Kardi, 2011). Le sentiment se construit quant à lui, dans une temporalité encore différente. Appelé aussi émotion secondaire ou sociale, il est le résultat d’un dialogue entre l’empreinte faite dans l’« esprit » par les émotions vécues, les normes sociales qui s’y rattachent et la structure d’accueil de la personne. La place et le rôle du corps, ceux de l’esprit, ne sont pas les mêmes dans l’émotion, le sentiment, l’humeur ou le caractère qui ensemble forment, ce que nous nommerons : l’affectivité. L’émotion est une force de mobilisation de l’individu en situation sociale et le vécu subjectif est sûrement ce qui caractérise le plus l’émotion (Goleman, 2003). L’émotion est une appréhension du monde en même temps qu’une manière singulière d’être saisi par lui.

Finissons en disant que tout événement émotionnel se décline en trois phases. La première est la phase de déclenchement, c’est la réponse de l’organisme à un stimulus émotionnellement compétent. La seconde est celle du commentaire, c’est-à-dire, les manifestations internes et externes qui commentent la réaction. La troisième est la phase d’amortissement qui offre des figures plus ou moins variables d’un individu à l’autre. La phase d’amortissement se termine quand la personne retrouve le trait continu de sa vie.

Les émotions dans la recherche en sciences humaines et sociales : une nécessité ?

Bergson nous avertit : l’émotion humaine comme objet de recherche est un feu follet que la pensée humaine a du mal à dompter. Pourtant, comme l’énonce Pierre Kardi, nous avons besoin : « (…) des démarches spécifiquement humaines qui, par delà la froide rationalité instrumentale et l’arrogance des certitudes catégorielles, rendent la science pleinement humaine ». (Kardi, 2001, p. 19) Les émotions nous rappellent l’investigation nécessaire du corps pour la compréhension du développement de l’homme dans la plénitude de son être et de son devenir – qui comprend des dimensions sociales. Examinons nos contextes de vie. Ils présentent une diversité de modalités affectives : la violence, la tendresse, l’amour, la bienveillance, la haine, le mépris et l’ignorance. Ajoutons dans le monde des interactions : l’accueil, la compréhension d’autrui ou au contraire son exclusion et la fermeture à sa présence. En étant un peu observateur, nous nous rendons compte de la convocation permanente du corps à ces vécus intérieurs et ces comportements soumis aux normes sociales.

Par contraste avec une investigation du phénomène émotionnel par son extériorité (son versant performatif), ne pourrions-nous pas pointer des stratégies perceptives pour le sonder bien plus en amont ? Pour cela, le ressenti corporel de la personne, dans lequel les émotions séjournent, passent ou se fixent, apparaît indispensable. Grâce à une introspection fine de nos états internes, par un retour réflexif sur nos résonances et leur mise en sens, il est possible de capter les coulisses de notre vie affective, et, par conséquent, de devenir de meilleurs sujets de celle-ci.

Affectivité et paradigme du Sensible : point de vue par contraste

 Nous insistons : le parti pris ici est de placer notre centre d'intérêt sur la personne désaffectée, touchée, émotionnée ou émue et non sur l’objet « émotion », « humeur » « sentiment », ou « état d’âme». Dès lors que la personne trouve des outils pour passer du statut d’objet de cette sensibilité plurielle au statut de sujet de cette sensibilité, elle passe le gué et se pose sur un rivage prometteur de nouvelles compétences émotionnelles et relationnelles.

L’expérience montre qu’être sujet de ces manifestations internes, celles qui sont liées à la résonance et à l’implication vécues dans nos pratiques somato-psychopédagogiques, ouvre d’une part des possibilités nouvelles pour la gestion des émotions et des affects en général, et donne à vivre une « étrangeté affective ». C’est cela que nous nommons : l’émotion du Sensible. Comme l’écrit Danis Bois : « Ce que je rencontrais était plus étrange que ce que mon entendement était capable de concevoir. » (Bois, 2009, p. 52) Ainsi, par exemple, c’est en pénétrant l’expérience d’une émotion qui n’est causée par aucun fait extérieur, mais par une implication et un rapport à soi, que l’on peut faire l’expérience d’une résonance émouvante qui vient transformer certains vécus émotionnels et bousculer certaines idées bien arrêtées sur l’affectivité. Ce témoignage est éloquent : « C’est que je suis dans mon être, dans mon corps, dans mon psychisme, dans ma compréhension … Je suis, sans distance, et c’est ça qui est touchant. (…) C’est différent, la joie d’un événement extérieur qui te rend heureux et la joie d’un état intérieur, non provoqué, et qui ne dépend de rien. Que de la capacité d’être ».

« L’affectivité du Sensible » offre donc en premier lieu une communication avec un monde intérieur perceptif et réflexif très singulier. Le style dialogique entre le « ressentir » d’une part - dans le sens de la perception sensible mais aussi de la perception du Sensible – et, le « penser » d’autre part - dans une mise en sens non réfléchie mais émergente, est une spécificité de nos pratiques de soins, de formation, d’accompagnement et de recherche. Depuis ce lieu d’intra-réciprocité se fonde le rapport à autrui et au monde. Cette intra–réciprocité mobilise deux « surfaces » l’une est sensorielle, l’autre est réflexive. Il est temps de parler des rapports entre ces deux surfaces.

Topographie des rapports à l’affectivité : lien entre deux surfaces

En sachant que cette modélisation vise un accès compréhensif au réel sans jamais l’atteindre, progressons en différentes étapes, chacune figurant une typologie affective. De façon schématique, chaque typologie est la résultante de notre manière d’être concerné dans notre corps et/ou dans notre tête (mental), et de la nature de relation entretenue entre ces deux parties. Dans certains modèles théoriques, la personne ne se résume pas à une seule identité en soi, mais à plusieurs qui la constituent. En suivant cette logique, je vais présenter des sous-personnalités ou co-identités affectives. Ce sont cinq tendances affectives pouvant influencer ou carrément piloter totalement nos conduites relationnelles et sociales. Elles se caractérisent par la qualité de rapport entre deux surfaces : l’une réflexive (le cerveau) et l’autre sensorielle (le corps). Les schémas vont vous permettre de mieux comprendre de quoi il s’agit.

Retenons que dans le cours d’une existence, ces tendances affectives ne sont pas opaques les unes aux autres. Elles co-habitent ou se chevauchent parfois en fonction de nos contextes relationnels. Pour être plus conforme à cette réalité observée, l’utilisation du terme « phase » a été retenu pour titrer chacun des schémas. Ainsi dans une progression, nous découvrirons sur deux tableaux : la « phase alexithymique » (Schéma A), la « phase intellectuelle réflexive » (Schéma B), la « phase touchée » (Schéma C), la « phase émotionnelle » (Schéma D) pour arriver à la « phase émue » (Schéma E).

Guide de lecture des deux tableaux (schémas A,B,C,D et E)

Dans un premier temps, afin de tirer parti de la complexité de ce qui suit, j’invite le lecteur et la lectrice à se laisser guider dans la découverte de cette esquisse d’une topographie des rapports à l’affectivité. Il sera possible par la suite d’aller naviguer librement dans les espaces choisis en fonction des appels et de la curiosité. Il est important d’avoir une lecture dynamique et évolutive des schémas en les mettant en relation les uns avec les autres. Êtes-vous prêt(e) ? Regardez les deux tableaux qui se trouvent en page 15 et page 16 !

Première visée : colonne centrale

Une première visée va se concentrer sur la colonne centrale : caractéristiques des rapports entre les deux surfaces. Voyez la progression entre les schémas A, B, C, D, et E répartis sur deux tableaux. Concentrons-nous sur la déformation progressive du trait central qui divise deux espaces. Regardez la présence, l’absence et le mouvement des flèches de part et d’autre du trait central ! Cette organisation permet de figurer cinq natures d’accordage ou de « dés-accordage » entre le corps et le cerveau (ou mental). Dans la phase alexithymique (schéma A), c’est le barrage défensif des rapports, puis dans la phase intellectuelle réflexive (schéma B) c’est la pauvreté des rapports, alors que dans la phase touchée (schéma C) c’est l’ouverture des rapports ; dans la phase émotionnelle (schéma D) nous aurons la mobilité forcée ou la fixité des rapports ; et enfin dans le dernier schéma E, celui de la phase émue, on constate une mobilité fluide des rapports entre le corps et le cerveau.

Nous constatons une progression remarquable de la déformation du trait central. Il est très marqué dans le schéma A, pour être percé au schéma D et finir transparent dans le schéma E. Remarquez qu’à partir de la phase touchée, le cerveau prend en compte des éléments d’information issus du corps. Cela monte en crescendo pour la phase émotionnelle et est encore différent pour la phase émue.

Cette dernière configuration des rapports évoque pour moi l’expression de mon ami Jacques Hillion : « Le savoir du corps, le mouvement des idées ». On découvre ici un trait transparent, déformable à chaque instant entre les deux surfaces. Voyez les flèches qui circulent pour la première fois dans les deux sens. Cette figure exprime une circulation libre entre le corps et le cerveau. Ce rapport singulier est un chiasme entre deux espaces réputés duels. L’analyse des recueils de données met en évidence une forme de renversement des valeurs. La surface sensorielle devient un véritable partenaire réflexif alors que le cerveau,  sortant de sa fonction de rationalisation offre des  perceptions d’animation interne, animation qui contribue aux changements des représentations (Bois, 2007). De part et d’autre du trait figure l’expression : « auto affection du Sensible ». Ces termes désignent une altération réciproque des deux surfaces : altération en tant que force du vivant, force de croissance et de déploiement de la personne dans son accomplissement.

L’auto affection du Sensible est une intra-réciprocité affective : par cette rencontre au cœur de sa matière, le sujet est ému par lui-même en dehors de toute causalité première exogène. Cette donnée introduit un élément majeur dans la définition de l’Homme ému : c’est la personne qui se laisse altérer par la rencontre avec cette force de croissance interne présente au sein de son corps, mais qui, surtout, en se laissant affecter et émouvoir, y donne de la valeur. J’ai nommé « donnée émouvante du sens » (DES) cette nature de pensée émergente et immanente qui devient émouvante car personnalisante dans la mesure où elle est toujours liée au contexte de vie de la personne comme le montre le témoignage qui suit : « Je l’avais dans moi, le goût que ça a, celui de ma bienveillance (...), j’étais ça dans moi, dans une intensité émouvante ». N’est-ce pas là un nouveau style émotionnel ?

Deuxième visée : colonne gauche

Dans cette colonne nous allons nous concentrer sur la nature d’échange entre les deux surfaces et sur la nature de consultation corporelle. Regardons ces données de façon évolutive entre les cinq phases affectives. Dans la première phase (schéma A) nous constatons un gel perceptif et un déni de consultation (ou au contraire une consultation obsessionnelle) du corps. Puis dans le schéma B, nous voyons une barrière perceptive et aucune consultation de la surface sensorielle. Le schéma C montre un filtrage perceptif par une consultation « sauvage » du corps. Le schéma D met en évidence un envahissement perceptif avec une consultation du corps imposée par des manifestations non contrôlées : on reconnaîtra facilement la phase émotionnelle et ses charges irrépressibles.

Le dernier schéma du deuxième tableau (schéma E) laisse voir un entrelacement perceptif entre les surfaces réflexive et sensorielle, entrelacement dû à la convocation, à l’émergence du Sensible. Dans cette phase émue, les personnes interviewées constatent l’accès possible à des phénomènes internes réputés imperçus comme les modifications subtiles du tonus de certains fascias du corps (membranes intra-crâniennes, vaisseaux ou viscères). Dans ce même temps elles ont accès à l’animation propre au mouvement interne. Elles sont aussi capables de déceler les modulations toniques et psychotoniques directement liées à la nature des rapports entre les deux surfaces. Le plus surprenant pour elles, c’est bien cette temporalité « magique » où elles ne quittent pas la lenteur, la douceur interne dans elles, quel que soit le paysage affectif « classique ». Ce processus permet de nouvelles compétences émotionnelles et les possibilités relationnelles qui en découlent. Le témoignage qui suit illustre mes propos : « J’ai beaucoup plus de nuances dans ma capacité relationnelle à mes émotions. Après l’extra quotidien, j’ai accès facilement à mes émotions, je peux les vivre et pas les censurer (…). D’être émue par ça m’apprend que l’on n’a pas besoin de chercher loin pour être ému. Il y a dans moi une confiance absolue dans ce qui se passe, un plan qui subit l’état émotionnel et un plan qui, en relation avec l’état, ne le subit pas. » Nous avons relevé que les manifestations subtiles liées à la préparation « invisible » des émotions dans le corps ou à l’installation de certains sentiments se trouvent modifiées quand la personne est en lien avec l’animation interne propre à la dimension Sensible.

Nous le voyons, les personnes constatent une valeur formative de la phase émue. En effet, dans les trois moments qui caractérisent tout phénomène émotionnel que nous rappelons ici : le déclenchement, le commentaire et l’amortissement, les personnes qui pratiquent la SPP témoignent de nouvelles capacités sous formes de compétences auto-régulatrices sur chacune de ces phases.

Troisième visée : colonne droite

Je propose de nous concentrer sur l’évolution de la nature d’implication corporelle au fil des cinq phases que vous connaissez maintenant. La phase alexithymique montre une ambivalence corporelle (cela sera explicité plus loin) avec une absence de lien logique entre les deux surfaces. Une conséquence de cette perturbation des rapports entre les deux surfaces est un silence des émotions dû à l’incapacité d’exprimer et de partager la vie affective. La phase intellectuelle réflexive se caractérise par un isolement corporel et une absence de reliance entre la vie sensorielle et la vie réflexive. La rumeur corporelle spécifie la nature d’implication corporelle de la phase touchée : le corps participe de façon cachée à la vie réflexive. Dans la phase émotionnelle le corps s’impose : rappelons qu’ici les réactions corporelles sont perçues et peu contrôlables et que celles-ci entraînent une modification du flux réflexif en cours.

Arrêtons-nous sur la dernière phase : la phase émue. Par une convocation à la vie interne, la personne est mise en rapport avec une force de révélation du vivant. La surface sensorielle fait l’objet d’une intégration consciente et éduquée (grâce aux outils proposés par la SPP). Cet apport perceptif amène la personne à laisser résonner son mode réflexif au diapason de la sensibilité interne de son corps mais aussi à être informée de l’impact de sa manière de penser sur la dynamique interne corporelle et « matièrée » (propre à l’animation sensorielle). Dès lors un équilibre somato-psychique peut naître et de nouvelles conduites socio-affectives apparaissent. Portée par un sentiment d’existence bien particulier, une nouvelle posture d’implication dévoile au passage un « observateur » intérieur. Dans un chiasme entre proximité et distance, le rapport à l’affectivité devient bien différent. Comme en témoigne cette personne : « La source de ce sentiment, c’était le rapport spécial à la vie qui le crée (…). Je pourrais dire que ce regard de l’observateur a donné à ma pensée une plasticité ».

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Quatrième visée : colonnes gauche et droite - sentiment identitaire et tendances cognitivo-comportementales

J’invite maintenant le lecteur à balayer son regard sur la colonne de gauche puis sur la colonne de droite. Un espace n’a pas encore été exploré : c’est la partie haute qui concerne dans la première colonne : le sentiment identitaire et dans la colonne de droite : les tendances cognitivo-comportementales. Dans ce paragraphe nous prendrons connaissance de l’impact de la médiation corporelle (employée en SPP) sur la sphère relationnelle. Nous verrons des compétences attentionnelles, perceptives, réflexives et dialogiques qui évoluent au fur et à mesure des phases alexithymique, intellectuelle réflexive, touchée, émotionnelle et émue.

Phase alexithymique

Très peu connu, le concept de l’alexithymie a été inventé par le psychologue grec Sifnos dans les années 1970. Etymologiquement, le mot grec, a-lexis-thymie, désigne l’incapacité de trouver les mots pour nommer ses états, ses émotions ou ses sentiments. Dans la phase alexithymique, la personne se protège contre le vécu et/ou le ressenti de certains événements. Dans ce contexte, les inter-actions humaines sont difficiles car considérablement appauvries. Le mode communicationnel de la personne alexithymique est caractérisé par un silence des émotions. Ce style affectif s’installe à partir d’une ambiguïté perceptive. Dans la personne séjourne une contradiction entre les deux surfaces et l’ébranlement du sens qui en découle. Chaque surface reste isolée dans son monde plus ou moins chaotique.

Dans des proportions hors d’un contexte « dit  pathologique », il nous arrive de vivre des expériences et de nous sentir incapables de les nommer et de les partager, car nous ne trouvons pas les mots pour le dire. La difficulté est ici de nature intra-personnelle. Mais il nous arrive de taire ce qui se vit ou a été vécu, pour d’autres raisons : la peur d’être jugé, la honte face à l’étrangeté de notre expérience, sa singularité face aux normes sociales, au terrain d’accueil inadapté selon nous (rapport à l’autorité, à la nouveauté, à l’exclusion, etc…). Cette deuxième difficulté devient inter-personnelle. Ces deux gênes s’entrelacent souvent en s’alimentant réciproquement. Les événements très signifiants pour notre vie demandent toujours un accordage entre les deux surfaces. Pourtant, dans ces situations, on observe parfois une barrière entre ce que notre corps ressent et ce que notre esprit cache au monde mais aussi, entre ce que notre esprit veut communiquer et ce que notre corps « verrouille » dans une inhibition perceptive. Il est facile d’imaginer la pauvreté d’une communication inter-personnelle ainsi que la détresse relationnelle qui en découle. Dans ce processus il est courant de voir un isolement social, suite à une pression excessive « encoquillée » à l’intérieur de chacune des surfaces sensorielle et réflexive. 

On l’aura compris, déverser ses émotions peut nuire, mais les taire peut être tout aussi dommageable pour l’identité de la personne, son rapport d’altérité et sa capacité à entrer en réciprocité avec le monde.

La phase intellectuelle réflexive

Cette identité affective est caractérisée par un monde d’idées froides car privées de toute sensation issue du corps, un monde glacial sans poésie, disait le psychologue américain William James. Nous vivons cette tendance affective lorsque, « n’étant que dans notre tête », nous sommes coupés de toute autre source de vécu. Dans ce contexte, le sentiment identitaire et les tendances cognitivo-comportementales tendent à se fonder sur les pensées, les représentations issues essentiellement de nos valeurs psycho-sociales ou communautaires. L’affectivité est enfermée dans un assujettissement intellectuel. Loin de dénigrer l’activité intellectuelle, essentielle pour l’homme, cette figure pointe son appauvrissement probable lorsqu'isolée de toute affectivité et, par conséquent, de toute possibilité d’altération.

La phase touchée

En référence aux découvertes de Damasio, notamment celle des marqueurs somatiques, cette troisième figure montre un corps participant silencieusement à notre vie cognitive et réflexive. Ce cas peut être illustré par ces situations on l’on dirait volontiers face à un choix à faire : « je ne le sens pas » sans pour autant que notre raison puisse clairement présenter des arguments. Ici, la surface sensorielle nous a envoyé des signaux sous la forme de variations subtiles du tonus musculaire, vasculaire ou viscéral, établissant ainsi en nous un climat particulier qui, lors de prises de décision, fait pencher la balance plutôt d’un côté. L’émotion corporelle s’est introduite comme une rumeur dans le champ réflexif. Dans ce rapport au corps involontaire, un ressentiment flou agit sur la scène de nos valeurs, ou codes comportementaux. Dans ce contexte, le mode relationnel est encore sous la « garde » réflexive ou de nos représentations, mais le corps y trouve une participation relative grâce à de discrets messages organiques.

La phase émotionnelle

Cette quatrième figure, caractérisée par l’effraction de la barrière relationnelle entre le cerveau et le corps initie une ouverture des rapports par deux types de mouvement. Le premier est une mobilité forcée, c’est-à-dire que les données physiologiques viennent percuter cette barrière entraînant une impossibilité de se cacher à soi-même l’émoi envahissant le corps. La personne est convoquée à prendre conscience du trouble par des manifestations neurovégétatives venant créer une rupture dans le flux réflexif en cours : une conversion subite de l’attention sous forme de focalisation (centrée sur l’objet de son émoi), ou d’occlusion de la vie réflexive (incapacité de raisonner). Un envahissement perceptif, pouvant aller jusqu’au vacarme perceptif dû aux réactions corporelles puissantes et peu contrôlables va fortement colorer le sentiment identitaire identifié à l’émotion. Les tendances cognitivo-comportementales sont, elles aussi, sous le contrôle de l’émotion. Prenez l’exemple d’une grande peur ou du coup de foudre amoureux pour vous représenter le processus dont il est question ici. Nous le voyons, la phase émotionnelle ne peut se soustraire de l’influence de l’environnement extérieur, elle est, par conséquent, contagieuse.

La phase émue

La philosophie, celle du Sensible invite à réduire toute distance entre l’objet et le sujet, entre le corps pensant et la pensée corporée, entre perception et pensée. La pensée est perception ; la pensée habite l’émotion, l’âme de l’émotion nourrit la pensée. (Bois, 2006)

La dernière figure présente un paysage affectif et un style d’altération tout à fait différent : c’est l’état d’Homme ému. Nous observons une mobilité fluide du rapport entre les deux surfaces. Nous atteignons un nouvel équilibre, non contrôlé (non volontaire), dans un échange entre les deux surfaces. Ce processus amène un renversement des valeurs. Une forme d’intra-réciprocité affective s’exerce sur les deux surfaces. Ce témoignage est éloquent : « Mon corps pense car il me renvoie des informations d’où émerge du sens non-réfléchi et ma pensée s’émeut et s’anime par un mouvement ressenti dans ma tête ». En effet, de façon surprenante, les participants à ma recherche témoignent d’une pensée pouvant être touchée de la même façon que le corps. Il y a là un enrichissement fondamental grâce à un entrelacement perceptif et inédit entre les deux surfaces. Par la convocation du rapport à la vie interne, le corps devient une surface « réflexive » sensible et le cerveau, une matière ressentie « pensante ». Un témoignage nous éclaire à propos de cette animation interne : « Je ressens le mouvement qui est dans mon coeur, mais c’est aussi partout dans mon corps. J’ai des manifestations dans le crâne et après ça descend. Je sens que mon crâne s’élargit (…), cela donne une sensation de vie, partout. »

Dans cette articulation, on trouve de nouvelles possibilités relationnelles grâce à un entrelacement perceptif associé à une convocation du rapport à la vie subjective interne. « C’est quand je suis dans mon être, dans mon corps, dans mon psychisme, dans ma compréhension… je suis, sans distance, et c’est cela qui est touchant » ou encore : « (…) À un moment, je lâche ce contrôle et le mouvement pénètre le psychisme ». Nous touchons ici la dimension émouvante du Sensible qui est « une nouvelle façon de penser (…) et qui me donne un sentiment d’existence unique » nous dit encore cette personne.

Dans ce contexte Sensible, le sentiment identitaire repose sur un goût de soi, un goût de la vie en soi en tant que principe d’existence. Cette fondation subtile donne accès à des pensées non-réfléchies, plus autonomes par rapport aux valeurs socio-culturelles et à nos représentations issues de nos parcours autobiographiques. L’Homme ému est donc cette personne dont l’équilibre humain et social repose sur la capacité à converser avec le monde à partir de l’entrelacement des deux surfaces. Il négocie sa vie relationnelle et sociale avec l’appui de sa subjectivité interne. Il ne s’écarte pas de la vie sociale, mais construit un équilibre dialogique entre ses appels et besoins intérieurs et les contraintes ou invitations du monde dans lequel il évolue. Les actes posés dans la vie quotidienne peuvent se faire en résonance Sensible et perceptivo-réflexive. C’est ce qu’exprime cette personne interviewée : « Je ne peux pas dire : tiens un jour je suis dans une émotion, un jour je suis dans une émotion du sensible, tout s’entrelace aujourd’hui, dans mon vécu. Cette émotion-là, c’est une espèce d’inter-réciprocité de ce que je peux verbaliser avec ce que je vis. Là, je sens une justesse psycho-perceptive !»

Les tendances cognitivo-comportementales mutent radicalement. J’ai à l’esprit la disparition de plaintes d’agoraphobie d’une patiente dès qu’elle se stabilise dans la phase émue. La richesse perceptive de cette phase émue initie des conditions de communication inédites : « Ça prend mon corps et c’est plus grand que mon corps. (…) J’ai l’impression qu’il existe un tissu, qu’il existe un tissu sensible relationnel.»
La praxis du Sensible fonde un style d’altération intra et inter personnelle à « bas régime » (très, très discret !) en convoquant la complicité de la « Vie » elle-même. Quand s’installe une porosité Sensible et émouvante entre soi et soi, soi et l’autre, soi et le groupe, surgit un présent relationnel qui déplace les habitudes affectives (sans les exclure) en fondant les inter-actions en deçà de toute convention de signe émotionnel ! La sémiotique de l’Homme ému se présente alors comme une promesse inattendue, celle de tous les possibles communicationnels, même en situation de conflit.

Conclusion

S’il y avait deux manières d’aborder le thème de l'identité-altérité-réciprocité, la première pourrait s’ancrer dans une volonté de former une réalité comme un objet que l’on peut étudier, circonscrire et facilement objectiver. Cette façon de considérer les pratiques relationnelles et sociales chercherait à les extraire de toute scorie de subjectivité. La deuxième serait différente, elle engendrerait le devoir de responsabilisation du sujet en reliance en le libérant de l’illusion qui lui faisait imaginer que le relationnel est un monde objectif. L’affectivité en général ne rassemble-t-elle pas ces deux polarités plutôt que de les opposer ? Le philosophe A. Comte-Sponville propose que nous ayons « l’âme comme notre façon singulière d’habiter le monde (subjectif) et l’esprit comme façon d’habiter le vrai en nous libérant de nous-même (objectif) » (cité par André, C. 2009, p.31). Mais où est le corps ?, l’âme ?, l’esprit ? Où est l’humain ? Où est l’homme social ?

La question des états du corps dans la compréhension des états de l’âme ne date pas d’hier. Mon vécu de la praxis  issue du paradigme du Sensible en lien avec la proposition pratique de la psychosociologie « rimouskoise » m’invite à penser que nous avons à notre disposition une voie mixte qui appréhende ontologiquement, charnellement et socialement l’univers de la subjectivité et de l’objectivité présidant à toute relation humaine et sociale. Un thérapeute et grand penseur spirituel  pragmatique, prône une vision de l’homme à partir de sa double origine : substance de l’univers et origine terrestre. K.Graf Durkheim enfonce le clou : « C’est à cette réalité qu’il faut croire et on doit la servir. (Dürkheim, 1996, p.41). Je reconnais que les expressions « double origine », « substance de l’univers » et « terrestre » résonnent en moi dans une tonalité d’espoir, de confiance et d’ouverture positive à l’évolution de l’homme, mais ne me comblent pas. J’aspire à plus encore dans un mouvement vers le futur. Je complète cette vision par la formule suivante : « L’homme et son triple a-de-venir : être Sensible, humain et social ». C’est à ce réel que je crois et que je veux servir !

Nous voici au terme d’un trajet qui a défini une sorte de portrait, celui de l’Homme ému. Cette « sous-personnalité » de l’homme Sensible ouvre des perspectives prometteuses pour une affectivité renouvelée. Une compréhension ancrée dans l’analyse d’expériences dévoilées par plusieurs personnes émues dans leur chair animée d’un principe du vivant apporte de la visibilité à un monde privé, invisible et silencieux. À travers des schémas commentés, nous avons tenté de comprendre le mouvement des rapports au corps et à l’esprit et son impact sur des tendances cognitivo-comportementales et socio-affectives. Les exemples tirés de nos recherches ont illustré différents enrichissements – voire même quelques métamorphoses vécues – dans le pilotage de nos pratiques relationnelles personnelles et professionnelles.

Avec une fécondité étonnante, la praxis du Sensible dépasse une dialectique souvent énoncée quand on aborde les émotions et l’affectivité : celle du « ressentir » face au « comprendre », du savoir de l’expérience face au savoir de la connaissance. Le paradigme qui est le nôtre lance un défi pour l’humain : celui de s’accorder à une intériorité affectée par une implication non chargée émotionnellement, non-impliquée intellectuellement et qui pourtant altère la personne et le groupe dans ces deux dimensions. Cette intériorité agissante peut garder sa puissance, sa promesse dans l’extériorité lorsqu’elle reste « actuante », comme dirait Danis Bois, c’est-à-dire quand elle est en lien avec la force interne en soi, chez l’autre, entre soi et l’autre, entre soi, l’autre et un environnement Sensible plus large. Nous pourrions parler ici d’un « Nous sensible et ému ». Cette sensibilité nouvelle agit très favorablement, nous l’avons vu, sur la « chronométrie affective » (la durée et l’intensité des réactions émotionnelles) d’une personne, d’une personne face à une autre, des personnes au sein d’un groupe.

Cette « méta-sensibilité affective » n’est pas l’hyper sensibilité émotionnelle qui entraîne les deux comportements que l’on connaît : celui de renoncer ou celui de se suradapter. Les praticiens et formateurs en SPP et en pratiques sociales de l’UQAR présents à ce colloque ont fait l’expérience du gain de qualité obtenu quand la nature d’émotion d’une personne et d’un groupe prend sa source dans son « milieu Sensible ». Ils ont vu que, depuis cette fondation, le sujet ne vit ni le renoncement, ni l’obligation de se suradapter à des instances internes ou extérieures. Par exemple, le réel relationnel convoqué dans un groupe lors d’une introspection sensorielle (forme d’intériorisation spécifique de la SPP) installe un climat d’altération qui ouvre des espaces de communication peu ordinaires, sans être extatiques pour autant. L’affectivité du Sensible est sobre ! Elle est une « vivance émotionnelle », un « bas régime » affectif, le plus bas que j’ai pu vivre. De ce « presque rien affectif » émergent des intensités délicates, précieuses et finalement fondatrices dans l’art relationnel.

 

 

 

 

Jean Humpich

Informations de publication: 
Identité, altérité et réciprocité - Tome 1. Dir. Bois, Gauthier, Humpich, Rugira. Ed. Ibuntu

Sources: 

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