« Le soin est d’emblée relation, il se donne dans une relation. Ceci implique de reconnaître une dimension éthique au soin, dans son caractère essentiellement relationnel. Mais d’une certaine façon, toute relation éthique à l’autre est une relation de soin. […] Une telle relation est soin, parce qu’elle est réellement souci, préoccupation de l’autre. Elle contribue à ce que l’autre puisse être véritablement sujet, et pas seulement une fonction sociale ou instrument de mon vouloir ou de mon désir réduit à une fonctionnalité. » (Philippe Barrier, 2010, p.156)
Dans ce texte, je préciserai tout d'abord que c'est en tant que formatrice-chercheure à l'Université du Québec à Rimouski, œuvrant dans les programmes en psychosociologie où j'enseigne les relations humaines et forme à l’accompagnement du changement humain, que je me propose de réfléchir sur mon expérience personnelle d’accompagnement de mes propres processus de transformation comme sur mes pratiques de formation et d’intervention, pour approcher la question des pratiques relationnelles et de leur renouvellement. Je considère en effet qu'accompagner le changement humain exige d’oser investir au présent sa propre subjectivité pour se voir à l’œuvre dans les négociations importantes qui interpellent les personnes, les groupes, les organisations, les communautés accompagnées.
Ensuite, il est important que le lecteur sache que les programmes de formation en psychosociologie à l'Uqar concernent principalement trois types de clientèles. D’une part, il y a des jeunes inscrits en formation initiale qui sont à l’aube de leur vie professionnelle. Ils cherchent à conjuguer la quête de ce qui les passionne et de leurs talents singuliers, avec la recherche de leur place dans le monde et les exigences de la profession qu’ils tentent de s’approprier. Il y a aussi des praticiens d’expérience qui s’inscrivent à la maîtrise en Étude des pratiques psychosociales. Ceux-ci sont à la fois en besoin de faire leur bilan et de s’engager dans une quête de renouvellement de leurs pratiques professionnelles et relationnelles. D’autre part, il existe un programme de formation d’adultes, conçu dans la perspective de « la formation tout au long de la vie », selon la formule du rapport Jacques Delors (1996) ; ce programme intitulé « Sens et projet de vie » est destiné aux personnes de 50 ans et plus, qui sont au bord de leur retraite et qui se questionnent sur le sens et sur la forme à donner à leur vie à venir ainsi que sur les voies de passages appropriées pour négocier une telle transition (Lapointe, 2010).
Ce texte offre un espace de réflexion et de dialogue sur la prise en compte du corps dans les pratiques relationnelles en général mais plus spécifiquement en formation et en intervention psychosociale. Mon itinéraire de recherche et de formation continue m’a plongée dans une expérience qui m’a appris à considérer les apprenants dans leur globalité, telle qu’elle s’incarne en situation d’interactions formatrices. Une expérience, aussi, qui a mis la formatrice que je suis devant le défi de ne plus séparer le corps, l’âme et l’esprit dans les métiers d’accompagnement. Dans cette perspective d’unification, l’accompagnateur se présente également dans une posture qui exige d’assumer sa globalité, sa singularité et une quête constante de réciprocité formatrice. (Gaignon, 2006)
L’analyse de mes pratiques de formation et d’accompagnement, ainsi qu’un retour réflexif régulier sur ma propre expérience de transformation identitaire et de renouvellement de mes pratiques, constitueront ici mon ancrage principal. L’enracinement dans l’expérience vécue m’a toujours servi de point d’appui majeur pour penser, renouveler et modéliser mes pratiques de formation, de recherche et d’intervention, tout comme pour organiser, articuler, enseigner et partager mes savoirs d’expériences, mes savoirs d’actions localement construits, ainsi que les savoirs savants propres à notre champ de connaissances et de pratiques.
Convoquer le corps au renouvellement du rapport au monde : un impératif éducatif
« Quel vécu avons-nous du grand corps qu’est le monde ? N’est-il pas très proche du vécu de notre propre corps ? En réalité, notre expérience du monde et celle de notre corps sont très similaires : nous sommes un petit décor situé dans un grand décor, et il va nous falloir passer du décor au corps». (Yvan Amar, 2005, p. 145-146)
Comme le suggère ici Yvan Amar, notre rapport au corps et notre rapport au monde sont profondément imbriqués. Nous savons par ailleurs que le rapport au corps est d’abord une donnée biopsychosociale et spirituelle, culturellement, socialement voire familialement conditionnée. Notre rapport au corps est également inscrit au plus profond des cellules ainsi que dans l’univers cognitif, affectif et gestuel de chaque être humain. Il est fait d’un mélange d’habitudes, de croyances et de savoirs venus du fond des âges et transmis à chacun à travers les conditions spécifiques de son inscription socio-historique.
À ce propos, Michela Marzano (2007, p. 63) avance que « c’est à partir de l’enfance, dans chaque société et à toute époque, que le corps est ‘dressé’, afin qu’il devienne un reflet des valeurs et des croyances socialement édictées ». Vigarello (1978, p.9), dans « Le corps redressé », abonde dans le même sens en affirmant que le corps « est l’emblème où la culture vient inscrire ses signes comme autant de blasons ». Nous voyons ici cette interdépendance entre rapport au corps et rapport au monde. C’est dans cette optique que nous croyons qu’on ne peut pas faire fi, dans l’univers de la formation des adultes comme dans celui de l’accompagnement du changement humain, de se poser les questions suivantes. De quel rapport au corps avons-nous hérité ? Quels impacts ce rapport a-t-il sur notre rapport au monde ? Sur notre vie ? Nos relations ? Nos actions ? Nos processus d’apprentissage et de renouvellement ? Répondre à ces questions est loin d’être chose simple, car elles renvoient sans détours à des zones déterminées du sujet qui échappent parfois à sa conscience habituelle. Convoquer le corps dans la formation comme dans tous ces liens qui sont au cœur de nos métiers d’accompagnement devient alors un impératif catégorique qui interpelle fortement la formatrice chercheure que je suis.
Du décor au corps, voie de passage de la vérité de l’histoire du sujet à celle de son corps
Formatrice d’adultes depuis plusieurs années, j’évolue depuis au moins les deux dernières décennies dans les réseaux nationaux et internationaux des histoires de vie en formation. Le travail biographique a constitué pour moi un ancrage majeur dans mes pratiques de formation, de recherche et d’intervention. J’y ai appris à cheminer dans des processus émancipatoires par un travail rigoureux fait individuellement et en groupe. Ce travail s’effectue par le biais de l’écriture et du dialogue de compréhension intersubjectif sur nos trajectoires personnelles et collectives. Le retour réflexif sur nos histoires nous a appris à travailler la déconstruction et la reconstruction de notre rapport à celles-ci, à nous-mêmes, aux autres et au monde. Ce travail en est un de construction de sens, de connaissance et de reliance. Sur les traces des travaux de Marie-Christine Josso (1991, 2000, 2010 ) de Gaston Pineau (1998, 2004, 2007), de Pierre Dominicé (1999), Danièle Desmarais et Jean-Marc Pilon (1998) et bien d’autres formateurs-chercheurs pionniers du courant des histoires de vie en formation, nous avons non seulement appris à apprendre de nos histoires de vie, mais aussi à mieux habiter notre posture de formateurs d’adultes.
Comme le précise Jeanne-Marie Rugira (2006, p. 14-15) dans un article écrit en collaboration avec Danis Bois, à l’occasion du Congrès international sur la recherche autobiographique CIPA II, tenu en 2006 à Salvador de Bahia au Brésil :
Du courant des histoires de vie en formation, j’ai d’abord reçu l’autorisation de m’engager dans un processus de formation expérientielle. J’ai appris à apprendre de mon expérience, à l’observer, la conscientiser, la valider, la nommer, la partager, la réfléchir avec d’autres et enfin lui donner le temps de me transformer. J’ai appris à valoriser mon expérience humaine et à penser à partir d’elle. J’ai appris l’autonomie, l’importance de mes élans créateurs et émancipatoires. J’ai appris ainsi à habiter la solidarité et l’importance d’assumer ma responsabilité humaine et citoyenne. D’un autre côté, j’ai compris que la valeur de mon expérience subjective ne pouvait pas faire fi, ni de son inscription dans des contextes socioculturels, politiques ou institutionnels, ni de trouver véritablement son sens en dehors des échanges intersubjectifs, bien inscrit dans des réseaux d’intercompréhension.
J’ai pu par ailleurs, au contact du travail biographique, réalisé l’amplitude de l’influence déterminante de nos histoires et de nos origines socioculturelles sur le regard que nous portons sur le monde, les autres, nous-mêmes et nos liens. J’ai également pris conscience, notamment au contact des travaux de Vincent de Gaulejac (1999) et d’Anne Ancelin Schützenberger (1993), du poids des contextes sociaux et de l’héritage transgénérationnel sur la vie et la liberté du sujet.
Face au poids de ces déterminismes qui limitent considérablement la liberté des personnes, j’ai commencé à chercher d’autres manières de créer des conditions susceptibles de favoriser l’émancipation du sujet. D’abord pour des raisons tout à fait personnelles, ensuite en quête des voies de renouvellement de mes pratiques relationnelles autant dans ma vie privée que dans ma vie professionnelle. Il me semblait alors important de m’ engager dans une quête de liberté qui ne veut plus s’émanciper seulement d’une éventuelle extériorité oppressante, mais qui veut se libérer également de l’imposant poids intrapsychique et interpersonnel de mes héritages biologiques, psychiques, relationnels et culturels. C’est à ce carrefour spécifique que j’ai découvert les travaux de Danis Bois et son équipe de praticiens-chercheurs.
La découverte du travail d’accompagnement au contact du corps sensible a été pour moi une véritable révélation. Bien que j’aie déjà fréquenté tant d’approches, tant d’écoles d’accompagnement et de formation, j’étais dans des contextes et des carrefours qui ne trouvaient plus leurs voies d’évolutivité. C’est cette errance existentielle, les formes d’impasses qui l’accompagnaient ainsi que ma détermination à ne pas trahir ma quête d’une vie plus vivante, qui m’ont conduite au cœur des métiers du Sensible.
La notion de Sensible est ici empruntée à Danis Bois (2009, p. 50) qui, dans un texte autobiographique, relate son chemin de quête, de recherches et de découvertes. À propos du corps sensible, il dit ceci :
Si la phénoménologie explore le lien charnel entre le corps et le monde, la perception du Sensible explore, quant à elle, le lien vivant entre un sujet et son propre corps impliquant le déploiement d’une modalité perceptive paroxystique capable de pénétrer l’intériorité vivante du corps. Ce caractère paroxystique de la perception, je l’ai nommé perception du Sensible, pour marquer la différence entre la perception sensible liée au rapport au monde par le biais des sens extéroceptifs, et la perception du Sensible convoquée par le rapport de soi à soi.
Danis Bois (2009, p. 50) poursuit en affirmant que « c’est sur cette modalité perceptive du Sensible que s’est construit le matériau immanent qui a servi à l’élaboration de son œuvre ». Elle est aussi le fondement et le point d’appui de ce qu’on peut appeler les métiers du Sensible, qui sont des pratiques inventées et raffinées au cours des trente dernières années pour amener les personnes au cœur de l’intériorité de leur corps vivant, ce qui pour Danis Bois constitue une « région sauvage, vierge de toute référence connue ». Parmi ces pratiques, il faut citer en citer trois : la thérapie manuelle, le travail gestuel qui se présente sous la forme de chorégraphies qui mettent en jeu le sujet dans son corps en mouvement, et enfin l’introspection sensorielle. Plus loin dans ce texte, la description de l’expérience vécue par un participant à nos séminaires de recherche-formation, à la faveur d’une introspection sensorielle, permettra de mieux saisir la nature de cette pratique et aussi les impacts du travail à médiation du corps sensible.
À ma grande surprise, j’ai rencontré une expérience complètement inédite lorsque j’ai découvert à mon tour les métiers du Sensible. Je me reconnaissais alors dans les mots de Matthieu Langeard (2002) qui décrit avec justesse l’expérience qu’il fait de lui au contact d’un nouveau rapport avec son corps. Il parlait de la découverte d’une « êtreté » plus large, plus riche, incarnée, qui fut pour lui comme une seconde naissance. Son corps prenait alors conscience.
Je devenais ainsi de plus en plus consciente de moi et du monde. Cette découverte me rendait totalement curieuse et réveillait en moi une intense envie d’aller plus loin dans cette nouvelle expérience. C’est ainsi que j’ai pris la décision de me former à cette approche somatique en vue d’apprendre des protocoles pratiques et des cadres théoriques qui y étaient proposés. Au contact de cette expérience subjective corporéisée, on apprenait à «voir notre subjectivité en acte» comme dit Catherine Meyor (2005, p.28). Je m’apparaissais à moi-même comme sujet, et je constatais avec enchantement, comme Matthieu Langeard (2002), que vivre et décrire « avec précision un geste intérieur qui suspend l’activité cérébrale ordinaire, instaurait une sensorialité plus riche et permettait de prendre corps ». Cet apprentissage m’apparaissait de plus en plus comme une nécessité pour le déploiement de ma vie personnelle et pour le renouvellement de mes pratiques relationnelles.
La découverte d’une pédagogie perceptive, soignante et corporéisée: en chemin avec Danis Bois.
«Conduire une pratique corporelle, c’est amener l’autre à vivre dans l’intimité d’un corps dont il se croit séparé, l’éveiller à l’intelligence qui anime son corps par une prise de conscience de l’abolition des séparations corps-pensée et organisme-environnement. Le travail corporel est un travail d’écologie absolue! […] Le travail corporel est un travail de conscience». (Yvan Amar, 2005, p.147)
Au moment où j’ai rencontré l’équipe de praticiens chercheurs européens dirigée par Danis Bois, j’ai été saisie de curiosité et j’ai eu envie de m’approcher de ces chercheurs originaux qui militaient depuis des années pour la prise en compte du corps et de son mouvement, dans les domaines de la santé, de la formation et de la recherche universitaire. J’avais l’intuition que cheminer avec eux, consentir à apprendre d’eux et m’engager avec eux dans des processus de recherche et d’échanges réciproques de savoirs, pouvait me permettre de m’adresser à des questions sans réponses que mes différentes pratiques relationnelles en contexte de formation, d’intervention ou de recherche me posaient constamment.
J’ai donc découvert autour du professeur Danis Bois, une équipe de praticiens et de chercheurs qui s’applique de façon efficiente depuis maintenant presqu’une trentaine d’années, à développer une approche d’accompagnement somatique qui met le corps sensible au cœur des processus d’apprentissage et de soin. Le support principal de cette approche innovante d’accompagnement somato-pédagogique est, comme l’explique Hélène Courraud-Bourhis (1999, p. 57) : une « force de croissance sensorielle qui se présente sous forme d’un mouvement, le plus lent, le plus profond et le plus global qu’on rencontre dans le corps et qui semble redonner au corps ses axes de références, et son rythme physiologique». Ce mouvement interne qui anime le corps humain est aussi appelé mouvement sensoriel.
Des protocoles de travail utilisés dans cette approche d’accompagnement et de formation permettent aux étudiants d’accéder à leur sensorialité et d’apprendre de cette expérience. La sensorialité telle qu’envisagée ici, nous rappelle Hélène Courraud-Bourhis (1999, p.45) : « est la capacité de l’être humain à entrer en relation de conscience avec un processus dynamique vivant au sein de son corps ».
Danis Bois (2006) explique par ailleurs que cette nouvelle approche d’accompagnement est une approche éducative qui est principalement à médiation du corps sensible. C’est-à-dire que les protocoles pratiques utilisés, mêmes s’ils sont soignants, ne sont plus là uniquement pour soigner les maux du corps, ni même pour soigner le mal-être psychique à travers le corps. Ils sont une occasion de rencontrer sa subjectivité corporéisée et de réfléchir sur cette expérience, en vue d’en dégager du sens et de la connaissance. Nous voilà ainsi en mesure d’affirmer qu’il y a là un véritable processus de formation et de transformation. À cet effet, des mises en situations pratiques de type manuel, gestuel, introspectif et interactif ont été créées en vue de développer une pédagogie expérientielle, corporellement centrée, orientée prioritairement vers un enrichissement perceptif et un développement de compétences attentionnelles et réflexives. Dans cette perspective, l’accompagnement par la médiation du corps sensible devient une occasion d’apprendre à rencontrer le lieu du corps où, au plus profond d’une intériorité corporéisée et conscientisée, on peut se percevoir comme sujet de son expérience.
Dans le cadre de mes pratiques relationnelles en contexte de formation, de recherche et d’intervention en accompagnement du changement humain, je cherche en permanence à mieux comprendre mes pratiques relationnelles, à partir d’un point de vue qui place le corps sensible au centre de ma perception, de mes actions et réflexions.
Vivre et agir depuis le corps sensible est une perspective qui convoque la praticienne-chercheure que je suis à scruter de plus près sa propre expérience de transformation. Réfléchir avec rigueur non seulement sur mes expériences personnelles de transformation, mais aussi sur mes pratiques relationnelles, telle qu’elles se donnent à vivre dans l’expérience vécue, éprouvée et agie, constitue pour moi un lieu fécond de ce que Bernard Honoré appelle formativité. Pour cet auteur, « la formativité désigne la formation conçue comme fonction évolutive de l’être humain » (1992, p. 66).
L’accompagnement par la médiation du corps sensible : une pratique relationnelle au carrefour du soin et de la formation.
La formation ne peut se limiter à être une activité décidée et organisée comme production à consommer. Ce qui peut être produit ce n’est pas la formation elle-même, ce sont les conditions favorables à son dévoilement. (Bernard Honoré, 1992)
Accompagner par la médiation du corps sensible : une véritable école du regard à la manière des iconographes.
L’icône nous fait entrer dans un monde qui n’est ni celui de la matière, ni celui de l’esprit, mais composé sans mélange de ces deux dimensions du réel. Elle ne décrit pas une histoire (celle des différents moments de la vie […] elle est une vision du monde transfiguré (Jean Yves Leloup, 2001)
La métaphore de l’icône que j’emprunte ici, permet de nommer voire de montrer le corps humain tel que j’ai eu le privilège d’en faire l’expérience au contact du corps sensible. J’aimerais témoigner ici de mes découvertes à propos des promesses de renouvellement du rapport au corps humain, comme du potentiel du corps sensible d’installer l’être humain dans l’ouvert. L’ouvert, comme nous le rappelle Jean Yves le Loup (2001, p.11) à la suite de Heidegger, est ce qui définit le Réel de manière la moins enfermante, la moins «clôturée». La transformation du rapport au corps permet d’une part, de voir et de vivre le corps sensible, et d’autre part, d’apprendre à lire l’invisible dans le visible et la Présence dans l’apparence. Le sujet en formation et en transformation apprend ainsi à ne plus jamais se contenter d’un regard arrêté à ce qu’il voit et à ne plus jamais réduire la connaissance à ce qu’il sait.
À la suite de Jean Yves Leloup (2001, p.11), nous sommes invités à circonscrire les conséquences éthiques et épistémologiques du regard que nous posons sur le monde. Celui-ci fait une distinction inspirante entre deux types de rapports au monde, à savoir le regard à la fois réducteur et enfermant de l’idolâtre versus celui plus ouvrant de l’iconographe.
L’idolâtre a le regard arrêté par ce qu’il voit, il en a « plein les yeux ». La connaissance idolâtre a l’intelligence arrêtée par ce qu’elle sait. L’affectivité idolâtre a le cœur arrêté par ce qu’elle aime. La religiosité idolâtre a la «foi» arrêtée par ce qu’elle croit. Dans chacun de ses domaines, les objets de la connaissance ou du désir sont pris pour le Réel. Quant à l’iconographe, […] le visible ouvre ses yeux à l’invisible, il a l’intelligence et le cœur non arrêtés par ce qu’il sait ou ce qu’il aime; bien au contraire, ce qu’il sait et ce qu’il aime lui ouvrent le chemin vers un Réel qui lui échappe et le déborde sans cesse, et auquel il participe comme sujet. (Jean Yves Leloup, 2001, p.11)
Dans cette perspective, les pratiques relationnelles en contexte de formation et d’accompagnement nous mettent au défi de nous engager au sein d’un projet de formation ouvrant, qui nous sort, autant que cela soit possible, de nos idolâtries. Ce projet exige une éducation du regard et passe, entre autres ingrédients, par une éducation de la perception et un entrainement de l’attention. À la suite de Danis Bois (2006, p.21), nous constatons au cœur de nos pratiques formatives que grâce à la rééducation de l’attention, l’apprenant :
« Pourra mieux voir, mieux entendre, mieux percevoir et capter des éléments qui jusque-là n’étaient pas accessibles à sa conscience parce que non perçus. La personne va découvrir une meilleure écoute, une observation plus aiguisée et surtout un rapport à son corps qu’elle ne soupçonnait pas. Elle pénètre toute une sphère d’activité subjective inconnue, dont elle était privée. Elle découvre qu’elle existe dans son corps. »
Les pratiques du sensible révèlent de façon de plus en plus évidente que la manière qu’a le sujet de percevoir le monde, détermine non seulement l’expérience qu’il en fait, mais aussi le style de soin qu’il accorde à ses relations, à ses décisions comme à ses actions. Ainsi, pour accompagner les personnes en devenir, avec qui je travaille, dans les changements qu’ils traversent, qui les traversent et les déplacent, il semble nécessaire d’apprendre ensemble et de se former mutuellement à affiner notre regard. Apprendre à voir ou regarder autrement comme nous l’envisageons ici, est à comprendre dans le sens «d’une appréhension visionnaire de l’activité», comme le propose le philosophe sinologue Jean François Billeter (2006, p.68), à travers son brillant livre qui présente l’œuvre du grand philosophe de l’antiquité chinoise, Tchouang Tseu. Il dit de ce vieux sage : « Qu’avant d’être au cœur de sa pensée, il est au cœur de son expérience » (Billetter, 2006, p. 69). C’est pour cela qu’il le compare au philosophe panthéiste[i] hollandais du XVIIème siècle, Baruch Spinoza, qu’il présente également comme visionnaire. La vision telle qu’entrevue ici, indique un certain type d’activité dans lequel :
Notre conscience dégagée de tout souci pratique, se fait spectatrice de ce qui se passe en nous. [...] C’est pour cela qu’il est visionnaire. Rien ne l’intéresse plus que de se mettre dans cette relation seconde à sa propre activité et de s’en faire du dedans un témoin étonné. Les visions viennent de là. (Billetter, 2006, p.69)
Former aux métiers d’accompagnement exige ainsi d’apprendre à nous tenir au cœur de notre expérience et de former nos étudiants à cette compétence. Se tenir au cœur de son expérience, observer ce qui s’y joue, la réfléchir, la questionner et dialoguer autour, aident à développer une forme de connaissance qui se donne uniquement dans ces conditions. Ainsi, le défi pédagogique et méthodologique face auquel nous place notre projet de formation consiste à veiller à la création des conditions d’une pédagogie expérientielle qui vise à la fois, la rééducation de l’attention et le développement des compétences perceptives, descriptives, narratives, réflexives et dialogiques.
En effet, nous avons eu l’occasion de constater, à la suite de Maria Leão (2003, p.132) qui cite les travaux de Francesco Varela, que « la capacité d’un sujet d’explorer son expérience n’est pas spontanée. C’est une habileté qu’il faut cultiver, c’est un véritable métier qui demande un entraînement, un apprentissage ». L’analyse de nos pratiques relationnelles et formatives montre sans aucune ambiguïté que l’accompagnement par la médiation du corps sensible, en situation de formation des adultes, offre une voie de passage d’une pertinence certaine et d’une efficacité redoutable dans la réalisation d’un projet éducatif qui vise à relier l’être humain à lui-même, aux autres et au monde.
Récit de pratique de soi : voyage au cœur de l’expérience d’Adam
« Si la philosophie est l’interrogation sur les voies permettant au sujet d’avoir accès à la vérité, la spiritualité, pour sa part, est la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. L’exigence du souci de soi mettant en œuvre les pratiques de soi est l’expression de cette nature spirituelle de la philosophie.»(Michel Foucault, 2001)
Le récit de pratique de soi dont il sera question ici, raconte un événement récent survenu dans la vie d’un participant à un groupe de formation par la médiation du corps sensible. Pour les fins de ce texte, nous l’avons prénommé Adam. Adam est formateur-chercheur dans les organisations et il enseigne à l’université. Depuis au moins une dizaine d’années, il appuie sa pratique d’autoformation et ses pratiques professionnelles sur l’accompagnement par la médiation du corps sensible. Adam est un homme dans la soixantaine qui appartient à la génération des québécois qui ont grandi sous l’influence de l’église catholique, omniprésente dans la vie socioculturelle et spirituelle de l’époque. Jusqu'à l’âge de trente ans, il a été un fervent pratiquant, curieux de la sagesse qu’il soupçonnait derrière toutes les histoires bibliques. Dans sa jeunesse, la vie dans son milieu culturel et familial était rythmée par l’impressionnant changement des saisons québécoises et par le calendrier liturgique.
Autour des années 1970, c’est la révolution tranquille au Québec[ii]. Dans la foulée des bouleversements socioculturels de cette époque, à l’instar de bien d’autres personnes de sa génération, Adam qui est alors à l’orée de ses trente ans décide de quitter les milieux religieux, de prendre ses distances par rapport à tout cet univers que la majorité des gens de cette époque trouvaient de plus en plus oppressant. Pour lui, c’était son premier acte d’autodétermination. Sa première transgression, son geste capital d’émancipation. Il trouvait ce geste exigeant, mais il en était très fier. Il se vivait sur une voie de libération et n’avait pas encore aperçu à quel point il était encore lourdement influencé par les mouvements globaux de sa société. Il cesse de pratiquer, sort de toutes les institutions religieuses de l’époque, mais il est encore bien loin de réaliser qu’il est toujours profondément habité et influencé par ses héritages. De temps en temps, des réminiscences de son histoire au sein de cette culture remontaient à la surface malgré ses multiples efforts de distanciation. Il était impossible pour lui de les accueillir sereinement, d’autant plus qu’il portait ses vieilles appartenances comme une honte qui pesait bien lourd dans son histoire. Des années de travail thérapeutique et biographique lui avaient permis par ailleurs de faire la paix avec cette histoire, telle qu’il se l’était représentée jusque-là.
L’histoire revisitée et relue autrement au contact du corps sensible : promesse de renouvellement identitaire
« La mémoire du corps est la plus profonde : tout ce qui m’a touché, tout ce que j’ai touché, frôlé, caressé, les coups que j’ai reçus, les blessures, tout est dans la mémoire de mes cellules ; l’intellect lui, peut jouer, effacer, recommencer de zéro, inventer des scénarios divers, les reprendre, les corriger, les analyser, les annuler, mais le corps reçoit de manière indélébile toutes les informations. Toute cette mémoire accumulée, recouverte, cachée dans les strates, empêchent la vibration, la musicalité de mon corps». (Christiane Singer, 2001, p.131)
Nous sommes un bon matin du mois de janvier 2010. Ce matin-là, a lieu à l’UQAR une session de formation à l’accompagnement par la médiation du corps sensible. Une formation continue co-organisée et co-animée par les professeurs Jeanne-Marie Rugira et Ève Berger dans le cadre du protocole d’entente tripartite entre l’université du Québec à Rimouski, l’Université Fernando Pessoa (UFP) et Point d'appui, alors établissement d'enseignement supérieur privé académiquement affilié à l'UFP.
Adam se vit apaisé depuis longtemps par rapport à son histoire. Il se présente ce matin-là à cette session de formation avec un souci de ressourcement, de perfectionnement et le souhait de s’outiller pour son projet de renouvellement dans ses pratiques de formateur et d’accompagnateur. Dans sa quête de renouveler ses pratiques, Adam prend de plus en plus conscience que sa fonction d’accompagnateur l’invite à réfléchir sur ses propres pratiques relationnelles, à se faire accompagner à son tour et à apprendre à s’accompagner lui-même. « Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde », disait Gandhi.
Nous sommes à la troisième journée du stage. Au début de la journée de formation, il est proposé aux participants un temps d’introspection sensorielle sur le mode du Sensible. Cette pratique formative et soignante se définit comme une activité de la conscience corporéisée qui se passe en situation d’immobilité corporelle, en position assise, seul ou en groupe. Comme l’expliquent Hélène Bourrhis et Danis Bois (2010), l’introspection sensorielle sur le mode du sensible permet à la personne de :
cheminer vers elle-même en changeant la qualité du rapport à soi à travers un effort attentionnel orienté vers le corps. Avoir conscience de soi, c’est exister par soi-même sur la base d’un sentiment d’évidence intérieure. L’apprenant est invité à s’interroger constamment : qu’est-ce que je ressens réellement ? Qu’est-ce que j’éprouve vraiment ? Qu’est-ce que j’apprends de ce que j’éprouve ? Il est ainsi placé au cœur de l’expérience corporelle où il devient possible pour lui, de découvrir une force vive dans sa chair qui le tient en éveil perceptif et cognitif.
Récit phénoménologique d’une expérience d’introspection sensorielle.
Adam décrira ce matin-là de la manière suivante l’expérience qu’il fait dans cette introspection sensorielle matinale du 7 janvier 2010. Rappelons que dans la culture chrétienne, le 7 janvier c’est le lendemain de l’épiphanie, une fête chrétienne importante appelée également fête des Rois. Cette fête symbolise la manifestation au monde de la divinité de Jésus, incarnée par la visite des rois mages.
« Je suis assis dans au milieu d’un grand cercle composé de trente participants présents à ce stage. Je suis dans un local de classe à l’Université du Québec à Rimouski. Nous sommes invités à nous glisser dans les consignes de la formatrice qui guide l’introspection sensorielle de ce matin. Je suis immobile. J’ai les yeux fermés et je me sens relâché, bien posé. Je me laisse guider et je deviens un observateur attentionné des phénomènes qui se présentent à ma conscience corporelle, aux pensées et aux émotions qui en émergent. La formatrice nous invite à nous rendre disponible, à nous installer dans l’ouverture et à accueillir tout ce qui se présente, sans rien juger, sans rien refuser, sans rien retenir. Juste voir, accueillir et laisser passer. Mon attention est orientée vers l’intérieur de mon corps. J’ai des sensations de chaleur et de douceur, surtout dans la région du cœur. Je sens du mouvement dans mes jambes, des pulsations dans tout mon corps et je me sens bercé dans un mouvement lent. Bien que mes yeux soient fermés, je perçois une luminosité intense comme si tout mon corps était rayonnant du dedans. Je me sens bien, baigné de douceur, plein d’amour. Je me sens présent à la multiplicité de mon expérience sans perdre de vue des zones de tension.
Tout à coup, mon attention visuelle, posée tranquillement sur la lumière, devient saturée par des images religieuses qui passent en vitesse. Elle arrête sur une image précise de mon enfance qui s’impose lentement et persiste. Je vois, à l’intérieur de moi, l’enfant Jésus dans la crèche comme j’en voyais à l’église de mon village natal dans mon enfance. Je me rends compte que je n’arrive pas à accueillir simplement cette image. Je suis dérangé et très agacé par cette vision qui pour moi vient « troubler » mon expérience introspective. Je n’arrive pas à considérer ce que je vis comme faisant partie de ce que j’ai à vivre ce matin. Je m’applique alors à tenir à distance cette expérience visuelle mais n’y arrive pas. Je me sens violenté par mon passé religieux sorti sans crier gare du fond de ma mémoire corporelle. J’essaie sans succès toutes les stratégies habituelles pour échapper à cette image obsédante ainsi qu’aux pensées et états d’âmes qui l’accompagnent. Je me vois persister dans cette stratégie non gagnante et je me ravise. Je fais le choix de m’accueillir et d’accueillir mon expérience telle qu’elle se donne, comme le suggère sagement les consignes de la formatrice. Je m’installe dans l’accueil avec l’intention de me laisser faire, de me laisser enseigner, de me laisser soigner, et de me laisser réfléchir. Dès cette décision prise, tout s’apaise. J’assiste à la fin d’une vieille guerre et j’en suis très ému. Je baigne quelques instants dans cette paix enfin trouvée et j’entends la formatrice qui dit que le temps de l’introspection est sur sa finale.»
Comme cela arrive souvent dans ces contextes, les formatrices demandent aux participants de prendre le temps d’écrire l’essentiel de l’expérience vécue en vue de la valider et de lui donner une chance de prendre forme et de nous donner ainsi une forme nouvelle. Ces écrits sont partagés en groupe par ceux qui le désirent. Parfois les formateurs en profitent pour faire des enseignements appuyés sur ces expériences. Adam comme le reste du groupe a procédé à la mise en forme par le biais de l’écriture de son expérience.
Témoigner de la réconciliation : une expérience de renouvellement identitaire
Après la séance d’écriture, les formatrices invitent les participants qui le désirent à partager à tout le groupe les écrits qui témoignent de leur expérience introspective. Voici le texte qu’Adam a partagé au groupe à cette occasion.
« Accueillir la Vie en moi, telle qu’elle se donne maintenant. Et c’est un enfant qui arrive : l’enfant Jésus. Non, pas lui ! Pas encore ces images chrétiennes de mon enfance et de toute mon existence. C’est Noël en images qui déferle. Je refuse en vain avant d’accueillir.
J’accueille enfin et ça me dit : ‘tu ne l’as jamais accueilli pour ce qu’Il est, pour ce qu’Il représente. Deviens un roi mage pour l’accueillir.’
Je deviens un roi mage qui reconnaît l’étoile et qui consent à la suivre. Et cette étoile m’a amené au-dedans de moi. Dans le lien le plus sacré de moi, la lampe du sanctuaire, dans la crèche de mon cœur. Et j’ai su que la crèche n’était pas vide. Deviens un roi mage qui offre l’or, l’encens et la myrrhe. Deviens un roi mage qui laisse grandir en lui l’enfant pur, l’enfant-Vie, l’enfant-Dieu. Continue à marcher, va au désert, va aux quatre coins du monde, va où tes pas se laissent conduire par l’en dedans de toi. »
Pour une herméneutique dialogique sur le mode du Sensible.
Dans nos groupes de formation, nous donnons la parole aux participants pour qu’ils puissent partager leurs expériences et accueillir le sens qui en émerge. Le travail de réception et de compréhension du sens qui se donne devient une occasion pour le groupe de continuer d’apprendre à partir de l’expérience individuellement vécue au cœur de l’aventure dialogique collective. Nous sommes ici au cœur d’un travail interprétatif sur le mode du sensible. C’est un travail qui demande au sujet de consentir dans un premier temps à entrer en réciprocité avec ce qui se vit dans l’instant. Et ce, depuis une attitude qui suspend les modes de réflexion habituels et qui favorise la réceptivité contemplative ancrée dans une subjectivité corporelle. Ce type de subjectivité sensible donne accès à une forme de pensée nouvelle que le sujet a le sentiment qu’il ne pourrait pas produire lui-même. Telle une inspiration, elle se donne comme une pensée venue d’ailleurs. C’est dans ce sens qu’Adam écrit : « ça me dit, plutôt que je me dis ». Cette pensée est une donnée sensible éclatante d’évidence pour le sujet qui en fait l’expérience et qui a alors le sentiment d’être au cœur de sa vérité. Une telle donnée sensible est non seulement nouvelle mais elle a aussi la capacité de renouveler le rapport du sujet à son histoire, à ses représentations habituelles, à lui-même et au monde. C’est ce qui fait de cette expérience, une aventure hautement formatrice.
Le sujet sensible au cœur de son expérience de formation et de transformation est ici invité à reconnaître le sens de son expérience, à l’accueillir et à l’intégrer dans sa structure d’accueil habituelle comme dans son contexte. Parfois, cette information nouvelle qui vient de se donner ne peut pas être facilement intégrée par le sujet, car elle remet en question non seulement ses représentations habituelles, mais aussi son rapport à son contexte de vie tel qu’il le perçoit, le conçoit et parfois y est attaché. L’information nouvelle demande ainsi à être pris en compte, ce qui met le sujet en travail comme on dirait d’une femme qui est proche d’accoucher. Le sujet est alors appelé à consentir à sa vie, à accepter de se laisser faire, de se laisser informer, de se laisser soigner et de se laisser penser autrement par cette vie sienne qui pousse depuis le dedans. S’il réussit à se laisser faire, il trouve les voies de passages pour remodeler sa cohérence interne et pour bâtir des environnements extérieurs qui sont en cohérence avec ce qu’il est en train de devenir.
Apprendre à apprendre de son expérience dans ce contexte particulier, ouvre à une forme spécifique de travail du sens au contact du corps sensible. Le sens origine alors d’une expérience corporellement centrée. Il trouve son ancrage dans le corps et dans des formes d’incarnation diversifiés qui se prolongent dans les différents secteurs de la vie du sujet. Celui-ci devient ainsi capable de laisser ce sens inédit le remodeler et renouveler radicalement sa manière de se percevoir et de s’éprouver, ainsi que la signification et l’orientation habituelle de sa vie. Voici certains critères essentiels que nous identifions aujourd’hui qui nous permettent de reconnaître que les conditions d’un véritable apprentissage expérientiel au contact du corps sensible ont été réunies.
Comme le dit Marie-Christine Josso (1991) toute expérience vécue, même si elle a été très intense, n’est pas forcément formatrice. Il devient donc important en situation de formation expérientielle de se préoccuper de la création des conditions, non seulement pour faire vivre une expérience, si pertinente soit-elle, mais aussi de créer des conditions pour que les apprenants puissent l’observer, la reconnaître, la valider, la nommer, la symboliser, la réfléchir, et l’intégrer dans leur vie, autant seul qu’en communauté apprenante. C’est l’accompagnement de ce processus à la fois multiple, complexe et systémique que nous appelons le prendre soin en formation. Ce processus est centré sur le soin comme pratique de veille. Ce n’est pas le formateur qui fait advenir ce qui se joue ici, il est seulement le gardien des conditions de sa facilitation.
Ce type de processus d’accompagnement ne peut se faire seul, car nous avons besoin des autres et du monde pour élargir notre vision, pour ne pas être trop limité par nos propres angles morts, pour avoir accès à ce que Danis Bois appelle « l’information manquante », dont l’absence empêche le sujet d’y voir clair dans sa propre dynamique de vie, de formation, de transformation et d’adaptabilité face à l’état changeant de sa vie et de son environnement. Ainsi, il est clair pour nous que le processus d’apprentissage au contact du sensible n’est pas seulement individuel, il se fait en collectivité tout en étant totalement singulier. Lorsque le sujet, plongé au cœur de son expérience sensible, partage son expérience et le travail d’intégration de cette expérience, il devient enseignant pour les autres. Nous assistons alors à une forme d’apprentissage par osmose. Le sens se donne, nous y sommes baignés et nous prenons forme singulière à partir d’une expérience commune. À propos du sens, Christiane Singer (2001, p. 41) ne dit-elle pas qu’il est faux quand il fleure la théorie. Par ailleurs, « est juste – comme en musique – ce qui soudain résonne de l’un à l’autre, et se propage comme une onde vibratoire. »
Ainsi, dans l’herméneutique dialogique sur le mode du sensible, le sens se donne à tous en même temps par résonnance corporelle et prend forme singulière dans chaque incarnation. La parole sensible, ancrée dans l’expérience première du sujet, tente de nommer le plus justement possible l’expérience vécue et éprouvée. Elle produit alors un effet vivifiant et apprenant sur tous les participants.
Nous assistons ainsi à l’ouverture d’un espace, porteur des promesses du devenir de ce sens qui vient de se donner et qui demande à vivre au-delà de l’instant présent, pour que le sujet advienne enfin à son devenir. La nature universelle du sens qui se donne demande du temps afin de pouvoir prendre corps et prendre forme dans la vie des sujets singuliers. Par ailleurs, le sens de cette expérience se déploie dans le partage, il devient ainsi reliant et pousse le sujet à désirer une vie plus vivante non seulement pour lui, mais aussi pour les autres, non seulement en lui, mais aussi autour de lui, non seulement maintenant mais aussi dans cette vie à venir qui avance vers lui, qui porte des promesses potentialisantes pour bien plus que lui-même. Nous sommes ici dans une expérience de renouvellement identitaire qui renouvelle aussitôt le rapport à l’altérité et à la réciprocité.
Conclusion
La rencontre du corps sensible est une invitation à revoir notre conception du monde, de la vie, des relations et par conséquent de la formation comme du soin. Dans les métiers d’accompagnement, ce qui a besoin d’être soigné, d’être pris en considération, d’être veillé, d’être honoré, est la capacité du sujet de prendre soin de la Vie en soi, comme dans chaque être humain, chaque groupe, chaque communauté. Accompagner le changement dans les systèmes humains complexes revient alors à oser poser la question suivante : de quoi la Vie a-t-elle besoin pour que les personnes, les communautés et les projets deviennent de plus en plus vivants et cheminent davantage vers leur potentiel ? D’un point de vue éthique, le premier terrain où poser cette question nous semble être celui de la propre vie du formateur. Former à l’accompagnement du changement nécessite ainsi comme le dit avec force Bernard Honoré (1992) de veiller à la fois sur le « pouvoir-être » et sur « le devoir prendre soin » des formés comme des formateurs, des soignés comme des soignants.
Notre expérience d’accompagnement des processus de formation par la médiation du corps sensible, nous permet de nous reconnaître dans la lignée de Philon d’Alexandrie dont parle Jean-Yves Leloup (1999) dans son livre intitulé « Prendre soin de l’être ». Ce texte témoigne d’une vieille communauté de soignants qui se caractérise par son hospitalité et son attention à l’Être dans toutes ses dimensions : corps, âme et esprit. Dans cette perspective, accompagner les personnes au cœur des processus de formation revient à prendre soin du Vivant, de l’autre et de son désir. À l’instar de Philon, les métiers d’accompagnement au contact du corps sensible cherchent à créer des conditions pour que le sujet en formation puisse trouver des voies de passage pour s’accorder à la fois au monde et à son désir le plus intime. Il nous faut ainsi créer des conditions de facilitation pour que la personne puisse s’accorder à cette intelligence éco-auto-organisée qui sait où elle va. En effet, comme le dit bien Aimé Hamann (1993), cité par André Paré (1993, p.11) : « La Vie dans le corps n’est pas anarchique, elle a une direction, elle sait où elle va et c’est ce qu’elle tente d’exprimer quand on lui permet d’émerger. […] Le corps entre alors en mouvement, dans un processus organisé. À mesure qu’il avance dans ce processus, il se donne les moyens d’aller rejoindre de plus en plus profondément notre être, là où la vie est incrustée en nous, comme une immense mémoire corporelle; une mémoire vivante, non statique, une mémoire organisée de tout le corps, qui organise tout le corps…C’est donc toute l’humanité en chacun de nous qui essaie d’être et de s’accomplir, sous une forme spécifique propre à chaque individu. » C’est ainsi que l’éthique de cet accompagnement nous exhorte à prendre soin de la Vie qui veut vivre dans les personnes singulières que nous croisons, dans les contextes et les situations particulières que nous traversons.
Article publié dans Bois D., Gauthier J.-Ph., Humpich M. Rugira J.M. (2013) Identité, altérité et réciprocités : articulation au coeur des actions d’accompagnement et de formation. Québec : Ibuntu. pp.205-227
[i][i] Le panthéisme est un système philosophique et métaphysique selon lequel Dieu est identifié au monde, à l'univers. Pour les panthéistes, Dieu existe dans tout, dans la nature même des choses et des êtres vivants. On parle alors d’un Dieu immanent et impersonnel (contenu dans la nature d'un être) par opposition au Dieu personnel et transcendant (extérieur au monde) des grandes religions monothéistes.
[ii] Période de transformation profonde survenue en peu d’années au début de la décennie des années soixante. Elle fut marquée par la création d’une fonction publique moderne, l’étatisation des institutions jadis confiées à l’Église comme la santé et l’éducation, la sécularisation de la société et une transformation des mentalités.