Après 9 années d’études et de questionnements sur la voix du chanteur lyrique et son expérience du Sensible tel qu'il est développé par Danis Bois, Lucia Lemos présente le résulat de sa recherche sur les impacts de l’expérience du Sensible sur le déploiement des potentialités du chanteur lyrique.
Je suis chanteuse lyrique et professeur de technique vocale et de chant. Mon travail de la voix s’est toujours appuyé sur une émission spontanée, liée à l’écoute et à une expression personnelle profonde, plus qu’à une technique imposée du dehors. Cette perspective m’a menée à l’influence des émotions sur les voix des chanteurs, devenus vulnérables par leur ouverture, et ensuite à m’interroger sur leur relation au corps et à leurs perceptions. En effet, j’observai que ceux-ci cherchent constamment à s’exprimer de façon authentique (ce qu’on appelle communément l’émotion artistique), sans pour autant succomber aux fluctuations de la vie émotionnelle et que, souvent, ils luttent contre un corps dont ils dépendent pour une émission vocale de qualité.
Ma rencontre en 2002 avec le Pr. D. Bois[1] et son travail, axé sur la psychopédagogie perceptive[2], dans le cadre de trois formations universitaires, m’offrit plusieurs nouvelles ouvertures et de nouveaux points de vue en réponse à mes questionnements. J’observai, d’abord dans ma propre voix, des transformations qui, suite aux séances en relation d’aide manuelle ou aux exercices de gymnastique sensorielle, semblaient s’inscrire dans le temps de façon durable. Très vite, je commençai à appliquer les pratiques de la psychopédagogie perceptive à quelques élèves et à en observer les conséquences. Je me décidai par la suite à mener une recherche dans le cadre du CERAP pour le Mestrado en Psychopédagogie perceptive, sous la direction du Pr. D. Bois.
Cet article présente quelques résultats de ma recherche, finalisée et soutenue en janvier 2011, qui fut l’aboutissement de neuf années d’études et de questionnements sur la voix du chanteur lyrique et son expérience du Sensible[3]. Elle a porté sur l’accompagnement en psychopédagogie perceptive d’une population de trois chanteurs et tentait de répondre à la question de recherche suivante : « Quels sont les impacts de l’expérience du Sensible sur le déploiement des potentialités du chanteur lyrique ? »
Cette thématique, née de l’exploration de mon propre instrument vocal et de ma volonté de me surpasser en tant qu’artiste ainsi que de mon expérience de pédagogue et du plaisir de guider des jeunes voix dans leur parcours, a d’abord répondu à la motivation profonde de comprendre et décrire le fonctionnement, les problématiques et les cheminements de la voix. La rencontre avec la psychopédagogie de la perception m’a apporté de nouveaux éléments que j’ai eu l’occasion de questionner dans cette recherche, notamment le rapport au corps, l’évolution perceptive, le développement de la présence à soi ainsi que la transformation de la personne. Effectuer cette démarche m’a paru indispensable face à l’intensité des expériences, vécues ou rapportées, ainsi qu’au renouveau physique et conceptuel que j’observai dans mon approche du chant.
Cet article présente un compte-rendu du parcours de ma recherche. Interroger les impacts de l’expérience du Sensible sur le déploiement des potentialités du chanteur peut constituer un nouvel axe scientifique pour la communauté vocale, notamment sur des thématiques comme le rapport au corps et à la pensée, le développement perceptif, le stress, la performance authentique et la confiance. D’autre part, plusieurs chercheurs dans le cadre du CERAP se sont penchés sur l’expérience du Sensible et le déploiement des potentialités, mais une étude de ses impacts sur la voix chantée n’a pas encore fait l’objet d’une recherche approfondie. J’espère donc pouvoir apporter quelques nouveaux éléments de compréhension théorique et pratique à la communauté des chercheurs de la pédagogie vocale, ainsi qu’à la psychopédagogie perceptive.
Présentation de la recherche
Mon parcours musical a commencé au début des années 80 dans les rangs du Conservatoire de Lisbonne et sur scène dans le chœur professionnel Gulbenkian, après 3 ans d’études de psychologie. Je chante en solo de la musique classique et j’enseigne depuis 25 ans. Très tôt, j’ai senti la nécessité d’entreprendre un travail sur le corps pour comprendre et développer mon instrument et mon expressivité, ainsi que pour aider certains élèves que la formation traditionnelle des écoles de musique laissait en difficulté. Ma rencontre avec D. Bois et la psychopédagogie perceptive fut la suite logique de plusieurs démarches sur la voix, le corps, la posture, le mouvement, l’expression dramatique authentique, le développement personnel et leurs différentes interactions.
Lors de mes premiers pas en tant qu’étudiante de chant, je tombai par hasard sur un poème de R. M. Rilke, où l’on pouvait lire : « (…) Le chant est existence. Pour le Dieu, chose facile. Mais nous, quand sommes-nous ?... » (Rilke, 1943, p.147). Avec la rencontre de ce texte, je compris soudainement que l’apprentissage de cet art pourrait devenir un parcours à l’intérieur de soi, un cheminement vers l’Être que j’étais. Mon expérience de pédagogue a ensuite raffermi ma première intuition « soufflée » par la parole du poète : ainsi, l’apprentissage de la voix chantée, en tant que communication par le son, peut devenir une formation de soi et se révéler un chemin de vie.
La psychopédagogie perceptive est une discipline émergente dont l’originalité se situe dans l’accompagnement de la personne par la découverte de l’expérience sensible du corps, expérience éminemment subjective qui amène à percevoir de nouvelles potentialités. Être touché depuis sa fibre sensible enrichit le rapport au corps ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour le chanteur. Bien que cette formation ne soit pas ciblée sur le développement artistique et la performance, elle a apporté à ma profession et à ma passion un bouleversement et une nouvelle richesse. Mes premières expériences du Sensible furent très marquantes, résonnant dans ma fibre humaine et me faisant rencontrer dans ma profondeur un lieu de paix et d’espoir créatif. De plus, elles suscitèrent des changements vocaux immédiats. Ma recherche commença par un journal de bord dans lequel je notais mes réflexions et mon évolution en tant que chanteuse et en tant que personne en formation, afin de comprendre les expériences que je vivais. Dès que j’ai pu, j’ai commencé à guider quelques élèves par les outils de la psychopédagogie perceptive, notamment la relation d’aide manuelle, et à en observer les conséquences.
La psychopédagogie perceptive propose à la personne, par l’entraînement des perceptions, une nouvelle présence à elle-même dans le moment présent. N’est-ce pas ce que requiert le chanteur lorsqu’il utilise son instrument (son corps), pour s’exprimer du plus profond de soi et pouvoir toucher l’autre, par le son de sa voix, par la beauté d’un vers, d’une mélodie? Ainsi comme l’affirme D. Bois : « Le performer connaît tout de son corps en tant qu’organe d’exécution mais il a encore à apprendre de son corps en tant qu’organe de perception. » (Bois, cité par Leão, 2003, p. 224).
Mais quelles sont donc les potentialités particulières au chanteur ? En quoi un tel entrainement perceptif se répercute-t-il sur le développement de son instrument vocal et sur son évolution, en tant qu’artiste et en tant que personne ? À quelles difficultés s’adresse-t-il ?
Dans cette recherche, et pour répondre à ces questionnements, j’ai d’abord réalisé une problématisation théorique autour du concept des potentialités pour les sciences humaines (Honoré, 2003 ; Houssaye, 1999 ; Rogers, 1998) et pour la psychopédagogie perceptive (Bois & Austry, 2007). J’ai ensuite décrit exhaustivement les diverses potentialités spécifiques au chanteur lyrique, qu’elles soient vocales, sensorielles, cognitives, performatives et émotionnelles. Puis j’ai développé les cadres théoriques et pratiques de l’accompagnement en psychopédagogie perceptive. Ma recherche s’est insérée dans le courant de l’analyse qualitative (Paillé & Mucchielli, 2004), plus précisément dans celui de la recherche heuristique[4] (Moustakas, 1990). En ce qui concerne la méthodologie de recueil des données, j’ai interviewé deux chanteurs lyriques professionnels, suivis par moi en psychopédagogie perceptive, respectivement pour une période d’un an et de six ans. En m’appuyant sur un guide d’entretien à directivité informative [5](Bois 2007), j’ai croisé leurs témoignages avec mon journal de bord, en utilisant une grille catégorielle pour identifier les grandes lignes et dégager les processus qui apparaissaient. L’analyse par catégories fut le point de départ d’un récit phénoménologique cas par cas (Mucchielli, 2004), pour décrire au plus près les phénomènes mis en valeur.
Sur cette base de données, j’ai ensuite effectué une démarche herméneutique qui m’a permis d’identifier les points communs aux trois cas, pour mieux comprendre la nature des impacts de l’accompagnement en psychopédagogie perceptive et en tirer des conclusions significatives pour ma recherche.
Après avoir présenté les contours théoriques, pratiques et méthodologiques, de mon étude, il me semble à présent important de définir de façon plus approfondie les potentialités du chanteur lyrique et leur place dans la pédagogie artistique pour présenter au lecteur non averti la population de ma recherche. Pour cela, je ne peux faire l’économie d’une réflexion panoramique autour de certains facteurs qui affectent le son de la voix et la performance du chanteur.
Les potentialités du chanteur lyrique
La singularité du chanteur lyrique : au croisement d’une exigence de rigueur et de créativité expressive
Pour commencer, il me faut décrire les singularités du chanteur lyrique. Ce chanteur est un communicateur par le son pur : en plus du contenu esthétique de la mélodie du compositeur ou du contenu poétique du texte, c’est surtout le son de la voix en soi qui porte l’information essentielle : personnelle, résultante du vécu, de l’intelligence et de la sensibilité de l’interprète, c’est la voix qui communique au sens profond du terme, c’est la voix qui touche. Contrairement à d’autres professionnels de la voix qui s’appuient sur une amplification électronique, le chanteur lyrique entreprend un long parcours de développement physique et psychologique pour explorer et développer son corps en tant qu’organe d’amplification. Par ailleurs, cet artiste, à l’égal d’un danseur, fait face à une haute exigence technique pour satisfaire les demandes du répertoire, mais il reste un interprète : une personne dont la créativité qui le distingue est constamment dirigée par d’autres, qu’ils soient chefs d’orchestre, metteurs en scène, professeurs de voix, etc. Ces diverses facettes constituent une personnalité qui peut allier une vulnérabilité énorme au niveau physique ou émotionnel à un courage surprenant pour oser la nouveauté et s’exposer en profondeur, mélangeant une exigence de discipline à une humilité qui l’oblige à se questionner quotidiennement. De plus, et contrairement aux autres musiciens dont l’instrument est situé à l’extérieur de l’exécutant, le chanteur se confond avec l’instrument qu’il cherche à développer. Sa profession en dépend entièrement. Mon expérience de chanteuse et de pédagogue s’accorde avec les écrits d’auteurs qui affirment que le rapport à la voix chez le chanteur lyrique est tellement primordial que la plupart du temps, on observe une véritable identification entre l’être profond et le son qu’il produit (Harrison, 2006).
L’apprentissage du chant : une démarche existentielle de déploiement de potentialités diverses (physiques, psychiques, émotionnelle
La préparation d’un chanteur lyrique est un long processus complexe et passionnant. Le professeur de chant ira d’abord aider le chanteur à déployer ses potentialités vocales : ce qu’on appelle communément trouver sa voix signifie en effet coordonner et entraîner un vaste ensemble musculaire qui englobe le tronc, le bassin, les muscles respiratoires et surtout les suspenseurs du larynx, les cordes vocales et les muscles articulateurs. Ensuite, il devra adapter l’apprenti chanteur aux demandes esthétiques, musicales et dramatiques du répertoire et le guider vers son expression. Une voix chantée équilibrée dépend donc de plusieurs facteurs : d’abord, du corps, dans son fonctionnement, mais plus précisément dans le rapport que le chanteur établit avec celui-ci ; ensuite, elle dépend de ses perceptions, de l’écoute surtout, mais également de la proprioception ; enfin, elle résulte de ses processus émotionnels et cognitifs. De surplus, comme tout musicien, le chanteur devra déployer sa sensibilité musicale et ses connaissances stylistiques. Comme tout acteur il devra explorer sa présence et sa communication.
Le développement de cet instrument complexe qu’est la voix revient donc à déployer des potentialités diverses, qu’elles soient vocales, interprétatives ou expressives. Si le chanteur a souvent besoin d’effectuer un cheminement vers soi en tant que personne en travaillant sa relation à soi et à l’autre pour découvrir et mettre à jour ses potentialités vocales et créatives, l’opposé est également vrai : le parcours qu’il effectue à la recherche de sa voix devient chemin d’auto formation au sens physique, sensoriel, cognitif, émotionnel, pour ainsi dire, un parcours existentiel de l’être à la recherche de son expression. Comme nous l’explique Harrison : « Aspirer à une voix chantée équilibrée c'est aspirer à être soi-même, en ajoutant la possibilité d'explorer et faire reconnaître le paysage de l'émotion et de l'âme de l'expérience humaine en général. [6] » (Harrison, 2006, p. 230).
Questionnements autour de la pratique du chanteur lyrique
Pour répondre à ma question de recherche sur l’expérience du Sensible et le déploiement des potentialités du chanteur lyrique, je me suis d’abord appuyée sur un questionnaire préliminaire posé à une population de dix chanteurs professionnels qui les interrogeait sur les principaux obstacles rencontrés dans leur parcours. Cette étude, jointe à la lecture mon journal de bord, m’aida à structurer ma recherche autour de cinq questionnements centraux, que je vais présenter sommairement, ne pouvant les développer dans le contexte de cet article : le rapport au corps et à la pensée ; le développement perceptif du chanteur ; la vulnérabilité au stress ; la recherche d’une performance authentique ; et, enfin, la problématique de la confiance.
Par la suite, l’analyse de mes données avait pour objectif d’établir une évolution face à ces problématiques en utilisant la connaissance par contraste (Bois, 2007), par laquelle la personne compare son état présent à son état antérieur, avant et après le travail de psychopédagogie perceptive.
Le rapport au corps et à la pensée : une opposition
Le chanteur chante avec son corps, il doit donc apprendre à le connaître et à l’exercer à travers des techniques qui visent la participation du corps appliquée aux exigences de l’émission vocale. Une approche globale du corps dans la recherche de l’équilibre du geste vocal sera donc évidente pour toute pédagogie de la voix : le pédagogue cherchera à optimiser le travail respiratoire, musculaire et articulaire, tout en minimisant les tensions non nécessaires.
Plusieurs auteurs se sont penchés sur le thème de la voix et du corps. Mais de quel corps parlons-nous ? D’un corps qu’il faut entraîner comme un athlète, mais avec quelles limites ? Ou plutôt d’un corps qu’il faut rééquilibrer, de façon mentale, comme le préconise F. M. Alexander (1932), ou plutôt de façon sensorielle, comme le conseille M. Feldenkrais (1981) ? D’autres auteurs (Marshall, 2001 ; Harrison, 2006) parlent du corps comme d’un lieu d’où émerge une forme instinctive d’expression, qu’il faut dans un premier temps retrouver de façon spontanée, en cessant toute activité de la pensée, et qui exprime un état créatif antérieur à la rationalité et proche de celui de l’enfance.
À ce stade de notre réflexion, deux perspectives apparaissent concernant le rapport au corps dans la pédagogie vocale : en premier lieu, un corps que l’on entraîne, (ou que l’on relâche, ou que l’on réorganise) à partir d’une action psychique ; en second lieu, un corps instinctif que l’on apprend à écouter. Quant à la voix, ces deux visions correspondent à deux courants pédagogiques qui s’opposent : l’un préconise une émission vocale résultant de l’application de mécanismes physiologiques compris de façon rationnelle, exécutés et entraînés volontairement (Falkner, 1994) ; l’autre recherche une voix dirigée uniquement par une spontanéité liée à l’expression émotive issue du corps, sans réflexion, par l’écoute (Harrison, 2006 ; Husler, 1976 ; Tomatis, 1987) ou par le développement perceptif (Blivet, 1999). En d’autres mots, soit le chanteur doit préparer son corps à l’émission sonore de façon mentale, soit le chanteur doit cesser sa pensée pour laisser parler son corps. J’observe dans ces deux cas de figure une opposition du corps et de la pensée (ou des processus perceptifs et de la réflexion) qu’il me paraît important de questionner.
Le développement perceptif et attentionnel du chanteur
La question des perceptions du chanteur reste polémique dans la scène pédagogique de la voix chantée, surtout parce qu’elle recherche à la fois une spontanéité et une expertise. Les différentes écoles s’affrontent : quelle est la validité de la compréhension des mécanismes vocaux dans l’entraînement conscient de la voix ? Comment concilier information scientifique et subjectivité sensorielle ? Faut-il développer l’écoute ou travailler la sensorialité ? (Blivet, 1999 ; Falkner, 1994 ; Harrison, 2006 ; Husler, 1976 ; Tomatis, 1987).
D’autre part, la pédagogie de la voix chantée semble démunie pour aborder de façon satisfaisante la problématique de l’attention. Les exigences de la scène et de la musique vocale sollicitent une concentration dans plusieurs directions à la fois et à plusieurs niveaux, mais la plupart du temps, le chanteur débutant se retrouve démuni face à cette demande plurielle. Je dirais également, suite à mon expérience du Sensible, par laquelle le développement attentionnel est orienté de façon à la fois mentale et corporelle (Bois, 2007), que l’exigence d’une concentration nous renvoie à la problématique d’un contrôle mental sur un phénomène physique ou perceptif, ce qui, encore une fois, divise en deux la personne créatrice. Si je m’en réfère à mon expérience propre et à mon observation, je dirais que non seulement les potentialités attentionnelles ne sont pas suffisamment entraînées, mais encore que l’attention du chanteur apparaît menacée par des habitudes perceptives et surtout, par les facteurs liés au stress et au manque de confiance.
La vulnérabilité au stress
Une autre difficulté que la formation du chanteur laisse sans réponses est celle du stress. Les expressions populaires avoir le souffle coupé, être muet d’effroi, avoir un nœud à la gorge, expriment d’une façon simple les mécanismes liés au stress, qu’il soit d’origine physique ou émotionnelle, et qui, de façon aigue où installée dans le temps, modifient de façon navrante l’usage de la voix. Dans le cas du stress immédiat, les conséquences vont de la diminution des secrétions salivaires, laryngées et bronchiales, à l’altération des rythmes respiratoires et diaphragmatiques, avec perte de contrôle subite du support de la voix, jusqu’à la confusion des perceptions sensorielles et de l’écoute. Les situations du type de ce que l’on appelle le stress dépassé résultent, la plupart du temps, en un retour en arrière du développent vocal : les tensions musculaires et fasciales s’organisent, elles engendrent un comportement d’effort, causent des dommages d’abord fonctionnels puis structurels, et peuvent finir par se traduire par une dysphonie (Bourdat, 1996 ; Damsté, 2003 ; Lemos, 2003).
La recherche d’une performance authentique
Dans la pédagogie des arts performatifs en général et du chant lyrique en particulier, la construction d’une technique vocale s’accompagne toujours de la recherche d’une communication et d’une expression authentique. S’il est vrai que certains pédagogues de la voix stimulent le chanteur à jouer à partir de sa mémoire autobiographique et de son vécu émotionnel, en vue de toucher un public (Harrison, 2006), d’autres critiquent une trop grande identification de l’artiste avec un état qui le plonge dans une transe personnelle, le coupant parfois des impératifs techniques de la musique et de la scène, ainsi que du public. Ceux-ci préféreront s’appuyer sur un travail sur l’attention et les perceptions corporelles comme voie d’accès à l’état créatif, s’inspirant des théoriciens de la performance comme Stanislavski (1968) et Grotowski (1971).
La problématique de la confiance
Le monde dans lequel le chanteur évolue est simultanément d’une grande exposition et d’une grande solitude et la continuation de sa carrière dépend constamment d’une évaluation faite par les autres, qu’ils soient collègues, chefs, critiques ou public. Un manque de confiance dans sa voix ou dans son jeu peut facilement devenir un manque de confiance en soi en tant qu’être, dans la mesure où le chanteur s’identifie à sa voix (Evans, 1994 ; Harrison, 2006).
Il est évident que ces thèmes ne couvrent pas exhaustivement les problématiques qu’affronte le chanteur lyrique dans sa profession, mais ils ont habité ma réflexion au contact de la psychopédagogie perceptive et m’ont permis d’orienter mon étude vers les objectifs de ma recherche, à savoir : développer le concept de la potentialité chez le chanteur lyrique, mieux comprendre la nature de l’expérience du Sensible, identifier et analyser les différents impacts de l’expérience du Sensible sur le processus vocal, artistique et personnel, et ébaucher quelques directions pédagogiques.
Le Sensible et le déploiement des potentialités
Dans ma recherche, j’ai d’abord introduit la question de l’expérience du Sensible, en ciblant l’expérience comme formation de soi et en définissant son cadre, ses conditions, sa description et ses impacts sur le déploiement des potentialités (Bois 2007). Puis je me suis proposée de présenter les apports de la psychopédagogie perceptive face aux difficultés spécifiques du chanteur, en tant qu’aide à la construction de leur voix physique ainsi qu’à leurs capacités de performers et à leur évolution personnelle.
Les chanteurs luttent contre la fatigue physique, la tension musculaire, la peur, le manque de confiance, les fluctuations de l’attention, les difficultés émotionnelles, etc. Leur voix, leur expression et leur succès dépendent du corps, de la santé, des perceptions et des processus cognitifs. Ainsi, j’ai choisi de présenter tour à tour quelques concepts particuliers à la psychopédagogie perceptive qui me parurent pertinents face à ces problématiques, et que le lecteur retrouvera dans la littérature du Sensible : l’accordage somato-psychique (Berger, 2007 ; Bois, 2006 ), l’attentionnalité (Bois, 2006), le corps Sensible (Berger, 2005 ; Bois, 2007 ; Duprat, 2008 ), la pensée Sensible (Bois, 2007), le développement des perceptions (Aprea, 2007 ; Courraud, 2002 ), la verticalité (Souriant, 2002), la présence à soi (Leão, 2003), la créativité et l’authenticité (Bois, 2007 ; Leão, 2003), la confiance immanente (Bothuyne, 2010), le processus de transformation (Bois, 2007) et le sentiment d’existence (Bois, 2007 ; Lefloch-Humpich, 2008).
J’ai ensuite présenté sommairement les quatre instruments pratiques de la psychopédagogie perceptive : la relation d’aide manuelle, gestuelle, l’introspection sensorielle et l’entretien verbal. Dans cette recherche, je me suis surtout appuyée sur le volet manuel de la méthode, suivi d’un espace de parole pour recueillir des témoignages. Le premier participant fut prioritairement accompagné par moi en relation d’aide manuelle. Quelques exercices de gestuelle lui furent également proposés pendant des moments spécifiques de son parcours, pour l’aider à affronter des problématiques particulières de sa profession, mais un important degré de résistance l’empêcha, je pense, de les exécuter de façon autonome de façon à pouvoir obtenir les bénéfices espérés. Le deuxième sujet, une femme, fut longuement suivi en relation d’aide manuelle. Elle participa, en outre, a des séances de relation d’aide gestuelle, apprit quelques exercices et les pratiqua chez elle. Les annotations issues de mon journal de bord furent écrites à la suite de pratiques en relation d’aide manuelle, gestuelle et d’introspection, le long des six années de formation universitaire avec D. Bois et son équipe. Chacun des outils a été utilisé. D’autres rencontres thérapeutiques avec des praticiens ou des collègues ont fait également partie de ce parcours, ainsi que des réflexions personnelles émanant de moments individuels de méditation ou de réflexion, qui révèlent mon parcours d’auto- formation au contact du Sensible.
Résultats de recherche
Dans le cadre de cet article, je ne développerai pas dans le détail mon parcours d’analyse et d’interprétation, mais je donnerai plutôt les principaux résultats qui en sont issues.
Je résumerai d’abord brièvement les lignes directrices qui m’ont informée de l’impact de la psychopédagogie perceptive sur le développement des potentialités vocales et humaines du chanteur lyrique. En premier lieu, chacun des participants a décrit de façon explicite l’expérience en lien avec le Sensible. On retrouve chez les deux participants ainsi que dans mon propre témoignage une description qui reprend les termes du Sensible tels qu’ils apparaissent dans la littérature, ce qui m’a permis d’atteindre un de mes objectifs, à savoir, enrichir ma compréhension de la nature de l’expérience du Sensible.
En ce qui concerne les impacts sur le développement des potentialités vocales et humaines, nous pouvons observer qu’ils sont de plusieurs natures : chez le participant qui fut suivi pendant un an, les impacts sont forts, mettant en évidence une modification essentielle des tensions internes et une nouvelle compréhension de son corps qui lui a permis de mieux coordonner son instrument vocal. Ces facteurs ont provoqué un raffermissement de sa voix, une facilitation immédiate au niveau expressif, moins d’affolement face au public et une diminution de son autocritique. Bien que l’accordage somato-psychique [7] s’estompe dans le temps, ce participant semble avoir contacté de façon épisodique une émission vocale indépendante de sa volonté et des états de confiance et de relâchement. Mais, malgré un déploiement positif de ses diverses potentialités, son évolution ne lui a pas permis d’affronter pleinement les demandes de la profession sans préoccupations : il fait allusion à la nécessité de poursuivre le travail sur soi.
La deuxième participante, dont le contact avec la somato-psychopédagogie couvre six années, décrit dans son témoignage une voix devenue plus fluide et plus libre, qui a augmenté dans son extension, son volume et son agilité, en conséquence de la libération au niveau de ses tensions internes et de la nouvelle compréhension de la verticalité associée à l’acte vocal. Elle se réfère également à une nouvelle aptitude à gérer son stress, sa santé et son attention à sa performance ; elle décrit une nouvelle clarté mentale et une modification de sa relation à l’autre. Elle semble être sortie de son état de peur : une confiance nouvelle en tant que chanteuse et dans la vie semble émerger.
En ce qui me concerne, suite à une analyse fine de mon itinéraire, j’ai d’abord observé un renouvellement de ma potentialité vocale, en conséquence de mon évolution perceptive et de la libération des diverses structures responsables : ma voix s’est déployée surtout dans l’aigu, gagnant également en volume et en facilité. Je relève également des propos se rapportant à une nouvelle assurance dans mon chant (fruit de la verticalité mouvante), à un nouveau plaisir de chanter et à une diminution des problèmes de santé liés au stress, affectant la voix mais aussi la douleur lombaire ou les allergies. L’évolution de mon rapport au corps me permet à présent d’identifier mes tensions et de mieux m’y adresser de façon autonome. L’analyse exhaustive de mes processus m’a permis de comprendre en détail le fonctionnement de mon corps face aux réactions de stress ou à l’effort et de mieux l’adapter à l’acte vocal. Ces informations se révèlent précieuses dans l’accompagnement des difficultés de mes élèves et constituent une nouvelle expertise pédagogique. Je signale également un développement de mon attention, un affinement perceptif, une nouvelle stabilité psychique face à moi-même et à autrui. Ces neuf années de parcours dénotent un processus de transformation avec des moments d’inspiration et d’un fort sentiment d’existence.
Ces trois récits d’expérience se rejoignent donc en plusieurs points ou sur différents plans qui entrent en résonnance avec les conclusions de mon exploration théorique : les effets curatifs sur la gestion du stress , le changement du rapport au corps et l’évolutivité de la relation de perception avec soi et avec autrui. Je présente maintenant ces trois points.
Effets curatifs immédiats sur la gestion du stress
Dans la section des fondements théoriques, j’ai abordé abondamment l’impact de la situation de stress sur les performances vocales. Dans la plupart des cas, placé dans une situation où il sent son instrument lui échapper, le chanteur recherchera un soulagement rapide à des moments de difficultés physiques ou émotionnelles, des situations de responsabilité ou de surmenage. Il approchera le psychopédagogue perceptif pour obtenir un relâchement musculaire afin d’optimiser ses fonctions vocales, tentera de gérer des inflammations dues à la fatigue ou à la maladie ou, tout simplement, demandera à retrouver sa forme physique et émotionnelle afin de faire face à une étape professionnelle particulièrement éprouvante.
Le contact avec l’animation interne propre à la relation au corps Sensible suscite chez les trois sujets une relaxation, un calme intérieur, un soulagement général et une récupération de la fatigue vocale. Une présence nouvelle se manifeste accompagnée d’une sensation de profondeur, de clarté mentale et d’un fort sentiment d’existence. J’ai retrouvé dans l’expérience des trois sujets l’expression de la spirale processuelle du Sensible[8] et l’accordage somato-psychique décrit plus haut (Bois, 2007).
Il apparaît clairement que la psychopédagogie perceptive a un effet bénéfique sur la gestion de stress et la résolution des tensions qui affectent et limitent le fonctionnement de l’appareil vocal, qu’elles soient dues à l’effort, à la posture, ou à des situations émotionnelles. Cette libération physique immédiate (notamment au niveau du diaphragme, des cervicales, de la mâchoire, de la langue et du pharynx, de la zone pelvienne et des appuis, mais aussi de tout le fascia axial profond) a des effets sonores évidents : le chanteur sent son instrument se libérer, il cesse de lutter et de le contrôler. Cette évolution vocale alliée à l’état de calme renforce la confiance du chanteur en tant qu’artiste et en tant que personne, ce qui en retour lui permet une performance plus sûre et plus personnelle.
Changement de la relation au corps
Toujours dans mon champ théorique, j’ai pris soin de développer la nécessité d’un rapport au corps de qualité pour déployer une meilleure performance vocale. On retrouve chez tous les participants, un changement radical de la relation à leur corps. Celle-ci se reflète sur la compréhension et la maîtrise de leur instrument vocal en action, équilibre leur entraînement et leur relation à soi et provoque une meilleure gestion de l’effort et une diminution de la vulnérabilité au stress. Après avoir appris à connaître leur corps, les trois sujets de cette étude ont commencé à apprendre de leur corps. De surplus, le travail de la verticalité leur donne l’expérience d’une posture mouvante, vécue de l’intérieur, qui détermine une efficacité vocale nouvelle et semble faciliter leur jeu de scène. Les trois sujets semblent avoir passé, dans la relation à leur corps, du statut d’un corps-objet sollicité mécaniquement, au statut d’un corps Sensible qui les oriente dans leur expression et leur créativité (Courraud, 2007).
Évolution perceptive : la présence à soi et à autrui
Enfin, on observe des évolutions au niveau des perceptions, avec des conséquences sur la construction d’une nouvelle présence à soi pendant l’acte vocal, ainsi que sur les fonctions cognitives comme l’attention et la mémoire. Les témoignages énoncent une évolution nette de la performance vocale relatant une plus grande solidité, un nouvel état de confiance face à l’exposition publique, une participation globale du corps dans la performance et une expressivité plus unifiée entre la voix, le corps et l’intention artistique. La problématique évoquée de la scission entre le corps et l’esprit semble ici trouver une voie (voix!) de passage.
L’évolution de la relation à soi complémente cette sécurité nouvelle dans la communication sur scène et dans la vie.
Conclusions
Lorsque j’ai commencé cette recherche, j’ignorais combien cet exercice se révélerait impliquant. Si, avec leur autorisation, je me suis sentie pénétrer l’intimité des participants, j’ai éprouvé le sentiment étrange d’avoir également pénétré ma propre intimité. Ce sont bien des fragments de ma vie qui ont été mis à jour durant toute cette recherche.
Ce travail m’a permis de mieux pénétrer en profondeur l’expérience du Sensible, ainsi que de cerner le concept de la potentialité du chanteur. En effet, il n’y aurait pas une potentialité mais des potentialités qui s’interfécondent. Peut-être s’agirait-il là de ce qu’on appelle communément le talent. Ces états en puissance, ces possibilités que le chanteur découvre et développe, sont des potentialités physiques tout d’abord (d’un point de vue vocal, d’endurance et de santé) et ensuite, des potentialités perceptives et sensorielles dépendant de la relation au corps et à soi. Pour finir, la mémoire, l’attention, la confiance et la présence à soi et à l’autre, sont autant de facteurs qui participent à la construction d’une aptitude non seulement vocale, mais expressive et communicative, qui complètent les capacités musicales dans le développement artistique.
J’ai pu mettre en évidence le versant curatif de l’expérience du Sensible : cette pratique à médiation corporelle s’est révélée efficace sur la gestion de l’effort et le soulagement des tensions liées au stress, ainsi que sur la modification de certains processus émotifs et cognitifs. J’ai également observé chez les sujets de cette étude l’éducabilité de la relation au corps et des perceptions. L’éveil perceptif est apparu dans ma recherche et a été suivi de mécanismes réflexifs autour du vécu corporel. Cette expérience, centrée sur le renouvellement de la relation au corps et sur la construction d’une nouvelle présence à soi, est devenue peu à peu porteuse de sens, définissant une nouvelle approche de l’acte vocal et révélant le versant formatif de la relation au Sensible, avec des conséquences, notamment au niveau de l’attention, de la mémoire et de la confiance. En faisant l’expérience de soi dans un espace de sécurité intérieure de rééquilibration du corps et de l’esprit, les trois personnes en question ont évolué dans leur cognition, se sont acceptées dans leur singularité et leurs limites, ont cessé de se faire violence et ont découvert une autre forme de créativité.
Cette recherche m’a également permis d’éclairer quelques questionnements énoncés dans mon cadre théorique sur les thèmes des perceptions du chanteur, de la dichotomie corps intuitif émotionnel / pensée rationnelle, de la performance authentique et de la relation entre développement vocal et processus de transformation.
À propos du premier point, il apparaît dans la recherche que le développement perceptif et du rapport au corps, loin de s’opposer au travail de l’écoute, paraît l’améliorer.
Je soulignerai ensuite l’importance des processus cognitifs dans l’apprentissage du chant (et la pertinence de la directivité informative dans l’éducation des processus perceptifs) qui, loin d’établir un contrôle volontaire sur une réponse spontanée, visent la construction d’une autonomie d’où peut émerger la seule confiance vraie : celle qui s’appuie sur une expérience vécue et comprise par la personne. Plutôt que d’opposer rationalité et perception, je citerai D. Bois dans sa définition de la pensée Sensible : « Aller à la rencontre de la chair du corps, c’est retrouver la possibilité d’une pensée perceptive introduisant des données sensible dans l’activité réflexive » (Bois, 2001, p. 69).
Quand au troisième point, les trois témoignages soulignent la différence, à partir d’expériences vécues, entre une performance appuyée sur l’émotionnel, trop variable et déstabilisante et le chemin de l’expérience du Sensible qui favorise la performance empathique avec le public ainsi que l’authenticité du geste vocal en conscience. Les résultats de cette recherche donnent à observer que ce qu’on appelle communément émotion artistique peut-être compris comme la capacité de l’artiste de communiquer de façon profonde en se laissant toucher, mais ceci d’une façon qui surpasse la réactivité émotive pure. Je pourrais donc avancer, en tant que chanteuse et pédagogue, que l’authenticité de l’artiste ne peut reposer sur l’expression émotive à elle seule, mais plutôt sur un développement complexe de la présence à soi et à autrui dans l’immédiat.
Cette recherche montre comment le chemin d’autoformation du chanteur qu’offre la relation au Sensible lui enseigne à suivre un état attentionnel et de confiance vécu dans son corps ; il l’aide à mieux connaître son instrument et à s’adapter aux imprévus de la situation d’exposition publique et de jugement d’autrui, à mieux suivre son inspiration, pour toucher le public par le son de sa voix, la beauté de la musique et le don de soi.
Elle suggère également que la réflexion sur soi, appuyée sur une expérience corporelle, loin d’entraver la spontanéité des processus perceptifs et expressifs, semble les stimuler. Les trois témoignages décrivent un chiasme entre le corps, la voix et la sphère psychique, qui s’inter-influencent dans l’éveil des potentialités. Plutôt que d’opposer émotivité, sensorialité ou rationalité dans les processus expressifs, je voudrais suggérer l’importance d’apprendre à lâcher le contrôle volontaire tout en restant sujet responsable et de s’exposer avec spontanéité en restant lucide, ceci par le développement de la présence à soi.
Par ailleurs, les trois sujets décrivent pendant les séances, ainsi que sur scène de façon épisodique, un état transcendant d’appartenance au plus grand que soi, porteur d’une facilitation de leur chant et d’une immense joie, peut-être est-ce que Grotowski (1971) nommait la haute connexion ?
Limites de cette recherche
Bien que les résultats de ma recherche pointent les impacts positifs de l’expérience du Sensible sur les potentialités des chanteurs lyriques participants cette étude, il faut noter que faire l’expérience du Sensible en soi ne semble pas une condition suffisante à provoquer des changements durables au niveau des potentialités. J’ai d’abord observé chez les trois participants en début de traitement une déstabilisation passagère physique ou psychique, avec des conséquences au niveau du contrôle vocal et émotionnel. Ces phases de «désapprentissage» apparaissent comme des moments de vulnérabilité qu’il faut savoir accompagner. D’autre part, les effets curatifs immédiats ont tendance à s’estomper, avant que la personne ne devienne le sujet de son expérience et n’entre dans une autonomie véritable. La comparaison de ces trois cas suggère que l’accompagnement par la psychopédagogie perceptive, comme toute pédagogie, nécessite une période longue pour que le processus de soin, de formation et de transformation (physique, émotionnel et psychique) ait le temps de se construire et les potentialités de se développer. Cette recherche semble donc indiquer la nécessité d’une prise en charge consciente de la part de la personne et sa conséquente responsabilisation dans la compréhension et mise en action de ses divers processus (qu’ils soient physiques, mentaux ou émotionnels) ainsi que de leur impact sur la facilitation des fonctions vocales et artistiques et dans la vie en général.
Par ailleurs, cette recherche aurait pu se faire sur une population plus grande, et de façon longitudinale, pour vérifier la pérennité des acquis dans le temps. Il aurait été également intéressant de questionner un jour si la population des chanteurs constitue un terrain particulièrement performant pour la perception du Sensible, ou si, au contraire, la relation sonore à eux-mêmes et les pressions qu’ils subissent face à leur exposition publique altére la subjectivité de leur mouvance interne.
Perspectives
En conclusion, chez les sujets de cette recherche, le fait de déployer des facultés de présence à soi, de conscience de soi, de relation à son corps, semble optimiser les potentialités vocales, facilitant non seulement la découverte et la construction de la voix, mais aussi le maintien de la santé de celle-ci et complétant avec succès une éducation vocale sérieuse. D’un point de vue pédagogique, cette recherche a été l’occasion d’acquérir et de systématiser des informations nouvelles sur la voix, le corps et les potentialités humaines que je peux à présent partager et poursuivre dans ma pratique artistique et d’enseignement. Elle m’a permis également d’organiser ma réflexion sur les problématiques d’optimisation de l’assimilation par l’expérience (notamment par l’intégration de la directivité informative) et de réfléchir sur les limites de la pédagogie et de la relation d’aide, du passage de l’information technique au soin et à la construction d’une confiance autonome sans dépendance. Ces divers constats me permettront de poursuivre une pédagogie et un accompagnement du chanteur lyrique, associant l’écoute aux compétences sensorielles, complétant la construction de l’appareil vocal par une approche corporelle qui sollicite le Sensible et la cognition et où l’acquisition d’une technique et l’évolution expressive accompagnent le développement personnel. Par ailleurs, je continue ma carrière de chanteuse avec une confiance et une voix renouvelées.
[1] Le Pr. Danis Bois est professeur agrégé en Sciences Sociales de l’université Fernando Pessoa et directeur du CERAP, laboratoire dédié à la recherche en psychopédagogie perceptive
[2] La psychopédagogie perceptive est la discipline universitaire consacrée à l’étude des pratiques professionnelles comme la fasciathérapie et la somato-psychopédagogie (Berger, 2007 ; Bois 2006, 2007 ; Bois, Josso & Humpich, 2009)
[3] Ici, le Sensible n’est pas entendu dans le sens habituel de sensibilité ou de sensorialité, mais se rapporte à l’expérience, appuyée sur un protocole d’accès bien défini, faite au contact de l’animation interne des tissus du corps. La psychopédagogie perceptive propose une mobilisation de cette perception de soi et l’art et la manière de tirer un sens de cette expérience d’intériorité. Pour cette raison, nous parlerons de l’expérience du Sensible (et la majuscule marque la spécificité du vécu de cette mouvance interne), et non de l’expérience sensible. (Bois 2007, Berger 2009).
[4] Dans une recherche d’orientation heuristique, le chercheur qualitatif est au centre de sa recherche parce qu’il étudie d’abord en soi le phénomène qu’il va interroger chez les autres. Il est directement impliqué dans son processus d’étude.
[5] La directivité informative préconise la nécessité de fournir à la personne, ce que Danis Bois appelle, l'information manquante, celle qui lui permettra peut-être de changer de point de vue, de stratégie d'action, sans pour cela lui voler le goût de l'expérience dans sa nouveauté. Cette voie de passage s'adresse aux différents obstacles internes qui empêchent qu'une expérience soit formatrice.
[6]“Aspiring to a balanced singing voice is aspiring at being oneself, with the added possibility of exploring and bringing to recognition the emotional and soulful landscape of the human experience at large.” Traduction libre de l’auteure.
[7] L’accordage somato-psychique a pour objectif d’installer une circulation du mouvement interne au sein de la matière, en stimulant la conscience de la personne pour qu’elle participe activement à son processus. Au cours de la séance, avec le relâchement physique, les pensées et l’attention se tournent vers l’intériorité avec un apaisement profond. (Berger, 2007; Bois 2007).
[8] La spirale processuelle du Sensible c’est-à-dire ce que le patient ressent sur la table en présence de ce mouvement interne : chaleur, profondeur, globalité, présence, sentiment d’existence. (Bois 2007).