L'innovation pédagogique au service du déploiement des potentialités humaines : Retour sur l’expérience d'une première journée de formation de praticiens chercheurs

praticien et chercheur
Auteur(s) :

Marc Humpich - Professeur associé invité de l'UFP (Portugal) et de l'UQAR (Québec), docteur en sciences, accompagnateur du changement

Docteur en Sciences, Formateur et accompagnateur du changement auprès des personnes et des groupes (Paris, Athènes, Montréal). Membre du Graspa (Groupe de recherche en approche somato-pédagogique de l'accompagnemnent, UQAR).

Eve Berger - Professeure auxiliaire invitée de l’UFP, professeure assiciée à l'UQAR, docteure en sciences de l'éducation

Professeure associée de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR)

Danis Bois - Professeur agrégé, Docteur en sciences de l'éducation, Fondateur du CERAP

Professeur cathédratique invité de l'Université Fernando Pessoa, Psychopédagogue de la perception, Chercheur en sciences de l'éducation

Communication présentée au 26ème congrès de l'Association Internationale de Pédagogie Universitaire, 17-21 mai 2010, Rabat, Maroc.

 

Enjeux du passage du statut de praticien à celui de praticien-chercheur - Approche dans la formation d'une subjectivité corporelle remarquable.

Loin des changements envisagés à l'échelle de l'enseignement supérieur dans son ensemble, ou d’une institution, nous nous intéressons ici à une innovation touchant à la pratique pédagogique au contact direct d’étudiants. Nous souhaitons en effet rendre compte d'une séquence réelle de formation de praticiens-chercheurs, se déroulant le premier jour d'un cursus de master en psychopédagogie perceptive[1] et mettant en œuvre une approche originale de l’apprentissage de la recherche par la recherche.

Pour bien situer l’intérêt de l’expérience pédagogique en question, nous rappellerons tout d’abord quelques enjeux dominants du passage du statut de praticien à celui de praticien-chercheur. Puis nous présenterons la mise en place de l’atelier, dont l'innovation principale réside dans le choix d'investir totalement le rapport à la subjectivité corporelle de nos étudiants, rapport constitutif de leur pratique professionnelle la plus familière, comme outil pédagogique leur permettant de développer un regard autoréflexif propre à une posture de chercheur. Nous donnerons enfin quelques éléments issus de l’analyse des données recueillies par les praticiens-chercheurs eux-mêmes lors de cette séquence de formation, éléments qui nous semblent démontrer que ce pari pédagogique ambitieux méritait d’être tenté.

Les concepts fondateurs de la psychopédagogie perceptive ne seront pas détaillés dans cet article ; le lecteur pourra se référer pour cela aux nombreuses publications effectuées par le Centre d'Études et de Recherche Appliquée en Psychopédagogique perceptive[2] (Cerap), dirigé par D. Bois, initiateur de cette discipline. Précisons simplement, pour entrer dans l’intelligibilité de notre présentation, que cette approche se présente comme une psychopédagogie des potentialités humaines qui se propose de former à pénétrer la dimension perceptive des interactions humaines, bien souvent passée sous silence au profit des dimensions réflexives et de l'action. De plus, la notion de perception telle qu’elle est abordée dans la psychopédagogie perceptive ne recouvre pas les cinq sens classiquement connus, mais convoque le rapport au corps vécu pour développer des potentialités perceptives inédites. Il s’agit donc d'un rapport au corps considérablement enrichi, appelé corps « sensible », au sens d’éprouvé comme sensible, comme « caisse de résonance » de toute expérience, perceptive, affective, cognitive ou même imaginaire. Le concept spécifique de « Sensible » qui en découle (cf. entre autres : Bois, 2001, 2006, 2007 ; Bois, Humpich, 2006 ; Bois, Austry, 2007 ; Berger, Bois, 2008 ; Berger, 2005, 2009a, 2009b) pointe autant la qualité des vécus éprouvés par la personne que la qualité du rapport que la personne entretient avec elle-même et avec son expérience : « Le Sensible dévoile ainsi une manière subtilement nouvelle de se laisser toucher par la vie, la nature, les situations et les êtres ; il se révèle du même coup être beaucoup plus qu'une simple sensibilité particulière du corps humain : le support possible d'une véritable ‘révélation’ du sujet à lui-même, et la voie d’accès à un foyer d'intelligibilité spécifique » (Berger, 2009a). C’est sur la prise en compte de cette subjectivité corporelle tout à fait particulière, que repose l’expérience pédagogique de formation à la recherche que nous présentons ici.

Quelques enjeux à l'œuvre au sein de la formation des praticiens-chercheurs

La littérature en sciences sociales est généreuse de réflexions sur les défis que représente l'acquisition de la posture de praticien-chercheur (Albarello, 2004 ; Bois, 2007, p. 118 ; Berger, 2009a, 2009b ; De Lavergne, 2007 ; Kohn, 2001 ; Mackiewicz, 2001). Nous n'en évoquerons ici que quelques-uns, ceux-là précisément que nous entendons faire découvrir à nos apprenants, au travers de l'atelier-recherche décrit plus loin.

Enjeux épistémologiques

Dans l'accès à la dimension épistémologique de la recherche, le contour même de la notion d'objet travaillé représente un premier défi pour le praticien-chercheur en formation. Il y a en effet nécessité de déplacement (du regard, du point de vue, de soi) pour qu’opère la transformation de la pratique quotidienne, évidente, connue, en véritable objet de recherche. Une pratique, quelle qu'elle soit, n'est en effet jamais spontanément un objet de recherche pour le praticien ; elle peut être le lieu d'une quête – le praticien est alors en recherche –, mais en faire un objet de recherche est tout autre chose. C’est le fruit d’une construction, car, comme le souligne R. Kohn, « cet objet n'existe pas comme tel dans le monde concret. [La] vision de chercheur le crée, sélectionnant les phénomènes et étudiant leurs rapports. C'est ce qu'il est censé faire. » (Kohn, op. cit., p. 24)

Autre enjeu épistémologique : le choix des moyens recrutés pour recueillir les données de terrain. Si, dans leurs pratiques respectives, praticien et chercheur recrutent bien souvent des outils proches (entretien, observation ou enquête), le chercheur les choisit et les utilise de manière avisée en lien avec l'ensemble de son projet de recherche. Là encore, R. Kohn pointe une difficulté : « quand un professionnel adepte de l'entretien d’aide tente de conduire un entretien de recherche : comment incorporer dans le moment mêmes les différences d'objectifs, d'objets, de posture d'intervieweur ? » (Ibid., p. 26).

La nécessité de se décentrer de sa posture classique – celle-là même qui le constitue praticien – amène l'apprenti praticien-chercheur dans un déséquilibre, loin de ses repères familiers. Consentir à cette transition inconfortable est un véritable travail. Pour reprendre ici les propos De Lavergne, « le travail de recherche ébranle le rapport au métier. » (op. cit., p. 32) Plus encore, c'est d'une véritable aventure transformatrice qu'il s'agit et celle-ci est exigeante : « le processus est un pèlerinage, un passage, une épreuve. » (Ibid., p. 39)

Nous verrons comment ces enjeux, rapidement ébauchés, sont abordés lors de notre première journée de formation.

Enjeux liés à la subjectivité

En recherche qualitative, le chercheur est bien souvent l'instrument de sa recherche (De Lavergne, op. cit.). Cette nature d'implication engage l'usage qu'il fait de ses compétences attentionnelles, réflexives mais également empathiques. Qu’il s’agisse de développer une intelligence intrapersonnelle ou tout autre attitude pertinente qui lui permettrait de faire un « audit de subjectivité » (Ibid.., p. 34), il s'agit ici de « travailler avec la ‘subjectivité’ en essayant de l’‘objectiver’, de la mettre sur la table pour que d'autres personnes puissent reconnaître la place du chercheur dans ce travail. » (Kohn, op. cit. , p. 36)

Dans le cadre de la psychopédagogie perceptive, la gestion de l'implication relève de l'éveil à ce que D. Bois nomme « la distance de proximité » (Berger, 2009a, 2009b ; Austry & Berger, 2009). En des termes simples, nos apprenants, de par le rapport de présence habitée à leur subjectivité corporelle qu’ils savent instaurer, sont dans des dispositions favorables pour effectuer un retournement épistémologique qui va faire de leur implication une force au service de la dynamique de la recherche, et non une faiblesse. C'est précisément de cette implication habitée dont nous, formateurs, allons tirer parti dans la mise en place de notre atelier de formation à la recherche.

Organisation de l’atelier

L’objet de recherche : les entrelacements du Sensible

Nos étudiants du master sont tous praticiens en fasciathérapie ou en somato-psychopédagogie, techniques de soin et d’éducation à la santé fondées sur le rapport au corps sensible. De ce fait, ils ont l’habitude de rencontrer, dans leur corps et dans le corps de leurs patients, un certain nombre d’« entrelacements » (ou de « chiasmes », pour reprendre un terme cher à Merleau-Ponty) caractéristiques de ces pratiques : le mobile et l'immobile, le dedans et le dehors, le corps-objet et le corps-sujet, le singulier et l'universel, le temporel et l'intemporel, le local et le global...

« Entrelacement » signifie ici que ces termes, à première vue opposés, se donnent à vivre contemporainement, de manière associée et complémentaire, voire en se potentialisant l'un l'autre.

Ce sont ces entrelacements que nous allons choisir de constituer en objets de recherche pour cette première journée de formation à la recherche. Pour réduire le territoire que nous allons explorer, nous convenons que dans un premier temps, nous nous ciblerons sur trois de ces chiasmes : immobilité/mobilité, corps-objet/corps-sujet, dedans/dehors.

En tant que formateurs, nous amenons l'attention de nos apprenants sur la facilité, l'évidence avec laquelle ils les fréquentent, sans plus se rendre compte que, dans des conditions habituelles de perception et de rapport au corps, cet accès relèverait d'un véritable exploit perceptif tout autant que cognitif. Voici donc cerné le contour d'une expérience qui constitue le socle de leur pratique professionnelle habituelle, mais qui doit maintenant changer de statut pour devenir objet de recherche.

Le cadre pratique : une situation professionnelle habituelle, mais pour alimenter un recueil de données

Nous proposons ensuite la mise en place d'une pratique de médiation manuelle en binôme, animée par un formateur, dans laquelle les apprenants se répartissent dans les rôles respectifs de « thérapeute » et de « patient ». Nous constituons ainsi 14 binômes ; nos apprenants sont familiers de ce type de situation : ils la fréquentent dans leur quotidien professionnel mais également au cours des stages qui ont constitué leur formation professionnelle. La rupture avec les habitudes consiste en ceci : au lieu de laisser s'installer les entrelacements caractéristiques du Sensible au service d'un geste thérapeutique ou éducatif – nos apprenants sont experts en la matière –, il va s'agir d'observer leur processus d'instauration.

Nous sentons les étudiants très mobilisés par cet atelier-recherche dans lequel leur expertise de praticien aura toute sa place pour s'exprimer mais dans lequel également, il leur est demandé une rupture radicale à la fois dans leur projet et dans leur intention, voire même dans leur rapport à la personne accompagnée. Le projet n'est plus de soigner ou d’éduquer, l'intention n'est pas d'être efficace, l'accompagnement n'est pas principalement thérapeutique ou pédagogique : il s'agit d'un travail de co-recherche.

Nous précisons les deux objectifs de cet atelier-recherche :

- fournir une description phénoménologique des entrelacements eux-mêmes (mobilité/immobilité, corps-objet/corps-sujet, dedans/dehors) ;

- dégager les actes de régulation que le praticien met en jeu pour favoriser leur instauration.

Structure de la pratique proposée

La pratique d'ensemble est constituée de plusieurs séquences combinant pratique de terrain et recueil de données :

- première séquence : pratique de médiation manuelle d'une durée de 45 minutes ;

- deuxième séquence : praticiens et patients, chacun de leur côté, consignent par écrit dans leur journal de bord la description de leur expérience des entrelacements (durée : 20 minutes)

- troisième séquence : pratique de médiation manuelle mais cette fois-ci praticiens et patients inversent leur rôle ; les binômes sont conservés (durée : 45 minutes) ;

- quatrième séquence : écriture dans le journal de bord (idem deuxième séquence).

Une cinquième séquence est mise en place, dans le projet de faire expérimenter aux apprenants la situation de l'entretien de recherche ; il s'agit d'un travail en groupes de quatre co-chercheurs (deux binômes issus des pratiques précédentes). Pour chaque groupe, la consigne est qu'un praticien-chercheur expose son recueil de données et qu'ensuite, les trois autres l'amènent, par des relances, à aller plus loin dans son témoignage, toujours au service des objectifs de la recherche. Les suggestions de relance sans les suivantes :

- faire préciser ce qui n'apparaît pas clair ;

- veiller à l'équilibre dans la conduite de l'enquête : interpeller la personne à la fois sur les contenus de vécu et sur les actes posés pour y accéder (exemple : dispositions atttentionnelles, régulation de la médiation manuelle...).

Enfin, à l'issue de cette demi-journée d'exploration, il est demandé à chaque groupe de consigner dans un même document les quatre témoignages recueillis individuellement, les éléments de témoignages supplémentaires recueillis lors du travail de co-recherche ainsi qu'un ou deux exemples de relance utilisée par chacun lors de ces interactions. Ce document sera à remettre dans un délai de deux mois ; il suppose bien entendu des interactions entre les participants, en dehors du temps institutionnel de formation.

C'est à partir de ces écrits que nous présentons quelques éléments d'analyse de la pratique que nous avons mise en place.

Analyse des recueils de données

À la lecture des travaux remis par nos étudiants, nous sommes frappés par la richesse des recueils de données qui permettent d'alimenter généreusement, d'une part la recherche sur le paradigme du Sensible et, d'autre part, notre réflexion sur la pédagogie mise en œuvre aux fins de former des praticiens-chercheurs. C'est cette dernière que nous allons développer ici.

Description des entrelacements du Sensible

Les trois entrelacements – mobilité/immobilité, corps-objet/corps-sujet, dedans/dehors – sont richement documentés. Il n'est pas dans le propos de cet article de produire une description phénoménologique des chiasmes du Sensible ; précisons simplement que ces données seront utilisées dans notre dispositif pédagogique, plus tard dans la formation, comme corpus à partir duquel se fera l'apprentissage de l'analyse qualitative.

Concernant la dynamique d'apprentissage de la recherche, il nous semble important de relever quelques points. Nous sommes frappés par le niveau de détail des descriptions recueillies ; elles dépassent très largement les éléments amenés par l'animateur lors de son guidage. Elles témoignent ainsi d'une bonne articulation des apprenants par rapport aux objectifs de recherche. Il est remarquable que les descriptions fournies s'avèrent enracinées dans l'expérience des praticiens : nous n'avons pas affaire à une importation maladroite d’éléments descriptifs amenés par l'animateur.

La capacité des apprenants à épouser la dynamique de la découverte est surprenante. Ils accèdent à des nouveautés et répertorient par exemple, sans s'y attarder cependant, des entrelacements bien réels mais qui n'ont pas été annoncés par l'animateur : bruit/silence, repos/vigilance, matière/mouvement, thérapeute/patient,... Ils vont jusqu'à relever une dynamique « d'entrelacement d'entrelacements », pour reprendre le terme de l'un d'entre eux, témoignant ainsi sans le savoir de la prégnance de la logique de réciprocité, caractéristique du paradigme du Sensible. Axelle, thérapeute, décrit par exemple : « à ce moment il n'y avait plus de dehors/dedans. C'est en même temps. L'entrelacement se faisait par l'équilibre que je ressentais dans cette mobilité/immobilité. »

Actes de régulation posés par les apprenants lors de la pratique de terrain

Adopter le projet attentionnel proposé est en soi un acte de régulation nouveau par rapport à la pratique professionnelle quotidienne. Brigitte (thérapeute) témoigne : « cette présence aux entrelacements me rend beaucoup plus présente aux effets et à l'enrichissent de ce qui se déroule ;[il y a] comme une 'tension perceptive'. Toute la pratique en est transformée, c'est la première fois que je peux nommer à ce point le changement de statut du corps. »

Nous notons également que certains praticiens témoignent des indicateurs dont ils se servent en temps réel pour évaluer la conduite de leur pratique. Ainsi, Michèle (thérapeute) observe : « Premier contact : perception d'une première couche de mobilité, épaisse, au-dessus d'une immobilité - information très nette. Je ne la sens pas touchée [la patiente] dans son identité ; je le perçois parce que moi-même je ne suis pas touchée. » Sylvain (thérapeute), note également : « le corps est objet quand il est en mouvement sans dynamisme, il est sujet quand je sens l'être animer la chair dans les détails. Un sourire me vient lorsque le corps devient sujet. Je suis touché. Quand le corps redevient objet, je me demande si ma pression est juste, si ma présence est toujours attentive. Je change de pression, je me replace dans mon corps. Si je suis sujet, mon corps est contagieux : cela crée des effets dans l'autre. »

À propos du rapport à la subjectivité

Beaucoup d'apprenants se prononcent sur l'usage actif qu'ils font de leur subjectivité, de leurs ressources attentionnelles, de leur qualité de présence. Rappelons ici que leur formation professionnelle de base leur a donné des compétences en la matière, ainsi qu'un vocabulaire adapté. Sylvain (thérapeute) synthétise remarquablement ce qu'il appelle une « disposition ultra favorable : être à l'écoute dans moi du lieu du Vivant. » D'autres évoquent l'importance d'une « attentionnalité protentionnelle » (Axelle). Cette façon très particulière d'habiter la subjectivité est une clé pour la pratique professionnelle mais se révèle également précieuse dans la dynamique de passage de la posture de praticien à celle de praticien-chercheur.

Dans le projet d'approcher l'entrelacement corps-objet/corps-sujet, Sylvain (thérapeute) nous confie par exemple : « porter une intention et attendre. Donner des conditions de silence. Tentatives de variations dans les pressions de la main : la paume accueille la matière, qui accueille les nouveautés. » La régulation est fine : « objectif de faire plus confiance dans ce qui s'offre sous la main. Savoir que j'ai peu d'influence sur ce qui se donne. »

Cette neutralité active (Bois, Austry, op. cit. ; Berger, Austry, op. cit.), savant mélange de passivité et d'activité, se traduit par une habitation délicate du rapport à la subjectivité. Sylvain, toujours, précise : « qualité d'ouverture de savoir attendre... Je me laisse accompagner dans l'apprivoisement d'un espace sensible et, de ce lieu, j'attends. Je ne sais plus, j'ai confiance. Quitte à ce que rien ne vienne. J'attends... »

Nous trouvons là une belle description de la subjectivité du sujet sensible, qui se révèle un outil puissant pour le processus d'apprentissage de la recherche, tout comme une voie de passage efficace combinant prise de distance et implication dans la pratique de terrain.

Le rapport au corps est central dans l'établissement du sujet au coeur de cette présence particulière à la subjectivité du Sensible. Sylvain nous donne une clé : « suis-je toujours présent ? [...] Comment faire pour attendre ? De moi-même, me rendre sujet de mon corps. Où est le vivant dans mon corps ? Si j'habite un corps sujet, je suis contagieux. Ce qui m'anime en moi est à l'écoute en moi, à l'écoute en moi de celui qui m'attend [le patient]. » La présence au corps sensible - le corps animé du vivant, du mouvement interne (Bois, 2001, 2006 ; Berger, 2006 ; Humpich & Lefloch, 2009) - offre également la possibilité d'une gestion fructueuse de l'implication pour l'apprenti praticien-chercheur. Georges (thérapeute) nous fait pénétrer dans ce processus : « Point d'appui : oser le silence, faire confiance à la mobilité, comme si je laissais le mouvement être ; je l'observe et je l'accompagne uniquement par la conscience que j'en ai. C'est plus qu'être observateur, je suis impliqué. C'est comme être à la fois mouvement et immobilité. »

Se dessine peut-être là l'un des fondements du sujet sensible, caractéristique qui sera très précieuse pour le futur praticien-chercheur. Au contact du mouvement interne, cet état très particulier d'être tout à la fois « mouvement et immobilité » est probablement la clé qui permet de concilier l'inconciliable : au cœur même de son expérience, être sujet de celle-ci. Se dévoile ainsi la « distance de proximité » que nous avons évoquée précédemment. Elle offre au praticien un rapport renouvelé à son corps percevant et agissant, et au chercheur un rapport renouvelé à son expérience de terrain. D. Bois traduit cette double présence par l'expression : « maintenir ensemble le 'je' qui vit et le 'je' qui observe. » (Cité par Austry, Berger, 2009)

La découverte de la posture de praticien-chercheur

Nos apprenants sont tous des experts de la relation d'accompagnement et dans l'atelier que nous leur proposons, il s'agit pour eux de s'émanciper de cette posture pour s'ouvrir à des dispositions différentes. Ce déplacement n'est pas vécu comme facile ; au passage, c'est là le signe qu'un effort s'exerce, de la part de l'apprenant, le sortant de son aisance coutumière. Fabienne résume bien l'enjeu : « j'ai beaucoup de mal à me mettre dans la posture du praticien-chercheur pendant que je traite. Je suis vite replongée dans ma posture de thérapeute habituelle au service de mon patient. Mais en même temps, je constate que j'ai découvert dans cette pratique le lien 'au monde', que je ne connaissais jusqu'alors que dans la méditation. J'ai presque le sentiment d'avoir oublié mon patient dans ces moments-là. » Il est clair ici que le passage à la posture de praticien-chercheur, quand il est entrepris, s'accompagne d’une ouverture à un nouvel horizon perceptif qui vient bouleverser le paysage qui se donnait jusqu'ici dans la relation d'accompagnement.

Élément remarquable, pour Fabienne toujours, le constat de cette nouveauté lui donne spontanément l'élan de réinvestir a posteriori cet enrichissement au service de son activité professionnelle : « je réalise tout ce que j'ai à explorer à partir de cette nouvelle posture au service de mon patient. » Nous voyons là spontanément à l'œuvre la dynamique du praticien réflexif (Argyris, 1993 ; Schön, 1983), qui envisage de participer activement au renouvellement de sa pratique.

Nature du rapport à l'objet de recherche : perception et réflexion dans et sur l'action

Les témoignages de nos apprenants permettent même d'esquisser la dynamique qui se met en place dans le rapport à l'objet de recherche, lors de la pratique de terrain. Ce rapport peut être tour à tour à dominante perceptive ou cognitive. Il est clair que la perception des entrelacements domine mais la dimension cognitive inhérente à la perception n'échappe pas à Louise (patiente) par exemple ; alors qu'elle témoigne des entrelacements les plus accessibles pour elle, elle note une « attention mise en œuvre intellectuellement vers l'entrelacement [le plus difficile à atteindre pour elle]. Je le cherche. »

Axelle, de son côté, précise ce qui constitue en fait un entrelacement entre perception et cognition, que nous estimons caractéristique de la subjectivité du Sensible : « Attentionnalité protentionnelle. Un espace en moi qui devient plus grand. Contact avec la sensibilité, le Sensible en moi. Il n'y a pas de pensée sur l'entrelacement mais cela vient à moi sans que je m'en occupe. Je reconnais ce qui est en train de se faire. » Cette discrimination perceptive est l'un des visages que prend, dans le paradigme du Sensible, la réflexion dans l'action (Argyris, op. cit. ; Schön, op. cit.).

Un peu plus loin dans son recueil de données, Axelle s'inscrit également dans une réflexion sur l'action (Ibid.), et ceci à un double niveau : réflexion sur la pratique de terrain, réflexion sur la pratique de praticien-chercheur. Elle écrit en effet : « ce que j'ai mis en œuvre, surtout maintenant, c'est comprendre, en écrivant ce qui se déroule dans la thérapie. Et ce qui me frappe, c'est justement le fait de reconnaître l'entrelacement sans le chercher. »

Naissance à d'autres habiletés du praticien-chercheur

À l'occasion de cet atelier-recherche, nos apprenants ont eu à s'exercer au recueil des données – description, journal de bord, entrevue avec des co-chercheurs. Nous avons mentionné au début de cet article l'enjeu qu'il y avait, pour des praticiens du champ de la thérapie par exemple, à passer d'un entretien d'aide à un entretien de recherche. En parcourant les travaux de nos apprenants, et plus particulièrement leurs remarques concernant les relances qu'ils ont effectuées durant l'entretien de co-recherche, nous voyons naître des habiletés typiques du praticien-chercheur.

Les demandes de clarification sont en rapport avec l'objet de recherche. À travers certaines relances, les apprentis intervieweurs veillent aux objectifs de recherche, en s'assurant que le témoignage du praticien-chercheur qui partage ses données soit équilibré entre description des entrelacements et description des actes de régulation posés pour favoriser ces derniers. Dans un premier temps, Axelle interroge par exemple : « au moment où tu t'es dit : 'ça, c'est un entrelacement mobilité/immobilité', que s'est-il passé ? » ; dans un deuxième temps, elle poursuit : « quels sont les éléments de ta pratique (ajustements de pression...) qui font que les entrelacements deviennent évidence ? »

Signalons enfin l'émergence spontanée, ça et là, de mouvements réflexifs essentiels à la pratique de la recherche. Citons-en deux exemples. Nous constatons l'émergence d'une dynamique de questionnements : « comment faire pour, de moi-même, me rendre sujet de mon corps ? » (Georges). Mais nous voyons également apparaître de petites séquences de théorisation. Autour de l'entrelacement mobilité/immobilité, Sylvain avance par exemple : « l'immobilité est le témoin de ma personnalité ; l'entrelacement immobilité/mobilité, c'est celui que je suis en train de devenir. Le mouvement, c'est celui que je ne suis pas encore. »

En résumé, nous savons avoir invité nos apprenants à une série de « premières fois » en matière de pratique de la recherche. À partir des données recueillies, il nous sera possible, plus tard au cours du cursus, d'illustrer plus précisément les dynamiques constitutives d'un projet de recherche complet : problématisation, analyse qualitative, théorisation...

Conclusion et perspectives

La modalité de formation que nous avons mise en place n'obéit pas à une pédagogie de la progressivité. Il s'agit plutôt d'une immersion précoce dans la recherche en actes. Le pari est audacieux car cette immersion intervient avant même que les formateurs aient présenté les bases théoriques de ce qui fait la recherche. Rappelons que nous sommes au premier jour d'un cursus de master.

Ce que nous avons appelé une initiation à la recherche par la recherche repose en fait sur une pédagogie de l'action habitée. Une composante majeure nécessaire au succès de cette entreprise est l'instauration par les apprenants d'une qualité de présence au nouvel exercice qu'est la pratique de la recherche. Il s'agit d'accéder à, et de se maintenir dans une « présence à soi au sein de l'action » (Bois, Humpich, op. cit.) ; autour de ce thème, il serait intéressant de convoquer une réflexion approfondie sur les enjeux praxéologiques à l'œuvre dans cet atelier-recherche ainsi que dans son analyse (Mandeville, 2002).

Le fait est que nos apprenants témoignent d'une agilité surprenante dans le déplacement de leurs habitudes perceptives et cognitives, depuis la posture de praticien vers celle de praticien-chercheur, même si cela réclame un effort certain.

Ce faisant, ils mettent spontanément en œuvre une sorte de paradoxe épistémique : pour eux, s’extraire de l’évidence de la pratique professionnelle, changer de regard sur ses composantes les plus habituelles, modifier le rapport qu’ils ont avec le principe fondateur de cette pratique (le Sensible lui-même) ne se fait pas par une mise à distance mais au contraire par un investissement supplémentaire de ce principe.

Pour conclure, ce nouvel investissement, réorienté par une attention et une intention spécifiques au service de la recherche, montre qu’avec un accompagnement pédagogique adéquat, c’est le paradigme du Sensible lui-même qui se laisse habiter pleinement. Il se donne là une voie de passage pour sortir du constat posé par E. Morin : « le paradigme joue un rôle à la fois souterrain et souverain dans toute théorie, doctrine ou idéologie. Le paradigme est inconscient, mais il irrigue la pensée consciente, la contrôle. » (Morin, 2000, p. 25) Gageons qu'à travers l'accès à la présence à soi au sein de la pratique de la recherche, le praticien-chercheur du Sensible peut réussir à résoudre de façon inédite la dualité implication/distance et ainsi s’engager avec succès dans l'exploration scientifique des potentialités humaines.


[1] Ce master a été créé sous l'impulsion de D. Bois à la Faculté de sciences humaines et sociales de l'Université Fernando Pessoa de Porto, en collaboration avec l'établissement d'enseignement supérieur Point d'appui, situé à Ivry-sur-Seine (France).

[2] Ces publications sont disponibles sur www.cerap.org

Marc Humpich
Eve Berger
Danis Bois

Sources: 

Albarello, L. (2004). Devenir praticien-chercheur : comment réconcilier la recherche et la pratique sociale. Bruxelles : De Boeck Université.

Austry, D., Berger, E. (2009). Le chercheur du Sensible – Sa posture entre implication et distanciation, Communication au 2ème Colloque international francophone sur les méthodes qualitatives, Recherches qualitatives : enjeux et stratégies, 25-26 juin 2009, Lille, publié en ligne : http://www.trigone.univ-lille1.fr/cifmg2009.

Argyris, C. (1993). Savoir pour agir. Paris : InterÉditions.

Berger, E. (2005). Le corps sensible : quelle place dans la recherche en formation ? Revue internationale Université Paris 8. Pratiques de formation/analyses. n° 50, "Corps et formation", 51-64.

Berger, E. (2009a). Praticiens-chercheurs du Sensible : vers une redéfinition de la posture d’implication, in Sujet sensible et renouvellement du moi ; les propositions de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie. Bois D., Josso M.-C., Humpich M. (dir.), (Hillion J. coord. pour la version française). Ivry sur Seine : Point d'Appui, pp. 167-190.

Berger, E. (2009b). Rapport au corps et création de sens en formation d'adultes : étude à partir du modèle somato-psychopédagogique. Thèse de doctorat, université Paris-VIII.

Berger, E., Bois, D. (2008). Expérience du corps sensible et création de sens. La clinique du sport et ses pratiques, Abadie S. (dir.). Nancy : Presses Universitaires de Nancy.

Bois, D. (2001). Le sensible et le mouvement. Paris : Point d'Appui.

Bois, D. (2006). Le moi renouvelé, introduction à la somato-psychopédagogie. Paris : Point d'Appui.

Bois, D. (2007). Le corps sensible et la transformation des représentations chez l'adulte : vers un accompagnement perceptivo-cognitif à médiation du corps sensible. Thèse de doctorat européen, Université de Séville, Département didactique et organisation des institutions éducatives.

Bois, D., Austry, D. (2007). Vers l'émergence du paradigme du Sensible. Réciprocités, n°1, 6-22.

De Lavergne, C. (2007). La posture du praticien-chercheur : un analyseur de l’évolution de la recherche qualitative. Recherches qualitatives, hors série n° 3, 28-43.

Humpich, M., Bois, D. (2006). Pour une approche de la dimension somato-sensible en recherche qualitative. Revue électronique Recherches qualitatives, hors série n° 3, p. 461-489.

Humpich M., Lefloch, G. (2009). « L’émergence du sujet sensible : itinéraire d’une rencontre au cœur de soi », in Bois D., Josso M.-C., Humpich M. (orgs) (2009), Sujet sensible et renouvellement du moi : les contributions de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie, Paris : Éditions point d’appui.

Kohn, R. (2001). Les positions enchevêtrées du praticien-qui-devient-chercheur. In Praticien et chercheur : parcours dans le champ social, M.-P. Mackiewicz (coord.). Paris: L'Harmattan.

Mackiewicz, M. P. (coord.) (2001). Praticien et chercheur : parcours dans le champ social. Paris : l'Harmattan.

Mandeville, L. (Dir.) (2002).  Praxéologie et résistance. Interactions, Vol. 6, N°1. Université de Sherbrooke.

Morin, E. (2000). Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Paris : Seuil.

Schön, D. A. (1983). The reflective practitioner : How professionals think in action. New York : Basic Book.


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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 05 - Exploration des potentialités humaines

Deux parties dans ce numéro, l'une est consacrée à l'exploration des potentialités humaines, l'autre est une tribune donnée à quatre chercheurs brésiliens

Hélène Bourhis présente les premiers résultats de sa recherche doctorale sur l'intelligence sensorielle et les prémices d'une d'une théorisation

Marc Humpich, Eve Berger et Danis Bois opèrent un retour réflexif et conceptualisant sur un accompagnement de praticiens-chercheurs en formation pour mettre en évidence la dimension d'innovation pédagogique à l'oeuvre lorsque le projet est centré sur l'apprenant et le déploiement de ses potentialités d'humain

La tribune brésilienne est consacrée à quatre sujets très différents : l'un sur le vécu face au vieillissement, un autre sur la danse comme pratique formative auprès d'enseignants, un troisième sur l'enjeu d'être sujet, et un dernier sur la notion de santé au carrefour du savoir homéopathique et de la médecine chinoise