Autour de la relation soignant-patient dans le cas de maladie grave - Une réflexion centrée sur le soignant

Georges Chicotot
Auteur(s) :

Mathilde Gros - Médecin généraliste, fasciathérapeute

Le rapport au corps sensible une ressource dans la relation d'aide au patient atteint de maladie grâve.

Mon projet professionnel initial était de devenir 'médecin - thérapeute manuel' : je trouvais ça beau de soigner avec ses mains. Après avoir découvert la fasciathérapie en tant que patiente au cours de ma première année de médecine, il est devenu évident pour moi que c'était cette méthode que je voulais pratiquer. L'envie de me former était telle que j'ai débuté la formation sans plus attendre. C'est ainsi que j'ai obtenu mon diplôme de fasciathérapeute en 2005, et terminé mon internat de médecine générale en 2007. Depuis, j'exerce en tant que généraliste en libéral en utilisant, selon ce qui semble opportun pour mon patient, tantôt les thérapeutiques 'classiques' dont dispose tout généraliste, tantôt les outils spécifiques de la fasciathérapie (thérapie manuelle, gestuelle, introspection et entretien verbal à médiation corporelle).

La relation au patient atteint de maladie grave a occupé une place importante dans ma formation médicale initiale, tant sur le plan pratique (j'ai effectué six mois d'internat dans une unité de soins palliatifs), que sur le plan théorique (j'ai consacré ma thèse d'exercice à l'enseignement de l'annonce de maladie grave dans la formation médicale). Cette relation si particulière continue de m'interpeller, et est actuellement le thème de ma recherche dans le cadre d'un mestrado de psychopédagogie perceptive. Au sein de cette interaction entre deux individus, l'individu-soignant et l'individu-patient, je m'intéresse plus spécialement au soignant : cela est dû à un goût personnel, mais répond également au choix d'une démarche heuristique.

Les mécanismes de défense du soignant : une réponse à sa propre souffrance

Lorsque le soignant entre en relation avec un patient atteint de maladie grave, un étrange mécanisme se met fréquemment en route, appe- lé 'mécanisme de défense'. Ces mécanismes psychiques, bien souvent instinctifs et inconscients, se mettent en place lors de « toute situation d'angoisse, d'impuissance, de malaise, d'incapacité à répondre à ses propres espérances ou à l'attente d'autrui », et permettent au soignant de se préser- ver « d'une réalité vécue comme intolérable parce que trop douloureuse » (Ruszniewski, 1999).

Nous allons décrire brièvement ces différents mécanismes, étudiés finement par Martine Ruszniewski, qui permettent au soignant de gérer ses propres angoisses et de s'adapter petit à petit à une situation difficile.

Le mensonge, mécanisme le plus massif et le plus radical, peut être utilisé lors d'une an- nonce de diagnostic par des médecins pour les- quels la maladie en question et la mort sont si étroitement liées qu'ils ont l'impression que la révélation du diagnostic ne peut que précipiter l'échéance. En travestissant la réalité, ce mécanisme d'urgence permet au soignant de différer la vérité, source d'angoisse intense, mais empêche tout échange avec le patient et surtout empêche ce dernier d'élaborer ses propres défenses.

La banalisation est un mécanisme de distanciation dans lequel le soignant reconnaît une vérité 'tronquée' : il axe alors ses soins sur les symptômes physiques et concrets de la maladie, négligeant le malade dans sa globalité. Celui-ci se retrouve donc enfermé dans un souffrance psy- chique non reconnue.

L'esquive correspond à l'attitude d'un soignant au contraire bien conscient de la souf- france psychique de son patient mais se sentant incapable d'y faire face : il élude alors le sujet lorsque celui-ci se présente au cours de l'entre- tien, en déviant le dialogue vers des sujets plus superficiels. Ce comportement créé un déphasage entre les deux protagonistes, et le patient se re- trouve désemparé, ne pouvant exprimer ses craintes face à un mur de surdité. Si le patient se montre plus insistant, s'inquiétant ouvertement d'une dégradation physique par exemple, le soi- gnant peut alors utiliser la fausse réassurance afin de conserver ce déphasage et de maintenir le patient dans l'ignorance partielle de son état, tout en entretenant un espoir artificiel. Même s'il sait que cette attitude ne pourra pas durer bien longtemps, le soignant conserve temporairement une emprise sur son savoir.

Le savoir médical peut a contrario être dévoilé, mais de façon à ce que le patient ne puisse se l'approprier, par le mécanisme de rationalisation. Celui-ci permet au soignant d'éviter de s'engager dans le domaine émotionnel du patient en se retranchant derrière un vocabulaire médical spécialisé, incompréhensible pour le patient : ce dernier perçoit alors sa maladie comme d'autant plus menaçante, sans phase d'intégration possible, ce qui augmente son angoisse. Ce méca- nisme est souvent utilisé lors d'étapes clés très anxiogènes pour le soignant telles qu'une an- nonce de diagnostic, de métastases¼ Lorsque l'angoisse est plus quotidienne, auprès de pa- tients en souffrance hospitalisés, un mécanisme tel que l'évitement permet de surseoir à tout échange, en réduisant le patient à un objet de soins, voir à un dossier médical, niant jusqu'à sa présence physique. Quand le soignant est con- traint à un minium d'échange avec son patient, la dérision offre un autre type de refuge : le patient y est réduit au silence dans une souffrance non reconnue, banalisée voire tournée en ridicule.

La fuite en avant correspond à la façon dont un médecin peut dire la vérité abruptement à son patient, comme s'il se débarrassait d'un fardeau trop lourd pour lui. Cette façon de faire, donnant une réponse directe à la question du pa- tient, ne répond en fait ni à sa demande, ni à ses besoins, ni à son rythme singulier, et peut être très destructrice, annihilant toute forme d'espoir.

L'identification projective, à l'opposé des autres mécanismes de défenses qui visent à ins- taurer une distance entre la souffrance du soi- gnant et celle du patient, est une tentative de dissoudre cette distance par la prise en charge globale de la souffrance du patient, réalisant une forme de symbiose avec ce dernier. Cette identification à l'autre va en fait instaurer une relation où le soignant est en position d'autorité affective, ne permettant pas au patient d'exprimer ses propres angoisses.

Au final, la mise en route de ces mécanismes chez le soignant aboutit à une situation tout à fait paradoxale pour le patient : la rencontre avec le soignant, professionnel du soin censé lui apporter un soulagement, est en elle- même génératrice de souffrance, laquelle vient se surajouter à celle déjà existante du fait de la maladie.

La souffrance du soignant des origines multifactorielles

Comme nous l'avons vu plus haut, ces mécanismes de défense se mettent en placent lorsque le soignant est confronté à une réalité qui le fait 'souffrir'. Le chapitre ci-dessus pourrait se résumer ainsi : moi, soignant, je souffre, et par mon comportement je fais souffrir mon patient, qui souffre déjà (ce qui, soit dit en passant, me fait d'autant plus souffrir¼). Bienvenue dans un cercle vicieux.

L'origine de la souffrance du soignant est importante à déterminer si l'on souhaite intervenir et proposer des solutions. C'est l'objet du chapitre ci-dessous.

Pour nous aider à avoir une vue d'ensemble et ne négliger aucune piste, nous allons proposer une petite définition du soignant.

Petite définition du soignant : Le soignant pourrait être défini comme un être humain, qui, poussé par une aspiration fonda- mentale (soulager autrui, prendre soin de, lutter contre la maladie, guérir !), a choisi de suivre une formation professionnelle dans le domaine de la santé. Il exerce ensuite sa profession au sein d'un système de soin qui a un mode de fonctionne- ment propre ; ce système s'inscrivant par ailleurs au cœur d'une société présentant elle-même des particularités (historiques, politiques, cultu- relles...).

Le soignant est avant tout un être humain. En tant que tel, la confrontation à la maladie grave et à la mort est loin d'être anodine, pou-vant réveiller ou provoquer des peurs, des souffrances et des blessures qui font partie de notre histoire singulière d'être humain. Ces peurs forment autant d'obstacles à une communication sereine avec le patient, mais ne sont pas facilement reconnues ou évoquées, par les étudiants notamment (Dosanjh, 2001).

C'est également en raison d'une capacité d'empathie 'classique', commune à tous les êtres humains, que le soignant va prendre part à la détresse de son patient, et ressentir ainsi une émo- tion qui sera en partie le reflet de celle du patient. Cette peur de l'envahissement émotionnel est bien reconnue par les médecins (Jutard, 2001 ; Perrain & Duponchel, 2006), mais il ne faudrait pas voir là l'expression d'une difficulté liée à la seule histoire personnelle des soignants. En effet, cette peur de souffrir est aussi liée à la formation qu'ils ont reçue. On pourrait penser que l'un des objectifs principaux de la for- mation des soignants est de permettre à ceux-ci de se sentir plus 'à l'aise' face à un patient atteint de maladie grave. Comment, en effet, prendre soin de quelqu'un si l'on a plutôt envie de partir en courant ? Cependant, tout n'est pas si simple, et la formation professionnelle a en réalité des 'effets secondaires' plutôt surprenants sur le soignant. Robert Buckman (2007), oncologue et en- seignant canadien, a décrit comment cette forma- tion contribue à générer chez le soignant un certain nombre de peurs, elles-mêmes à l'origine d'un sentiment de malaise et d'inconfort dans sa relation avec les patients atteints de maladie grave.

Au cours de son parcours de formation, le futur soignant se voit en effet conseillé de garder la tête froide, de laisser ses émotions 'au vestiaire', et de maintenir ses connaissances scienti- fiques au meilleur niveau dans la prise en charge de son patient : il en vient ainsi naturellement à penser (à tort) que « le médecin donne au malade un soutien qui se distingue radicalement de celui qui s'exprime dans la vie non professionnelle, et qu'il doit toujours savoir quoi dire » (Buckman, 2007). Cette peur d'exprimer ses sentiments va pourtant nuire à la communication médecin- patient, au sein de laquelle savoir faire preuve d'un degré normal de compassion s'avère extrêmement bénéfique.

La prévention et le traitement de la douleur fait largement partie de la formation du médecin, qui anticipe spontanément toute interven- tion douloureuse en anesthésiant son patient. Dans le cas d'une annonce de maladie grave, il sait non seulement que cette nouvelle va être douloureuse à entendre, mais aussi qu'il n'y a pas de possibilité d'anesthésie de la souffrance psy- chique à venir : la peur de faire mal est donc bien présente chez le soignant avant l'annonce.

Par ailleurs, l'approche thérapeutique enseignée est souvent basée sur des protocoles, des guides de bonne pratique : le médecin fait ce qu'il a appris à faire, il ne lui viendrait pas à l'idée de se lancer dans un acte dont il ne maitrise ni le déroulement, ni les conséquences. Or, la communication médecin - malade et l'acte d'annoncer une maladie grave occupe une place très variable, souvent mineure, au sein du cursus de formation en France (L'Eplattenier, 2007), et le médecin se retrouve ainsi contraint de réaliser un acte sans avoir de repères. De plus, il sait qu'il va être con- fronté à une réaction émotionnelle intense chez son patient, réaction qu'il n'a pas non plus appris à gérer. A la peur de mal faire s'ajoute la peur de provoquer une réaction qu'il ne saura pas gérer, bref tout ce que sa formation lui a soigneusement appris à éviter.

Enfin, la formation étant essentiellement axée sur le curatif, cela entretient l'illusion pour le soignant d'une médecine toute puissante. Non seulement le soignant souffre « de ne pas avoir appris à ne pas guérir » (Daneault, 2006), mais une conséquence indirecte de cette illusion est que le médecin a peur des reproches qu'on pour- rait lui adresser. En effet, dans ce contexte de toute puissance médicale, comment expliquer la survenue d'une maladie grave, qui plus est à un stade incurable, autrement que par le fait que quelqu'un, quelque part dans le parcours de soin, a commis une erreur ?

Poursuivons notre exploration, guidés par notre définition du soignant. Nous en arrivons au système de soin au sein duquel le soignant travaille. Se pourrait-il que ce système génère lui aussi des souffrances chez le soignant confronté au patient atteint de maladie grave ?

En 2001, une recherche qualitative a été menée au Québec (Daneault, 2006), afin de mieux comprendre les liens entre la souffrance des patients atteints de cancer et le système de soin québécois. A la lecture des résultats de cette recherche, nous avons la confirmation de ce que nous pressentons, à savoir qu'une partie de la souffrance des patients est belle et bien issue de leur interaction avec les soignants et le système de soin. Mais nous constatons également que le fonctionnement du système de soins est aussi à l'origine de souffrances importantes chez le soignant lui-même. Ces résultats, qui valent pour le système québécois, semblent également être valables pour le système de soin français actuel.

Les soignants évoquent facilement leur surcharge de travail comme cause de souffrance. En effet, le fait de ne pouvoir répondre à la demande des patients, du fait d'un manque d'effectif notamment, entraine chez les soignants de la frustration, de la culpabilité, voire un sentiment d'impuissance.

Mais ce visage du soignant « surchargé et essoufflé » n'est qu'une facette de la problématique. En effet, à côté de cet aspect quantitatif, se profile des difficultés d'ordre plus qualitatif, à l'origine d'un soignant « écartelé et piégé ». Confronté au système de soin dans lequel il travaille, le soignant se sent en contradiction avec son projet initial, son aspiration fondamentale. En effet, ceux qui « ont choisi de devenir soignants parce qu'ils se sentaient interpellés par la souffrance des personnes malades et vulnérables finissent plutôt par croire qu'ils travaillent dans une 'fabrique de petits pois' [qui] valorise une approche axée sur la productivité et l'efficacité » (Daneault, 2006). La contradiction vécue par les soignants se situe en fait à deux niveaux : non seulement les soignants souffrent d'un décalage entre leurs aspirations personnelles et la réalité du terrain, mais ils se sentent également piégés par une « contradiction systémique entre le discours sur l'humanisation des services et l'absence de moyens pour y accé- der » (Daneault, 2006). Le fonctionnement d'un tel système, au sein duquel plus l'aspiration ini- tiale du soignant est grande plus sa souffrance sur le terrain est grande, a pour conséquence de favoriser l'exclusion des soignants les plus sen- sibles à la souffrance d'autrui.

Le soignant œuvre également au sein d'une société qui met à l'honneur la santé et la jeunesse, qui vit dans l'illusion d'une science médicale toute puissante permettant de repousser toujours plus loin les limites humaines, et au sein de laquelle la mort reste encore tabou, étrangère, effrayante (Buckman, 2007 ; Daneault, 2006). De telles conditions socioculturelles ne peuvent que favoriser chez le soignant le sentiment d'être chargé par le patient ou sa famille d'une 'mission impossible' : celle de repousser toute souffrance, et jusqu'à la mort elle-même.

Enfin, ce panorama des sources de souffrance du soignant ne saurait être complet sans évoquer son principal interlocuteur : le patient. Ce dernier met lui aussi en œuvre des mécanismes de défenses variés au cours de sa vie avec la ma- ladie. S'il formule a posteriori ses demandes de façon simple, attendant du soignant qu'il prenne « le temps de s'asseoir, de discuter, et ce, sans masquer la gravité de la situation » (Daneault, 2006), nous savons que leurs besoins sont en réalité extrêmement complexes et hétérogènes (Daneault, 2006; Buckman, 2007; Ruszniewski, 1999). Les soignants pressentent bien qu'ils n'arrivent pas à répondre à toutes ces demandes, parfois irrationnelles ou paradoxales, qui partici- pent à leur sentiment d'être écartelé.

...des pistes d'intervention multiples

Si les chapitres ci-dessus mettent en relief la complexité et la difficulté de la posture de soignant face à un patient atteint de maladie grave, ils permettent aussi de souligner à quel point il est important d'apporter des solutions à ces difficultés et de prendre soin du soignant.

Le rapide survol que nous venons de faire permet de reconnaître que la souffrance du soignant n'est pas systématiquement la marque d'une seule fragilité individuelle, en réponse à laquelle seul un travail sur soi serait à proposer. Cette souffrance possède aussi « des dimensions institutionnelles, culturelles, sociales, écono- miques et politiques [qui] se doivent d'être prises en compte dans la recherche de solutions » (Daneault, 2006). Partant de là, les diffé- rentes pistes d'intervention proposées sont facile- ment compréhensibles.

S. Daneault propose d'intervenir au niveau de l'organisation du système de soin. D'une part, des modifications du contexte de travail viseraient à diminuer la souffrance du soignant, en diminuant la surcharge de travail notamment. D'autre part, la création de lieux, à l'intérieur des établissements de santé, au sein desquels les soignants pourraient exprimer la part 'non soulagée' de leur souffrance, permettrait une recon- naissance de cette souffrance par le système lui- même.

La participation à des groupes de parole animés par un psychologue est une solution in- contournable pour Martine Rusniewski. C'est dans cet espace-temps privilégié, offrant un cadre sé- curisant, que le soignant pourra revenir sur ses souffrances, apprivoiser ses mécanismes de dé- fense, afin que ceux-ci s'assouplissent progressi- vement et soient moins massifs dans sa ren- contre avec le patient.

Par ailleurs, le médecin devrait également bénéficier d'une formation médicale appro- fondie dans le domaine des soins palliatifs, de l'accompagnement, de la relation médecin- malade et de l'annonce de mauvaise nouvelle (Buckman, 2007 ; Gros, 2009 ; Jutard, 2001 ; L'Eplattenier, 2007). Les formations à l'annonce de maladie grave sont proposées dans la forma- tion initiale ou continue. Certaines utilisent des jeux de rôle, permettant de simuler une rencontre avec un patient, d'autres une approche plus théorique. La plupart de ces enseignements se basent sur un protocole d'annonce permettant au soi- gnant de réaliser une annonce centrée sur le patient, c'est-à-dire s'adaptant à son rythme et à ses besoins. L'accent y est fortement mis sur la dimension verbale de l'interaction, telle qu'apprendre à formuler une question ouverte, une réponse empathique. (Gros, 2009).

Et la relation au Sensible dans tout ça ?

Les différentes approches ci-dessus, complémentaires, laissent pourtant certaines questions sans réponse. Ou plutôt, laissent le soignant sans certains outils de gestion dans le temps de la rencontre. En effet, si je sais comment formuler une relance empathique pour accompagner mon patient quand il s'effondre devant moi, comment puis-je faire pour m'accompagner moi quand je sens que je m'effondre devant mon patient ? Bien sûr, le groupe de parole sera un lieu où je pourrai revenir sur cette difficulté, mais j'aimerais avoir des outils, là, maintenant, tout de suite ! Parce que je ne veux pas m'effondrer, parce que je veux être là pour mon patient.

La chronologie particulière de ma double formation m'a amenée à être fasciathérapeute avant d'être médecin diplômé. Si cette situation n'était pas toujours confortable, elle m'a cepen- dant offert un terrain d'apprentissage riche et inhabituel.

En tant qu'interne puis externe, j'ai pu faire l'expérience de la détresse, du sentiment d'impuissance qui peut submerger le soignant face à un patient en souffrance. Ces difficultés, qui pouvait être quotidiennes dans certains services, n'était pas abordées par les médecins qui nous encadraient, ceux-ci axant plutôt leur enseignement sur les aspects techniques ou sur des connaissances de physiopathologie ou de thérapeutique. Les quelques conseils relationnels entendus en cours ('trouver la bonne distance', 'gérer son degré d'implication'), apportaient plus de questionnements que de solutions pratiques. Pour gérer ces situations, nous devions donc nous débrouiller, seuls face à nous-mêmes et à notre patient. Je n'ai aucune idée de la façon dont les autres étudiants ou médecins trouvent leur solution. Je peux seulement décrire comment moi, interne-fasciathérapeute, j'ai trouvé ma solution.

Devenir fasciathérapeute, c'est bien sûr acquérir des 'outils externes', tels que la thérapie manuelle ou gestuelle, pour prendre en charge nos patients. Mais c'est aussi et surtout, tout au long de la formation, entrainer et accorder ses propres 'instruments internes', à commencer par l'attention et la perception (Bois, 2006) et déve- lopper avec sa propre intériorité un « rapport singulier perçu, éprouvé et conscientisé » (Bois & Austry, 2007). Ce nouveau rapport à mon corps et à moi est venu progressivement s'intégrer dans ma pratique d'étudiante en médecine.

Tout d'abord, ce fut dans les situations où je me retrouvais déstabilisée de façon brutale et imprévue, face à un patient violent ou agressif par exemple. Dans ces situations d'urgence, je réagissais en tournant mon attention vers mon intériorité corporelle afin de retrouver la perception de mes contours et de ma globalité. Cette façon de faire était assez systématique (mon intention était toujours dirigée vers la perception de mes contours et de ma globalité), et très efficace : je retrouvais ma stabilité. Ce n'est que des années plus tard que j'ai compris comment, dans le dé- ploiement du rapport au Sensible, globalité et solidité sont intimement mêlées. (Bois, 2007 ; Humpich & Lefloch-Humpich, 2008). Mais une consigne 'cognitive' telle que 'retrouve ta solidité' ne m'aurait été d'aucune utilité, pas plus que le fameux 'trouve la bonne distance' ; alors que me dire 'laisse venir tes contours, ta globalité' (une consigne sensorielle, perceptive) était une voie de passage pertinente pour gagner en solidité.

Plus tard, j'ai travaillé en soins palliatifs. Dans ce type de service, les sources de déstabilisation et de souffrance sont quotidiennes pour le soignant. C'est dans ce contexte que j'ai quitté ma démarche 'corrective' (sortir ma bouée de sauvetage une fois que je chavire), pour explorer une démarche plus anticipatrice. Il s'agissait d'instaurer un rapport à mon intériorité avant d'entrer dans la chambre des patients. Sentir mon épaisseur, percevoir mes contours, mon anima- tion interne, avoir le goût de ma propre présence et me percevoir percevant : lorsque j'arrivais à mettre ça en place, cela m'apportait un calme, une sérénité, une solidité dans ma relation à moi-même et à mon patient. Tout ce travail perceptif se continuait en même temps que l'entretien avec le patient. Selon ce que ce dernier me disait, et les effets que cela avait en moi, je devais réajuster ma posture intérieure, retrouver mes contours, parfois mes appuis, me 'ré-assoir dans moi. Tout cela afin d'être toujours la plus présente possible pour mon patient. Au final, c'était une forme d'auto-accompagnement de moi-même pendant que j'accompagnais mon patient.

L'animation interne perçue est devenue àcertains moments un vrai guide au cours de mes entretiens, pouvant me permettre d'entendre la demande au delà de la question, me guidant dans la gestion des temps de silence, me donnant de précieuses indications pour savoir quand parler, quand me taire, quand relancer¼ Petit à petit, cette posture de point d'appui pour moi, dont j'avais longuement éprouvé l'efficacité, a pu s'élargir et devenir un point d'appui pour moi et pour l'autre : un point d'appui au sein duquel je peux accueillir mon patient, ses questionnements, sa souffrance, ses émotions, ses silences, tout en restant présente et stable.

Certains soignants se durcissent, se blindent face à la souffrance du patient. Dans mon parcours de soignant, je pense que ma relation au Sensible m'a permis de gagner en solidité sans me blinder, au contraire : c'est à travers cette pré- sence à moi-même, intense, incarnée et chaleureuse, que je suis encore plus touchée par ce qui se joue dans l'interaction avec les patients at- teints de maladie grave. Il me semble qu'il y a là une piste de recherche pertinente, au sein de la- quelle le 'prendre soin' s'adresserait au patient, au soignant, et à leur relation.

Mathilde Gros

Sources: 

Bois, D. (2006). Le Moi Renouvelé : introduction à la somato-psychopédagogie. Paris : éditions point d'appui.

Bois, D. (2007). Le corps sensible et la transformation des représentations chez l'adulte - Vers un accompagnement perceptivo- cognitif à médiation du corps sensible. Thèse de doctorat européen, Séville : Uni-

versité de Séville.

Bois, D. & Austry, D. (2007). Vers l'émergence du paradigme du Sensible. Réciprocités (en ligne) n° 1. Nov. 2007, p. 6-22.

Buckman, R. (2007). S'asseoir pour parler. L'art de communiquer de mauvaises nouvelles aux malades. Guide du professionnel de santé. 4ème tirage. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson.

Daneault, S. (2006). Souffrance et médecine. Québec : Presses Universitaires du Québec.

Dosanjh, S., Barnes, J. & Bhandari, M. (2001). Barriers to breaking bad news among medi- cal and surgical residents. Med Educ, 35 : 197-205.

Gros, M. (2009). L'enseignement de l'annonce de maladie grave dans la formation médi- cale : enjeux, état des lieux, impacts. Th. Méd., Lyon I : Lyon-Sud.

Humpich, M. & Lefloch-Humpich, G. (2008). L'émergence du sujet sensible : itinéraire d'une rencontre au cœur de soi. Réciprocités (en ligne) n° 2. Mai 2008, 19-34.

Jutard, C. (2001). Les difficultés de l'annonce d'une maladie grave et incurable : en- quête auprès de 30 médecins généralistes. Th. Méd : Lyon I ; Lyon-Nord.

L'Eplattenier, S. (2007). Formation initiale à l'annonce d'une mauvaise nouvelle : enjeux, état des lieux, perspectives. Th. Méd., Grenoble : Joseph Fourier.

Perrain, A. & Duponchel, P. (2006). Pourquoi les hématologues français ont-ils des difficul- tés à annoncer une mauvaise nouvelle à un patient cancéreux en fin de vie ? Mé- moire de DIU de soins palliatifs et d'ac- compagnement : Tours : faculté de méde-cine.

Ruszniewski, M. (1999). Face à la maladie grave. Patients, familles soignants. Paris : Dunod.

 

 


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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 04 - Concepts du paradigme du Sensible

Ce numéro approndit certains aspects conceptuels et épistémologiques du paradigme du Sensible

Hélène Bourhis et Danis Bois présentent le modèle de l'introspection sensorielle et sa visée d'enrichissement perceptif

Didier Austry et Eve Berger exposent les originalités de la posture épistémologique du praticien-chercheur du Sensible

Deux articles explorent ensuite, pour l'un la place du corps dans la démarche pédagogique du Sensible, l'autre les possibilités offertes par la psychopédagogie perceptive pour l'amélioration de la relation soignant-soigné