L’objet de cette communication est de présenter une réflexion, menée actuellement au sein du Cerap[1], sur les apports du « paradigme du Sensible » (Bois, 2009 ; Bois, Austry, 2007 ; Humpich, Bois, 2007 ; Bois, 2007 ; Berger, 2009a) à la posture de recherche et d’analyse qualitative. Cette réflexion s’appuie sur notre expérience de praticiens en somato-psychopédagogie (Bois, 2006 ; Berger, 2006), de praticiens-chercheurs et de directeurs de mémoires de master dans le domaine de la psychopédagogie perceptive au sein du Cerap.
Après une brève présentation de la recherche en somato-psychopédagogie, qui prolonge les réflexions de (Humpich, Bois, 2007 ; Bois, Austry, 2007 ; et Berger, 2009), nous avons choisi de mettre en avant des thèmes centraux et originaux de la posture de chercheur du Sensible. Nous pensons que ceux-ci apportent un éclairage nouveau sur l’un des thèmes importants de la recherche qualitative, à savoir l’implication du chercheur, que ce soit en terme de travail de terrain (Cefaï, 2003) ou de praticien-chercheur (Mackiewicz, 2001 ; De Lavergne, 2007).
La recherche sur le Sensible, avec le Sensible
Pour la compréhension de l’origine de nos propositions, nous présenterons brièvement la somato-psychopédagogie[2]. Cette discipline innovante se propose d’accompagner des personnes ou des groupes en mobilisant des cadres d’expérience centrés sur le rapport au corps et au mouvement, avec le projet de favoriser l’enrichissement des dimensions perceptive, cognitive et comportementale des interactions que la personne déploie avec elle-même, avec les autres et avec le monde qui l’entoure. Elle se situe donc au carrefour entre sciences de l’éducation, psychopédagogie et pédagogie de la santé.
Précisons d’emblée le statut du corps dont nous parlons. Il s’agit du corps « sensible », du corps éprouvé comme sensible, comme « caisse de résonance » de toute expérience, perceptive, affective, cognitive ou même imaginaire. Sous ce rapport, le sujet découvre un autre rapport à lui-même, à son corps, et à sa vie, il se découvre sensible, il découvre la relation à son Sensible (Bois, Austry, 2007). Le concept de « Sensible » pointe donc autant la qualité des vécus éprouvés par la personne que la qualité du rapport que la personne entretient avec elle-même et avec son expérience, rapport qui devient aussi la source de compréhensions nouvelles, d’une nouvelle nature de connaissance. Le Sensible dévoile ainsi une manière subtilement nouvelle de se laisser toucher par la vie, la nature, les situations et les êtres ; il se révèle du même coup être beaucoup plus qu’une simple sensibilité particulière du corps humain : le support possible d’une véritable « révélation » du sujet à lui-même, et la voie d’accès à un foyer d’intelligibilité spécifique (Berger, 2006, p. 75).
Depuis 2002, sous l’impulsion de D. Bois, la somato-psychopédagogie fait l’objet de recherches et d’enseignements de troisième cycle, d’abord à l’Université Moderne de Lisbonne, puis aujourd’hui, à l’université Fernando Pessoa de Porto, dans le cadre du Cerap. Mais la somato-psychopédagogie, par son approche originale du corps, intéresse un large public de chercheurs, ce qui nous a conduits à de nombreuses collaborations avec des chercheurs du monde des sciences de l’éducation (en France, mais aussi à l’étranger, comme au Brésil) et de la psychosociologie (comme au Québec avec l’université de Rimouski). Au départ proprement corporelle, l’expérience du Sensible devient ainsi objet de réflexion, et même l’opportunité de constitution d’un véritable champ de recherche.
La première particularité de notre communauté de recherche est qu’elle est constituée par les praticiens eux-mêmes, qui ont entrepris la démarche de devenir des chercheurs à part entière. À ce jour, près de deux cents hommes et femmes, professionnels de la santé, de l’éducation ou du corps, tous formés au cours des vingt dernières années à notre approche du soin et de l’accompagnement sont devenus ou sont en train de devenir praticiens-chercheurs, dans un département universitaire créé et dirigé par des pairs exerçant dans la même discipline (Berger, 2009a). Le fait est suffisamment original pour être souligné.
Mais à discipline nouvelle, exigences nouvelles de recherche. Dans le prolongement de (Humpich, Bois, 2007), nous sommes rendus aujourd’hui à une étape essentielle, qui se traduit par l’émergence d’un paradigme nouveau (paradigme étant pris ici autant comme procédure méthodologique de référence, pour nos pratiques thérapeutiques et psychopédagogiques, que comme modèle théorique orientant la recherche et la réflexion). Nous l’avons nommé le « paradigme du Sensible » (Bois, Austry, 2007).
Du point de vue épistémologique, la caractéristique centrale du paradigme du Sensible est qu’il s’appuie sur le caractère référentiel de l’expérience humaine qui anime l’ensemble de nos questionnements de recherche. Nous nous inscrivons donc naturellement dans la mouvance très générale de la recherche qualitative et compréhensive (Paillé, Mucchielli, 2008 ; Santiago Delefosse, Rouan, 2001).
Mais, du point de vue de la posture de recherche, le fait remarquable est le mode d’implication du chercheur dans sa recherche, qui dépasse même ce que Moustakas a tenté de modéliser sous le nom de recherche heuristique (Moustakas, 1990). En effet, si nos recherches portent sur nos pratiques, si elles circonscrivent comme objet de recherche le Sensible et son expérience, elles ont le caractère radical de se faire « en acte », avec et même depuis, le Sensible lui-même. L’expérience du Sensible ne pouvant s’étudier de l’extérieur, la cohérence de notre posture de recherche nous oblige non seulement à ne pas exclure le sujet de la recherche de sa recherche, mais aussi à définir et spécifier le mode de participation du chercheur au processus de sa recherche, un mode qui nous semble porter à son maximum l’exigence d’implication voulue par le courant de recherche des « praticiens-chercheurs ». De plus, il ne s’agit pas pour nous de viser une recherche sur, ou à propos de, son terrain de pratique, comme par exemple (Perrault Soliveres, 2001a) ou comme les exemples donnés dans (Olivier de Sardan, 2000) dans une optique sociologique ou ethnologique ; il s’agit de recherches portant sur notre pratique même, et donc de recherches depuis notre pratique. Loin de nous placer dans une attitude schizophrénique entre terrain et recherche (Olivier de Sardan, 2000), nous y voyons le respect de la cohérence nécessaire à notre posture de recherche.
Sur la posture qualitative et l’implication
Notre orientation, dans cette communication, consiste à supposer incontournable la posture d’implication du chercheur et de regarder alors, d’un point de vue pragmatique, à quoi est confronté le chercheur de terrain ou le praticien-chercheur, et comment il peut s’y prendre.
Même s’il existe dans la littérature des manuels de recherche de terrain (Beaud, Weber, 1998), ou de célèbres descriptions du vécu d’arrière-plan de terrain comme (Favret Saada, 1981), la méthodologie pratique de la posture de « chercheur impliqué » ne nous semble pas avoir été approfondie pour elle-même. On trouve cependant soit des remarques suggérant l’intérêt, ou même la nécessité, d’une écoute flottante (Kaufman, 1999 ; Cefaï, 2003 ; Kohn, 1986), soit même des expérimentations s’appuyant sur l’usage de techniques psychothérapeutiques, comme (Moustakas, 1990) et (Todres, 2007) avec le focusing de Gendlin.
Mais quelles problématiques précises soulève l’implication dans son activité de recherche ? En nous appuyant sur l’étude fouillée de (Cefaï, 2003), nous relèverons l’exigence d’un travail sur soi, et même « l’épreuve corporelle » vécue par le chercheur au contact de sa recherche.
Tout chercheur de terrain et, encore plus, tout praticien-chercheur, est confronté au nécessaire détachement (ou distanciation) par rapport à sa propre subjectivité entendue comme position, ou place, dans une structure, et comme singularité propre : « Le travail de terrain doit être ainsi animé par un principe de réflexivité. S’imposer la discipline de décrire les ‘choses telles qu’elles sont’, idéal inaccessible mais indispensable, suppose tout un travail pour se départir de ses idées reçues, de ses prénotions et de ses préconceptions. […] Elle est un travail sur soi et sur l’ancrage de son organisme dans des environnements […]. » (Cefaï, 2003, p. 524)
Mais, du point de vue du chercheur lui-même, que veut dire ce « travail sur soi », que réclame-t-il ? Nous évoquerons juste comme exigence possible, même si elle est très spécifique – mais parce qu’elle vient d’une autorité prestigieuse, la socioanalyse de P. Bourdieu – ce qu’il caractérisait comme une « véritable ascèse de soi », évoquée dans ses derniers écrits comme une forme d’aveu ou de retour réflexif en lien avec sa propre histoire personnelle : « […] je crois profondément que le chercheur peut et doit mobiliser son expérience, c’est-à-dire ce passé, dans tous ses actes de recherche. […] Seule une véritable socioanalyse de ce rapport (à ce passé), profondément obscur à lui-même, peut permettre d’accéder à cette sorte de réconciliation du chercheur avec lui-même, et avec ses propriétés sociales, que produit une anamnèse libératrice. » (Bourdieu, 2003, p. 55-56)
La posture du chercheur du Sensible
Implication, immersion et expertise du terrain d’un côté, distanciation, décentrement de l’autre, sont des termes opposés qui tentent de circonscrire la nature, pour ainsi dire spatiale, de la posture du chercheur qualitatif. En comparaison et contraste avec la proposition de P. Paillé, qui parle de « méthodologie de la proximité » (Paillé, 2007), nous allons reprendre et décrire le concept de D. Bois de distance de proximité, pour caractériser la posture du chercheur du Sensible. L’intention de cet oxymore va plus loin que l’exigence que doit gérer le chercheur impliqué : tenir ensemble à la fois l’implication incontournable du praticien-chercheur et la nécessaire objectivation. Car au-delà de la thèse de R. Kohn : « Les contraires sont expressément pris en compte simultanément. […] Ici la règle dit que les deux positions non seulement co-existent mais se valent, que l’une peut dominer un temps, mais qu’ensuite ce sera l’autre, et ainsi de suite, en ‘hiérarchie enchevêtrée’. » (Kohn, 2001, p. 34), le « tenir ensemble » de D. Bois traduit la possibilité, dans le champ du Sensible, de dépasser la simple co-existence des contraires pour instaurer une méthodologie de potentialisation mutuelle.
Les conditions extra-quotidiennes de l’expérience
La première condition d’instauration de la distance de proximité repose sur la vision spécifique à la somato-psychopédagogie du cadre d’expérience, que D. Bois a cerné comme les conditions extra-quotidiennes de l’expérience. Autant le chercheur de terrain s’intéresse au ‘monde commun’, autant le chercheur du Sensible, par une suspension de ce ‘sens commun de l’expérience’, ouvre la porte à une expérience corporelle renouvelée, créatrice de sens et de connaissance nouvelle.
En effet, ces conditions non usuelles, en modifiant les cadres habituels de notre rapport au corps (dans le type d’usage que l’on en fait mais aussi et surtout dans l’attitude attentionnelle habituelle), placent le sujet dans une expérience de lui-même qui le sort de l’expérience première. Les conditions extra-quotidiennes sont conçues pour ‘produire’ des perceptions extra-quotidiennes, c’est-à-dire des perceptions inédites, qui n’auraient pas existé en dehors de cette situation.
Les conditions extra-quotidiennes d’apparition et de rapport à l’expérience du Sensible prennent ici leur valeur épistémique en tant qu’elles peuvent être considérées comme un acte équivalent, sur le plan de l’expérience de soi, à la réduction proprement scientifique qui consiste à mettre entre parenthèses ce qui a trait au sens commun.
La neutralité active
Faisant suite à l’instauration de ces conditions spécifiques, et en cohérence avec l’idée de suspension, la posture de neutralité active est la posture requise dans tous les gestes professionnels des somato-psychopédagogues. Dans un travail précédent avec D. Bois, nous décrivions : « La part de neutralité correspond à un ‘laisser venir à soi’ les phénomènes en lien avec le mouvement interne, sans préjuger du contenu précis à venir. […] Le ‘laisser venir à soi’ est un ‘savoir attendre’ qui consiste d’abord à ne pas anticiper ce qui va advenir. […] La part active consiste à procéder à des réajustements perceptifs permanents en relation avec la mouvance que l’on accueille. […] La posture de neutralité active procède d’une infinité de précautions afin de ne pas peser sur les phénomènes qui émergent de la relation au Sensible. » (Bois, Austry, 2007, p. 10).
La neutralité active résulte donc d’un équilibre paradoxal, un chiasme selon l’expression de Merleau-Ponty, entre le maintien d’un contact étroit avec les phénomènes du Sensible et la neutralité d’une attention panoramique. Dans cette vision chiasmatique, la neutralité est aussi active dans le sens même où elle « repose paradoxalement sur une totale implication du sujet dans l’acte perceptif, une totale implication dans la relation au Sensible » (Ibid., p. 11).
Du point de vue épistémique, la maîtrise et l’expertise de cette posture de neutralité active nous paraissent rendre accessibles les exigences recherchées par le chercheur impliqué et ainsi soulignées par D. Cefaï : « Le travail de terrain dépend de bout en bout de la capacité de l’enquêteur à se déporter vers le point de vue des autres, à puiser dans ses propres réserves d’expérience des éléments de compréhension des situations, à s’installer dans un entre-deux d’où un processus de traduction réciproque entre mondes s’avère possible. » (Cefaï, 2003, p. 517)
Le point d'appui
La neutralité active se forme en grande partie par l’apprentissage de ce que l’on appelle le point d’appui, geste fondateur des pratiques manuelles, gestuelles et introspectives du Sensible, mis au point par D. Bois (Bois, Berger, 1990 ; Bois, 2009). Sans entrer dans des détails techniques, il s’agit de l’acte manuel par lequel un praticien offre à son patient l’opportunité de se mobiliser, grâce à un arrêt proposé à la dynamique tissulaire interne, lui offrant ainsi une forme de résistance constructive. Nous retrouvons dans ce geste la philosophie de la neutralité active : le praticien crée les conditions de la mobilisation, mais sans imposer de solution prédéfinie. De plus, dans cet acte, le praticien doit apprendre à ne pas se laisser entraîner par ses premières impulsions, le point d'appui devenant une école du « lâcher-prise » de ses propres intentions pour laisser émerger la demande profonde du corps du patient.
Sur le plan de la recherche, les implications du point d’appui sont importantes. Elles concernent en effet de manière évidente la possibilité de suspendre les a priori et allants de soi contraires aux conditions saines de la recherche, mais ouvrent aussi et surtout sur la possibilité d’accueillir ce qui peut naître d’inconnu, de neuf, d’imprévu, tant dans le processus d’élaboration théorique que dans la phase d’analyse et d’interprétation des données.
Posture d’observation et distance de proximité
Finalement, réunis ensemble, conditions extra-quotidiennes, neutralité active et point d'appui, cernent les contours de cette distance de proximité qui offre au praticien un rapport renouvelé à son corps percevant et au chercheur un rapport renouvelé à son expérience de terrain. D. Bois traduit cette double présence par l’expression : « Maintenir ensemble le ‘je’ qui vit et le ‘je’ qui observe ». Je peux en temps réel, dans cette posture, sentir à la fois que je sens et ce que je sens, percevoir à la fois que je perçois et ce que je perçois, prendre acte à la fois que je pense et de ce que je pense.
Cette possibilité, pour le chercheur, de développer une telle faculté opérationnelle, met à mal par la célèbre formule d’A. Comte, pour qui la contemplation directe de l’esprit était impossible : « On ne peut pas être à la fois dans la rue et au balcon ». Non, il n’est pas totalement et définitivement impossible d’être spectateur de soi au sein même d’une expérience en cours, ni d’être à la fois auteur et spectateur de ses propres actes et de son propre vécu.
Conclusion
Si, pour reprendre les termes de R. Kohn, le praticien-chercheur « ne renie pas sa ‘subjectivité’, au contraire il en tire parti » (Kohn, 1986, p. 819), il lui faut disposer d’outils adéquats lui permettant de se construire dans cette posture délicate et impliquante. Et l’appui et l’explicitation objective de ces outils ne peuvent que renforcer la validité de ses propres résultats de recherche.
Au terme de ce bref parcours, nous espérons avoir plaidé l’intérêt que la notion de distance de proximité, et sa pragmatique éprouvée dans nos nombreux travaux de recherche, peut avoir pour toute recherche de terrain et pour tout praticien-chercheur. Nous espérons avoir montré comment chacune de ses dimensions, conditions extra-quotidiennes, neutralité active et point d'appui, offre des échos et des réponses aux nombreuses questions que se posent les chercheurs qualitatifs.