Vient le moment de finaliser notre recherche par une synthèse en forme de conclusion qui mettra en évidence certaines réponses à notre question de recherche : L’expérience du sensible est-elle source d’une nature de créativité nouvelle pour les acteurs de la scène pédagogique ?
Nous pouvons considérer, au regard des données recueillies dans les trois journaux de formation, que nous avons, en partie, répondu à notre question de recherche. Il apparaît clairement que l’expérience corporelle proposée dans la pédagogie du sensible est source d’une émergence créatrice nouvelle et inédite : inédite dans son lieu d’émergence corporel pré-réflexif ; inédite également dans son caractère de donation autonome au sein de l’expérience corporelle immédiate ; inédite, enfin, dans sa nature, décrite par les élèves non plus comme une « capacité d’invention » mais plutôt comme une « force d’acceptation et d’adaptation à tous les possibles » qu’ils n’imaginaient pas posséder. En amont de ces différentes expressions on trouve la présence du mouvement interne en tant que déclencheur de l’émergence de cette créativité organique décrite aussi comme un état de dilatation de conscience qui permet à la personne de vivre et de « s’observer vivre » l’expérience corporelle en conservant une lucidité perceptive inédite particulière. Notons que ce caractère inédit se retrouve chez l’actrice professionnelle au même titre que chez les deux acteurs débutants. Cela vient appuyer le caractère inédit de la source créatrice corporelle. Quand on touche le plan organique, tous les acteurs, qu’ils soient professionnels ou débutants, partagent la même problématique par rapport au déploiement de soi et de sa subjectivité sur la base de l’expérience corporelle vécue.
Le champ théorique, que nous avons abordé de manière exhaustive, a constamment nourri notre réflexion sur l’expérience corporelle éprouvée comme source créative pour l’acteur et pour le pédagogue. Il nous a permis de faire des liens entre les propositions pédagogiques des principaux réformateurs de l’art performatif – Copeau, Grotowski, Barba, Stanislavski – et celles de D. Bois. On retrouve chez Danis Bois le même intérêt pour le silence et l’immobilité que celui rencontré chez Copeau et Grotowski qui privilégiaient justement la dimension de rapport et reconnaissaient l’impact révélateur du silence et de l’immobilité sur l’écoute que l’acteur porte sur lui et sur son corps. On note cependant que, si la dimension du rapport est présente chez ces auteurs, le silence et l’immobilité, proposés par D. Bois, convoquent une animation interne à la matière corporelle qui sollicite très fortement la dimension existentielle et l’émergence d’une créativité qui s’ancre dans le champ perceptif corporel. En ce sens, Danis Bois semble également rendre plus tangible et concrète une autre intuition pédagogique formulée par Stanislavski et Grotowski en lien avec la notion de potentialité. Stanislavski, rappelons-le, proposait les notions de nature et plasticité pour décrire la force, sous forme de mouvement, qui, de l’intérieur du corps, se prolonge dans le geste visible ; pour Grotowski, la potentialité correspondait à un courant, quasi biologique, d’impulsions, qui vient de l’« intérieur » et qui va vers l’accomplissement d’une action précise.
La notion de mouvement interne proposée par Danis Bois, implique la possibilité de capter de manière consciente cette force interne grâce à un entraînement perceptif spécifique. Pour Danis Bois, la relation au mouvement interne a une potentialité créatrice en offrant à la personne l’opportunité de découvrir en elle une force active d’adaptation, d’acceptation et d’ouverture à « tous les possibles ».
La notion d’éprouvé proposée par Danis Bois est en lien avec le propos de Copeau d’amener l’acteur à porter sur son expérience une sorte de double regard : un regard du dedans, qui témoigne de l’éprouvé, et un autre, de l’extérieur, qui témoigne des effets de l’impression sur l’expression. Pour Danis Bois, la notion d’éprouvé a une connotation active, qui ne se limite pas au ressentir, mais qui implique la capacité de la personne à interagir avec l’expérience du sensible, à s’engager cognitivement sur la base du vécu corporel. Pour Grotowski, rappelons-le, la notion de regard immobile décrit le même niveau d’implication perceptive : la capacité de l’acteur à relier, dans une seule présence, le plan intérieur et extérieur de l’expérience.
Au contact de la pédagogie du sensible, les participant ont rapporté les impacts l’enrichissement perceptif, sur l’immédiateté créatrice, sur la présence à l’action, sur la manière d’être à soi et sur l’expérience de formation.
Les témoignages des élèves décrivent l’impact de la présence à la posture fortement sollicitée par la pédagogie du sensible à travers des points d’appui, rapportés par les élèves comme étant une pause, un temps de latence, une suspension de laquelle émerge une résonance interne et une clarification des impulsions d’action. Cela est permis grâce à l’enrichissement perceptif qui est rapporté par les étudiants et à partir duquel émerge également un processus créatif. En effet, les exercices proposés, dans les ateliers de découverte, recrutent une ressource attentionnelle paroxystique permettant de saisir, en temps réel, l’action des tonalités internes qui actualisent le rapport à l’expression. Cela nous amène à considérer le rapport à la temporalité. La pédagogie du sensible privilégie le rapport à l’immédiateté vécue au sein de l’expérience corporelle éprouvée. Les exercices proposés recrutent une résonance attentionnelle qui permet de saisir, en temps réel du geste des tonalités internes à partir desquelles émerge une source de créativité qu’ils définissent comme une capacité d’adaptation qu’ils n’imaginaient pas posséder. La proposition de simulation interne d’une phrase donne à vivre une transformation de la tonalité interne qui nourrit, de façon inédite, le rapport aux intentions d’actions. Les témoignages apportés à propos d’un exercice, développé dans le cadre pratique, révèlent la pertinence de cette pratique dans l’accès à l’immédiateté qui influence la présence à l’action. En fait, les élèves témoignent de l’accès à un double regard sur la dimension spatiale subjective et d’une dilatation de conscience qui leur permet d’être à la fois à l’extérieur et à l’intérieur en conservant une lucidité perceptive inhabituelle. Il s’agit d’un aspect qui rejoint le concept de désobstruction de Grotowski mais réalisé de façon douce et sur la base de l’enrichissement perceptif. Le silence livre, au contact de la Pédagogie du sensible, une expérience perceptive inédite, proche de la notion de passivité créative de Grotowski.
Les élèves remarquent également que l’accès à l’immédiateté créatrice donne à vivre une nouvelle manière d’être à soi, une dimension qui concerne la totalité de la personne, qui touche son identité profonde et qui invite au développement d’une dimension humaine qui favorise la compréhension de sa propre intériorité.
L’expérience du sensible participe à la mise en mouvement des habitudes motrices et perceptives, ce qui influence également le rapport à l’expérience de formation. En fait, au contact de la pédagogie du sensible, les trois élèves rapportent tous des aspects en lien avec leur évolution sur le plan artistique et humain. Ils se réfèrent à la découverte d’un calme, d’un relâchement de la volonté par rapport au mouvement et également d’un regard nouveau sur la dimension formatrice de l’expérience corporelle.
Pour développer cette étude, nous nous sommes appuyés sur notre apprentissage corporel au contact de l’expérience du sensible à partir duquel nous avons dégagé une analyse heuristique visant à mieux comprendre les aspects de renouvellement de notre pratique pédagogique. En lien avec notre propre démarche heuristique, nous remarquons que les expériences rapportées par les élèves ressemblent à celles qui ont caractérisé notre parcours en tant qu’étudiant du Maestrado en Psychopédagogie Perceptive. En ce sens, les témoignages des élèves nous ont donné aussi la possibilité de confirmer quels sont les apprentissages, au contact de l’expérience du sensible, qui ont déjà pénétré, d’une façon profonde, notre pratique pédagogique. On a vu comment Danis Bois souligne l’importance, pour le pédagogue, d’être dans le lieu du sensible pour ensuite amener l’autre, éleve ou patient, dans ce même lieu. Les notions d’auto-empathie et de résonance, proposées par Danis Bois, mettent en évidence la dimension de réceptivité perceptive comme condition essentielle d’une médiation immédiate. Sur la base de notre expérience, nous ne pouvons que confirmer cette réflexion de Danis Bois. Il nous semble, effectivement, qu’une des conditions incontournables d’une transmission authentique implique que le pédagogue soit dans le lieu de l’expérience dont il parle. Une habitation qui lui permet de reconnaître les phénomènes qui se donnent à l’intérieur de l’expérience immédiate, de faire circuler ceux qui sont à la portée de l’élève et de rester dans une posture d’attente active entre l’« écoute immédiate » et le « projet d’action ».
Nous avons conscience que notre étude mériterait d´être approfondie, en particulier en étudiant un plus grand nombre d’élèves, mais nous tirons néanmoins de cette recherche des indicateurs importants qui sont en faveur de la présence d’une émergence créatrice inédite au contact de l’expérience corporelle éprouvée en temps réel de l’action.
Perspectives
A travers cette recherche, nous nous sommes familiarisé avec la rigueur d’une démarche de recherche qualitative appliquée à l’étude de contenus de vécu, somme toute très subjectifs.
En ce qui nous concerne, elle nous a ouverts de nouveaux horizons pédagogiques qu’il conviendra de consolider et d’évaluer dans notre future thèse de doctorat.
Nous souhaitons que cette recherche, bien qu’incomplète et perfectible, servira de départ à une réflexion à propos de l’intégration de la relation au corps dans la scène pédagogique théâtrale.
Nous avons remarqué que l’expérience du sensible permet l’accès à une nature immédiate de créativité en lien avec l’expérience corporelle éprouvée. Nous avons vu que le rapport avec cette émergence créatrice a un impact actualisateur sur les intentions d’action. Dans les expériences introspectives avec des phrases avec une signification précise, le rapport à l’éprouvé corporel a un effet actualisateur sur le rapport que l’acteur établi avec la signification de la phrase. En lui donnant la possibilité de la dire en accordant le geste vocal aux tonalités internes, il fait l’expérience d’un rapport qui, tout en gardant le lien avec l’intention originaire, s’actualise constamment mais ne cesse jamais de faire sens pour lui. C’est sur la base de cette expérience que nous aurions le souhait de développer notre recherche autour du thème de la gestion scénique des émotions sur la base du rapport perceptif au corps.
Il s’agit, évidemment, d’un thème assez complexe mais nous croyons que cette étude concernant la nature de créativité qui émerge de l’expérience corporelle immédiate peut constituer déjà une base importante. En fait, nous serons amenés à confirmer ou infirmer l’hypothèse selon laquelle l’acteur n’interprète pas des émotions sur scène mais gère une capacité à s’éprouver, à éprouver une intensité de soi qui s’actualise à chaque instant en fonction de la relation à tous les éléments scéniques et dramaturgiques. Dit autrement, c’est justement quand l’acteur joue des émotions qu’à notre avis il risque de n’être pas crédible sur scène. Nous considérons que le rapport au corps peut enrichir le sentiment de soi et que cette capacité agît en intersection avec la signification : dans l’intersection entre tonalité interne et signification de l’action se joue, à notre avis, l’authenticité du rapport scénique à l’émotion.
Pour développer cette recherche sur les émotions scéniques sur la base du rapport perceptif au mouvement, nous voyons aussi la nécessité de développer ultérieurement nos capacités perceptives en lien avec la pédagogie du sensible. Actuellement, la dimension pratique de la Psychopédagogie Perceptive se présente à nos yeux comme quelque chose d’une grande profondeur qui, à travers un entraînement intensif, peut nous proportionner des pistes de recherche, pour le moment encore, inconcevables.
Extrait de conclusion et perspectives, pp. 121-125