La thématique de cette communication demande une certaine conversion des mentalités en place concernant les dimensions de l’altérité et de la réciprocité.
J’aborderai ce sujet en suivant trois mouvements réflexifs : l’altérité sur le mode du Sensible, la réciprocité actuante et la reconstruction identitaire au contact du Sensible. Tout nouvel état corporel lié au Sensible met en lumière l’émergence d’une nouvelle compréhension de la relation à autrui. A travers cette communication, je serai amené à promouvoir l’idée qu’il existe dans l’homme un autrui caché de soi et qu’il convient de pénétrer pour cheminer vers autrui.
L’altérité sur le mode du Sensible
« L’homme est une singularité », nous dit Levinas, mais de quelle singularité s’agit-il ? L’homme ne peut être envisagé comme exemplaire d’une généralité et chaque événement qui le traverse possède un caractère unique. Levinas va plus loin encore quand il place la relation à autrui comme « relation éthique » la plus humaine de l’homme dévoilant le sens de la responsabilité pour autrui comme étant antérieure à l’idée même de la relation. Cette intrigue éthique noue le moi à autrui et assigne irrévocablement le sujet à autrui. Dans cette perspective, la singularité est nature humaine et préside à la relation singulière que l’individu instaure avec autrui. Ici, l’homme est « un être de subjectivité ».
Cependant, sous le regard du Sensible, la question de la singularité demeure. En effet, si aucun homme n’est semblable à autrui, est-il pour autant relié à lui-même, condition sine qua non pour accéder à la singularité qui se donne dans la relation au Sensible ? La dimension du Sensible, telle que je la définis, naît d’un contact direct et conscient avec le corps.
En développant cette idée, je précise que l’homme peut être voué à autrui sans pour autant découvrir sa propre singularité. L’idée proposée par Levinas - « À travers l’autre, c’est lui-même que le sujet recherche » (Levinas, 2008, p.12) - reste d’actualité dans la mesure où la relation à autrui participe à la construction de l’identité de chaque homme et notamment l’identité sociale. Pour autant, rien ne dit que la rencontre avec autrui garantit la rencontre avec soi-même et comble la distance qui sépare l’homme de sa nature humaine. Cette considération peut troubler, voire déconcerter tant il est établi que l’homme construit son identité grâce à la relation à autrui.
L’altérité et la réciprocité sous le regard du Sensible présentent la relation intersubjective comme une relation de réciprocité qui se construit à partir d’un cheminement vers soi pour aller vers autrui. Dans cette perspective, le mouvement premier de l’altérité est un retour vers soi pour s’ouvrir et accueillir autrui. Dans une telle relation, le rapport au corps devient l’élément principiel de la relation à autrui. Ici, le mode essentiel de la relation à autrui implique la rencontre avec le lieu du Sensible qui attend l’homme en son sein. Cela nécessite que l’homme porte son point d'appui en lui-même afin de devenir un habitant non plus seulement de la terre, mais un habitant de soi.
Mon expérience d’accompagnateur me permet de souligner la présence d’une privation de relation subjective de l’homme avec lui-même. Il existe dans l’homme un lieu qui lui est étranger, car non encore exploré. C’est cette distanciation avec ce lieu étranger de soi en soi qui a inspiré le titre de cette communication : « l’homme, un autrui de lui-même ». Cela m’amène à questionner le lieu et la nature de cet autrui caché à la perception de l’homme. L’utilisation du terme « autrui » me semble bien adaptée dans la mesure où il demeure dans l’homme une double identité, séparée l’une de l’autre et différente dans leur structure.
Il faut donc que l’homme déploie envers lui-même un geste d’altérité afin d’expérimenter et d’actualiser la partie de sa nature humaine qui n’a pas été encore explorée et que je nomme le Sensible. Cette vision invite le sujet à instaurer une relation avec lui-même pour découvrir la singularité spécifique au Sensible. Dans une telle relation, le corps devient l’élément principiel de la relation à soi puisque le lieu de Sensible demeure dans l’intériorité du corps. La transcendance dans la mouvance du Sensible n’invite pas l’homme à explorer le plus grand que soi, mais la partie la plus grande de l’homme. C’est l’enrichissement perceptif poussé à son paroxysme qui ouvre l’accès à l’actualisation d’une potentialité de la nature humaine. Derrière cet enjeu, il y a une volonté de retrouver une qualité de présence à sa propre vie comme support présence à autrui.
L’homme est-il prêt à changer la relation qu’il a avec sa vie par un retour à son propre corps ? Est-il possible de vivre dans une plus grande proximité avec soi ? Certaines personnes que j’ai en charge de soigner semblent entretenir une relation de présence très pauvre avec l’intériorité de leur propre corps. Elles témoignent d’une « cécité perceptive » qui leur interdit l’accès à une qualité de subjectivité corporéisée, tandis que d’autres témoignent avec aisance de leur vécu subjectif signifiant.
L’appréhension du corps sensible ne prend sens pour un sujet que si ce dernier l’a vécu dans sa propre chair. Le Sensible n’est pas seulement un lieu de soi, c’est aussi un mode de préhension de soi-même, une forme de septième sens spécialisé dans la perception de soi. Les personnes qui en font l’expérience contactent « cet autrui » ignoré jusqu’alors et découvrent un autre visage d’elles-mêmes.
La rencontre avec cette expérience invite à reconsidérer la nature humaine. En appelant à découvrir cette zone vierge qu’est le Sensible, désertée par l’homme, je suis amené à définir la nature de cette expérience et à m’inscrire dans la mouvance de la pensée de Levinas, « l’homme plutôt que l’être » (1963, 1976). Levinas appelle l’humanité à se détourner de l’idée de l’être car selon lui, le statut de l’être entraîne le retour au paganisme et à l’idolâtrie. Il préconise, à la place, la notion d’existence plus proche de l’expérience humaine. Qu’en est-il du lieu du Sensible ? Le Sensible n’est pas l’Être, il porte en lui une dimension existentielle forte car il permet à l’homme de faire l’expérience de l’entrelacement entre la totalité et la singularité, entre l’indifférencié et le différencié, entre l’animé et l’inanimé et concernant la thématique de l’altérité réciproque, entre autrui et soi et entre soi et autrui. En d’autres termes, le Sensible est le lieu de l’entrelacement de toutes les différences fondamentales et humaines. Chercher à explorer les divers aspects de la relation à l’autrui en soi, c’est en même temps cheminer vers autrui. Être privé du Sensible c’est avant tout être privé de l’expérience singulière qui se donne dans la relation à autrui. Dans cette dimension relationnelle, le « cheminer vers soi » n’est pas une démarche égotique ou narcissique mais une démarche vers autrui. Plus l’homme devient présent à lui même, plus il devient présent à autrui, plus il est sensible à lui-même, plus il est sensible à l’autre.
La question de la réciprocité sur le mode du Sensible
La réciprocité actuante est le nom donné à ce lieu d’échange commun entre soi et autrui. Il s’agit d’une qualité de relation particulière qui apparaît au moment où deux personnes entrent en relation avec elles-mêmes au cœur de leur subjectivité corporéisée en lien avec le lieu du Sensible. L’expérience singulière vécue par les acteurs de la relation émerge dans le partage d’un fond commun perceptif Sensible qui se situe en amont des modes de relation affective ou émotionnelle classiques. En analysant les catégories du Sensible, le vécu d’un mouvement interne paraît être le starter du processus relationnel. Pour illustrer ce propos, prenons quelques témoignages de personnes qui figurent dans ma thèse de doctorat : « Cette rencontre avec le mouvement interne est la toute première expérience qui a changé mon rapport à moi et mon point de vue sur la vie ». Cette rencontre est pratiquement toujours associée à une sensation relationnelle forte avec un sentiment d’existence profond : « J’étais touchée au plus profond. » ou encore : «J’ai découvert une nouvelle intimité : celle d’un dialogue profond avec moi-même. ». Au fur et à mesure que la perception de la personne s’enrichit, elle décrit tout un processus de déploiement du rapport avec son intériorité. J’ai donné à ce processus le nom de « spirale processuelle du rapport au corps sensible » (Bois, 2007) qui traverse les étapes de la rencontre avec « l’autrui en soi » grâce à la perception de la chaleur, la profondeur, la globalité, la présence à soi, le sentiment d’exister et l’ouverture à autrui (une sensibilité à autrui serait plus précis).
Donnons un exemple concret que l’on retrouve dans le cadre de l’accompagnement sur le mode du Sensible et notamment dans la relation d'aide manuelle. Il s’établit alors, entre deux personnes, une communication non verbale qui se donne sous la forme d’un dialogue tissulaire, porté par une intersubjectivité consciente. La voie de communication passe par un mouvement interne interposé, c'est-à-dire par la rencontre du mouvement de l’un et du mouvement de l’autre, et qui s’auto-anime. Il faut noter que ce lieu d’échange intersubjectif génère une influence réciproque, évolutive qui circule entre le « touchant » et le « touché » et entre le « touché » et le « touchant » selon une boucle évolutive, qui construit un mode de relation de l’immédiat, incarné et dynamique.
La question de la reconstruction identitaire sur le mode du Sensible à partir de l’analyse d’un récit de vie.
J’ai relevé quelques extraits du mémoire de master d’une étudiante dont la thématique est : « Itinéraire de ma reconstruction identitaire au contact du Sensible ». Cette étudiante âgée de 49 ans relate l’itinéraire de déconstruction de son identité en tant que femme puis sa reconstruction dans la rencontre avec le Sensible. Elle tente de répondre à la question de recherche suivante : dans quelle mesure la rencontre avec le Sensible a participé à ma construction identitaire ? Je n’aborderai pas ici l’itinéraire en tant que tel, mais plutôt ce qui est en lien avec ma communication et notamment la phase de prise de conscience de la distance avec soi et de la reconquête de l’autrui en soi comme force de reconstruction identitaire.
Notons d’emblée que la déconstruction identitaire concerne la globalité de la personne, elle est hospitalisée en service de psychiatrie pour une détresse psychique. Mais en réalité, ce qui apparaît dans son récit, c’est une altération conjointe psychique, physique, temporelle et relationnelle. En ce sens, cette étudiante décrit que la perte identitaire est un ensemble d’altérations qui dépassent le simple mal-être psychique. « Je ne me sentais pas bien dans mon corps. » dit elle, puis elle précise : « Lorsque je me touchais, je n’avais pas de poids et je ne sentais pas ma texture corporelle. ». Ou encore : « Mon corps était si léger qu’il ne m’appartenait plus » et enfin « Je sentais ma poitrine comme un vide noir terrible et profond. ». Cet état du corps avait selon cette étudiante une incidence réelle sur sa relation à elle-même et aux autres : « Dans le monde, je n’étais pas moi (…) j’avais une relation vague avec les autres (…) les personnes qui me parlaient étaient toujours très loin. ». Dans son récit, elle fait une prise de conscience majeure : « J’étais en vérité l’unique interlocuteur avec qui je n’avais jamais parlé ».
Après avoir extrait quelques passages significatifs de l’altération de la relation au corps, de la relation à soi et de la relation aux autres, j’en viens à la phase de reconstruction identitaire à partir de la rencontre avec le Sensible.
Les prémices de sa rencontre avec la vie ont commencé par le retour d’un sentiment de corporéité qui a commencé durant la phase d’hospitalisation un matin à l’occasion de sa toilette. Elle témoigne que son rapport au corps avait changé de façon nette : « J’ai commencé à sentir mon corps à travers la perception de l’eau froide sur mon visage (…) je me souviens avoir touché mes bras, ma tête, ma peau et m’être sentie là, bien vivante. (…) j’ai ouvert mes yeux et je me suis vue. Mon corps était différent.»
Puis cette étudiante s’inscrit dans le mestrado de psychopédagogie perceptive où une large place est réservée à la pratique de soi à travers la médiation du corps. « Tout à commencé par la rencontre avec ma subjectivité corporelle et plus précisément avec le vécu d’un mouvement interne qui a animé l’intériorité de mon corps (…). Cette subjectivité était dotée d’une valeur objective parce qu’elle exprimait la manière dont mon corps réagissait à un mode de relation avec moi-même. » Ce mouvement lui offrait clairement un état de lucidité exceptionnel : « La rencontre avec le corps sensible mobilisait une activité intellectuelle efficiente et était propice à percevoir les contenus de mon vécu de manière pertinente authentique et spontanée ». Cette rencontre avec le mouvement interne a développé une mobilisation cognitive et intellectuelle différente qui lui ont permis d’analyser tous ses états mentaux : « Durant les sessions, j’évoluais à travers la dimension introspective sensorielle dans la prospection de moi-même (...). J’analysais mes états mentaux internes. J’ai commencé à penser qu’il était possible de vivre. »
En prenant conscience de la présence du corps sensible, elle prend en même temps conscience, par contraste, de la distance qu’elle entretenait avec « l’autrui d’elle-même » et combien cette distance participait à sa perte d’identité.
À travers l’expérience du Sensible, cette étudiante répare ses altérations psychique, temporelle et relationnelle : « La rencontre avec le corps sensible a surgi comme une expérience unique et particulière. Dans la présence de l’entrelacement permanent entre le corps et moi, j’ai découvert la proximité avec ma vie et mon existence. »
Conclusion
Cette communication sous la forme d’un essai soulève plusieurs figures de l’altérité et de la réciprocité qu’il conviendra de problématiser. Relevons d’emblée la dimension de « l’autrui en soi » caché à l’homme et qui constitue probablement un obstacle à la relation pleine à autrui. Cette partie non explorée de l’homme appelée « la région sauvage du Sensible » est partie constitutive de la nature humaine encore non explorée. À la différence de Arendt (2009) qui défend l’idée que seul Dieu peut connaître et définir la nature humaine, je considère que l’homme a la responsabilité d’explorer les potentialités de la nature humaine. L’enrichissement des potentialités perceptives dans le contexte du Sensible est la voie de pénétration de la nature humaine. Levinas, toute sa vie, a œuvré pour le sens de la responsabilité d’autrui comme le plus humain de l’homme. Cette dimension est confirmée lorsque l’homme rencontre l’autrui en lui-même, c'est-à-dire, le lieu du Sensible. En effet, lorsque le sujet pénètre le lieu du Sensible, il devient simultanément sensible à autrui et fait l’expérience primordiale du sens de la responsabilité d’autrui (Levinas, 2008). Ainsi, cheminer vers soi invite à cheminer vers autrui sur le mode de la réciprocité actuante, une relation pleine et vivante.
Dans la dernière partie de cette communication, j’ai abordé un exemple de reconstruction identitaire qui s’est produite au contact du Sensible. Cet exemple ouvre des perspectives sur la pertinence d’introduire la médiation du corps sensible dans les démarches de conquête identitaire.
Article publié dans Bois D., Gauthier J.-Ph., Humpich M. Rugira J.M. (2013) Identité, altérité et réciprocités : articulation au coeur des actions d’accompagnement et de formation. Québec : Ibuntu. pp.25-31