Si Maine de Biran, philosophe français du 19ème siècle, est bien connu pour ses travaux sur le sentiment d’existence, en revanche, on connaît moins l’intérêt qu’il portait au journal de bord comme instrument de travail, sorte de journal intime : journal, puisqu’il s’agit d’observations notées au jours le jour, intime, puisqu’il s’agit de parler du monde intérieur, le monde extérieur étant continuellement présent, bien sûr, mais par les effets qu’il produit dans le monde intérieur.
En consultant le journal de Maine de Biran, on ne peut s’empêcher de voir en cet homme un des précurseurs du récit de soi dans sa vie : « Chaque homme devrait être attentif à ces différentes périodes de sa vie, il devrait se comparer à lui-même en différents temps, tenir un registre de ses sentiments particuliers, de sa manière d’être, en observer les changements dans de courts intervalles. » (Gouhier, 1970, p. 74). On constate que Maine de Biran aborde son récit à travers une attitude introspective corporéisée, car il interroge son intimité intérieure, allant jusqu’à parler d’expérimentation sur lui-même.
Mais comment procède-t-il ? Laissons lui la parole : « Tâcher de suivre les variations dans l’état physique sui correspondent à ces irrégularités dans l’état moral […] Il me semble, qu’on ne parviendra jamais autrement à une parfaite connaissance de l’homme, et qu’on ne le dirigera jamais par des moyens moraux, si on n’y joint la connaissance des moyens physiques » (Gouhier, 1970, p. 75)
Le regard de Maine de Biran est fixé sur l’instant présent, et c’est bien à partir de cet instant qu’il revisite au plus près le passé, en tenant un registre d’observations du rapport entre le physique et le moral dans sa vie quotidienne.
Il expérimente une sorte de connaissance intime de son corps grâce à ce qu’il a dénommé « l’attention à la vie ». Il s’agit de la conscience de soi, devenue réflexive, dans laquelle le sujet se réfléchit à lui-même.
Le statut de la connaissance mise à l’œuvre dans la relation au corps
Il est nécessaire de procéder à une conversion de la représentation habituelle du corps. En effet, le corps est presque tabou dans les sciences de l’éducation. On aborde le corps social, le corps psychanalytique, le corps empirique… et c’est sur ce fond culturel que le corps est aperçu. Le corps se donne à soi à travers des signes tels que la taille, le sexe, la forme physique, l’âge, la vigueur,… Il porte en lui les traces temporelles et psychiques de sa propre histoire. Il nous renvoie également à ce que d’autres disent de ce corps qui est sien donnant le sentiment d’exister, d’être au monde et tant qu’on en perçoit les contours, on se sent vivant. La figure et l’apparence ne représentent pourtant qu’une vague idée de ce qu’est l’homme dans sa potentialité.
La médiation corporelle dont il est question ici, dépasse cette notion de corps et rompt avec l’idée d’un corps que l’on possède comme on possède un objet. Il convient d’accepter le postulat suivant pour appréhender la dimension phénoménologique de notre approche du corps : non seulement « mon corps c’est moi », mais « je suis mon corps » autant que « je suis ma pensée », le « je connaissant » s’entrelaçant ainsi avec le « je percevant ».
En pénétrant l’intériorité du corps, n’est-ce pas le concept même de la vie qui prend un nouveau sens ? en effet, dans les histoires de vie, ce qui est intéressant est la vie et non les histoires. La vie est souvent entrevue sous son aspect événementiel, tandis que la vie dans le corps revêt un autre statut, c’est le cœur qui bat, le sang qui circule dans les veines, le souffle et aussi le ressenti. La vie se ressent, elle résonne à l’unisson de son rythme de croissance. C’est dans cette adéquation entre le temps et le moi que la vie prend forme.
Il est nécessaire de disposer d’une nouvelle théorie de la connaissance qui place le corps au centre de l’apprentissage, délaissant du même coup la séparation cartésienne entre sujet et objet et reposant cette fois sur une connaissance d’expérience corporéisée.
De quoi le corps est-il capable ? En posant cette question, Spinoza introduit la dimension des rapports et des affects qui en découlent : « Si l’esprit humain n’était pas capable de penser, le corps serait inerte, si à l’inverse le corps est inerte, l’esprit est en même temps incapable de penser » (Spinoza, 1954, 151).
On assiste avec la phénoménologie à une réhabilitation de la « corporéité » qui fonde notre rapport au monde comme à autrui en manifestant le primat de la perception en même temps qu’elle livre une signification. Ainsi Catherine Dauliach en faisant référence aux travaux de Merleau-Ponty rapporte : « Le corps n’exerce pas une fonction de connaissance dirigée uniquement vers l’extérieur, mais est capable de se retourner sur lui-même, de devenir à la fois source et finalité de son exploration, de ses démarches gnosiques. » (Dauliach, 1998, 311)
Plus contemporainement, A. Damasio, neurophysiologiste, confère au corps une fonction dans la vie réflexive : « Il est inconcevable de comprendre comment fonctionnent les émotions et les sentiments si on oublie le corps. […] En effet, l’idée principale de ma théorie des marqueurs somatiques est la suivante : lorsqu’un individu doit prendre une décision face à un événement nouveau, et donc de faire un choix entre plusieurs options, il ne fait pas seulement une analyse purement rationnelle. Il est aussi aidé par les souvenirs qu’il a des choix antérieurs et de leurs conséquences. Et ces souvenirs contiennent des composantes affectives, émotionnelles, de l’événement passé. […] Le cerveau va ‘réveiller’ ce que l’événement émotionnel avait provoqué dans le corps, ainsi que le sentiment ressenti, et cela orientera donc la prise de décision vers une autre option. » (Damasio, 2004, p. 35-41) Ainsi, pour Damasio, ce qui est inscrit dans le corps assure la vie privée subjective : « donc au fur et à mesure des expériences de la vie, chacun dispose d’une analyse objective des situations nouvelles, mais aussi d’une histoire de ce que la vie a été pour son organisme, voilà ce que j’appelle les marqueurs somatiques. » (Damasio, 2004, p. 38)
D.-L. Schacter, quant à lui, introduit la notion de mémoire implicite pour expliquer comment l’expérience subjective inscrite dans le corps participe à la réactivation des souvenirs et cela à travers une palette de sensations : « L’expérience subjective du souvenir est ce qui nous permet de relier nos souvenirs les uns aux autres et d’évaluer leur signification dans notre vie. L’expérience subjective du souvenir a un rôle décisif : elle me signifie qu’un souvenir, ou une connaissance, m’appartient, fait partie de mon passé » (Chapelle, 2004, p. 27)
Tout au long de sa vie, l’être humain est touché par les événements ; tout ce qu’il a regardé, entendu,perçu, ressenti, pensé, a installé en lui un état particulier, une coloration qui lui est propre. Le corps est ainsi imbibé de tonalités endormies, prêtes à êtres réactivés au gré d’une relation d’aide manuelle. C’est lorsque la main du praticien se pose « dans » un corps, elle perçoit des zones immobiles, des parties devenues denses, des nœuds qui semblent contenir une sensation gelée ; comme si le corps était constitué de strates, dont certaines apparaissent fossilisées, gélifiées, anesthésiées.
Si on se situe dans le paradigme de la phénoménologie du sensible (Bois, 2005), le sujet qui s’observe a accès à une connaissance immanente corporéisée et qui se donne dans la relation à l’expérience immédiate. Il s’agit là d’une connaissance d’expérience qui livre des vécus intérieurs signifiants. Comment cette pensée qui se laisse penser à travers une relation corporelle se révèle-t-elle à la conscience de celui qui la vit ? « Le corps sensible devient alors en lui-même, un lieu d’articulation entre perception et pensée, au sens où l’expérience sensible dévoile une signification qui peut être saisie en temps réel et intégrée ensuite aux schèmes d’accueil cognitifs existants, dans une éventuelle transformation de leurs contours » (Berger, 2006, p. 60) À travers ce propos, Ève Berger introduit la connaissance immanente, celle qui s’élabore dans la chair silencieuse. Entrevue de cette manière, l’autorisation noétique du sensible consiste davantage à se « laisser penser » ou à se « laisser réfléchir » plutôt qu’à penser ou réfléchir « à propos de… ». Le corps habité n’est pas seulement le siège d’un foisonnement de sensations, ni de variations de tonalités, mais il est un lieu d’émergence d’une forme singulière de la pensée qui se donne dans la vie immédiate du vécu corporel.
Vivre et épouser le point de vue qui émerge du lieu du sensible du corps étonne toujours ; instant nouveau d’une manière de vivre l’événement d’une manière nouvelle. L’attention nouvellement aiguisée est prioritairement mise au service de la saisie d’informations jusque-là imperçues.
La méthodologie que nous utilisons basée à la fois sur l’expérience du sensible corporéisée et sur la sollicitation des capacités attentionnelles permet à la personne en quête de sens de découvrir une nouvelle façon de penser et de réfléchir. La personne « éprouve » alors les choses : éprouve son corps, son mouvement, ses perceptions, sa pensée inscrite dans la temporalité de la vie.
Méthodologie de l’entretien d’analyse du vécu : entre statut du corps et verbalité
Mon parcours dans les pratiques de formation et la réflexion qu’elles suscitent m’a amené à considérer l’importance de la relation au corps dans la reconquête de la temporalité. Revenir au corps, c’est en quelque sorte se remettre en chemin vers la réactivation d’une mémoire corporelle dans laquelle sont stockés des instants d’une vie.
Plutôt que d’épiloguer de façon théorique sur l’importance de « l’accordage somato-psychique » comme condition au récit de vie, nous préférons relater sous la forme d’interview le témoignage d’une experte dans les récits de vie et qui a exploré le chemin initiatique corporel comme production de connaissances orientées vers sa propre histoire de vie. Comme nous le verrons, l’entretien vise à réhabiliter le sensible du corps dans la réactivation des moments sensibles de sa propre histoire de vie.
Cette forme d’entretien que nous appelons la verbalité est utilisée en temps réel du soin puis en différé. La verbalité est la prise de parole reliée à l’expérience éprouvée de soi lors d’une expérience extraquotidienne (Bois, 2005). En effet, la personne est mise en situation de pratiques corporelles inhabituelles pour elle. Elles sollicitent un mode de relation intense à sa corporéité, une attention soutenue envers les effets signifiants qui émergent des faits de conscience internes déclenchés par la relation d’aide manuelle. Toutes les ressources perceptivo-cognitives sont sollicitées.
Une remémoration sensorielle spontanée émerge souvent de cette situation extraquotidienne. Elle se donne grâce à un toucher de relation manuel qui installe un climat de confiance, de détente et de disponibilité à la nouveauté. Cette nature de remémoration est souvent accompagnée d’une résonance corporelle, d’une tonalité qui emporte le plus souvent un mouvement de pensées, d’images, de flashs, en relation avec l’histoire de la personne. Le passé jaillit alors spontanément dans le présent de la personne sans que celle-ci ait un quelconque projet d’aller l’interroger.
Remobiliser la mémoire sensorielle de l’événement, combler la distance entre soma et psyché, entre la personne et son éprouvé corporel, voilà le contexte qui a présidé à l’entretien entre Jeanne-Marie Rugira et moi-même autour de la question de la place du corps dans le récit de vie.
Première phase de la verbalité : pendant l’expérience immédiate
La mise en mots de l’expérience corporéisée peut intervenir pendant la relation d’aide manuelle. La personne lorsqu’elle repère une tonalité qui déclenche une pensée est invitée à l’exprimer oralement. Le praticien à partir de l’évocation peut réaliser quelques relances aidantes à la compréhension des phénomènes vécus. À l’évidence, des « compréhensifs » se donnent à la personne et c’est à partir de ceux-ci que s’engage tout un processus de réflexion.
Deuxième phase de la verbalité : post-immédiat non-directif
La personne est invitée à exprimer librement ce qu’elle a ressenti, ce qu’elle a pensé, ou ce qu’elle s’est remémoré dans une période post-immédiate, à la relation d’aide manuelle.
L’intervieweur réalise quelques relances à travers des questions ouvertes : pouvez-vous décrire ce que vous avez ressenti ? Qu’est-ce que cela vous a évoqué ? quelles informations avez-vous recueillies de votre vécu ? avez-vous fait des liens entre ce que vous venez de vivre et votre propre histoire ?
Cet échange verbal est non-directif et dure environ dix minutes.
Troisième phase de la verbalité : post-immédiat directif
L’intervieweur retranscrit intégralement le contenu des confidences et réalise une catégorisation selon quatre axes prioritaires : sentiment organique, expression du sensible, axe imaginaire et remémorations spontanées. À partir de cette catégorisation s’engageront des relances canalisées autour d’un projet défini soit à l’avance, soit adapté à la situation du moment.
Quatrième phase de verbalité : en différé sans accordage
L’interview est réalisée à distance de l’expérience, le plus souvent lors d’une deuxième séance, quelques jours ou quelques semaines plus tard. La relation d’aide est cette fois ci uniquement verbale. Il s’agit ici de revisiter une action concrète spécifiée et notamment la dernière relation d’aide manuelle.
Contrairement à la verbalisation qui vise à produire de la connaissance à partir de l’implicite, du non conscientisé ou du préréfléchi (Vermersch, 1994), la verbalité vise à réactiver une connaissance sur la base d’un vécu conscientisé, éprouvé durant la relation d’aide spécifiée.
Cette interview en différé est importante car elle permet à la personne d’engager un processus réflexif autour de son expérience. Si la description des informations émergentes est moins riche que celle réalisée dans la période post-immédiate, en revanche, les compréhensifs ont le plus souvent sensiblement évolué. Les relances de l’intervieweur sont ciblées à partir de la retranscription du témoignage précédent sur les éléments qui méritent d’être clarifié. Pouvez-vous me rappeler les temps forts de la séance précédente et qui restent énigmatiques pour vous. Quelle valeur accordez vous à ce vécu ou à cette pensée ? quel sens cela évoque-t-il pour vous ? cela a-t-il changé votre regard ?
On interroge ici d’une part la mémoire, mais aussi la déperdition ou la valeur ajoutée liée au temps qui a passé. La personne a-t-elle tiré un sens supplémentaire de ce qu’elle a vécu, pendant le temps qui a séparé les deux séances ? certains éléments de compréhension sont-ils apparus ?
Retranscription d’une interview en différé entre Jeanne-Marie Rugira et Danis Bois dans le but d’expliciter le processus qui est mis en jeu dans le recueil d’informations et la construction de « compréhensifs » à travers la médiation corporelle.
Thématique choisie : quel est la place de la relation au corps dans les histoires de vie ?
D. Bois : - Tu es professeure dans le département de psycho-sociologie à l’université de Rimouski au Québec et tu as consacré une grande partie de ta recherche aux histoires de vie. D’un autre côté, tu as une grande expérience du vécu corporel à travers la somato-psychopédagogie. Qu’est-ce qu’une histoire de vie sans la relation au corps ?
J.-M. Rugira : - J’ai pratiqué de nombreuses années les histoires de vie sans faire appel à la relation au corps et cela, à l’évidence, m’a permis de sortir de l’éclatement dans lequel je me trouvais.
Je suis rwandaise et j’ai été soumise à l’implacable réalité de ce pays durant la période du génocide, même si à cette époque, je me trouvais en Amérique. Mais là-bas, j’avais toute ma famille, ainsi que mon mari et mes enfants. J’étais venue en Amérique avec un projet, celui de suivre une formation universitaire qui me permettrait de participer au renouvellement des structures éducatives de mon pays. C’est durant cette période universitaire que tout s’est déclenché au Rwanda et j’assistais impuissante, à partir d’un pays lointain, au chaos de l’humanité. J’étais au Canada pour sauver les enfants du Rwanda alors même que j’avais délaissé mes propres enfants dans un climat d’insécurité totale. Quel paradoxe ! J’étais dans un contexte d’éclatement des repères, un contexte de grande souffrance et la plus grande difficulté dans laquelle je me trouvais était l’incohérence. Plus rien ne tenait debout…
Écrire mon histoire de vie m’a permis de mettre des mots sur mon état, sur mes incohérences et de créer des liens entre ce que j’étais et ce que je croyais avoir été, comme si le langage et l’écriture fabriquaient des continuités, comme si comme le dit Anzieu (1995), cela me donnait une « peau de mots », une sorte de contenant. Cela m’a enlevé une posture de victime, je cessais d’être victime de ma vie pour devenir actrice de ma vie. Le fait que je me regarde dans la continuité, cela me permet de valider mes changements.
D.B. : - Comment procédais-tu à l’époque ?
J.M. R. : - J’ai été chanceuse. Au Canada, j’ai appartenu à un groupe de recherche sur les histoires de vie et l’on se réunissait une fois par mois afin de dégager les compréhensifs nouveaux qui permettaient d’éclairer mon mouvement de vie. Des événements du passé venaient s’actualiser dans mon présent.
Nous avions instauré un rituel au sein de notre groupe de recherche. On commençait par écrire durant trente minutes et chacun écrivait un texte qui commençait par : « moi aujourd’hui… », moi aujourd’hui, où est-ce que je suis, qu’est-ce que je sens, qu’est-ce que je comprends ?... On s’est laissé écrire.
D. B : - Quel a été l’événement marquant qui est apparu durant cette période ?
J.M. R : - Je m’en souviens très bien. C’était un texte qui concernait mon rapport au Jeudi saint, un rapport éduqué et qui tournait autour de la question de mourir à des parties de soi. Aujourd’hui, j’appellerai cela un processus de désidentification. Je comprenais pour la première fois qu’un processus de transformation avait un prix. À l’époque, je rédigeais ma thèse de doctorat, je souhaitais me transformer, mais je ne voulais pas en payer le prix. Je comprenais que cela m’empêchait d’avoir un gain dans mon travail.
D.B. : - Peut-il y avoir un processus d’identification sans processus de désidentification ? autrement dit, comment se désidentifier si on n’a pas d’abord retrouvé son identité ?
J.-M. R. : - Dans le processus de croissance humaine, l’homme prend forme selon l’environnement dans lequel il vit et il devient difficile d’aller à la découverte de son moi existentiel sans procéder à une désidentification.
D. B : - Le terme désidentification est vaste. Il serait bon de définir quel est le processus qui préside à la désidentification.
(Nous créons ensemble une catégorisation qui se retrouve de manière invariable dans le processus de désidentification… Il faut :
- un effort de penser ;
- une prise de distance : relativiser ses points de vue ;
- une conscience témoin : se voir penser ;
- repérer les incohérences ;
- un souhait de décollement : cesser de se fier au apparences, cesser de se prendre pour ce qu’on se croit être ;
- une foi dans son devenir : prendre conscience qu’on n’est pas que cela…
- savoir ce que l’on veut quitter. )
J.-M. R. : - Le travail d’écriture permet cela : voir les incohérences. Et elles apparaissaient quand, à la relecture, je me rendais compte que ce qui avait été écrit quelque temps auparavant avec plein de certitudes n’était plus d’actualité.
La façon de me voir cessait d’être réduite à ma première certitude (presque rigide), à partir du moment où j’ai pris conscience de ce phénomène, ma pensée s’est dilatée, j’ai accédé à une pensée plus libre.
D.B. : - Quel est le statut de la connaissance qui se déploie dans l’histoire de vie sans la médiation corporelle ?
J.-M. R. : - Comme cela, d’emblée, mais je vais être réductrice, je dirai que ça s’inscrit dans le « connais-toi toi-même » de Socrate. Il s’agit d’une connaissance de nature réflexive, mais également d’expérience, car il y a la médiation d’un contexte, l’expérience d’un mot, d’une pensée, d’une rupture, d’un deuil. Il s’agit également d’une connaissance orientée vers un projet. On ne peut pas réécrire toute l’histoire de sa vie, cela prend une trame (formule québécoise), c'est-à-dire un secteur précis qui est questionné et revisité afin de reconstruire une continuité. Ricœur pose la question de la continuité temporelle comme condition de la cohérence psychique. Quand de la nouveauté apparaît, venant du dehors ou du dedans, elle est intégrée dans ce qui est déjà là dans ma vie. On ne saute pas d’un point à un autre. Quand j’ouvre une page d’un livre, elle s’intègre dans les pages précédentes.
Il m’a fallu du temps pour accepter l’idée de l’immédiateté et faire la différence avec la notion de présent. Avec l’histoire de vie, j’ai été amenée à réactualiser ma vie dans le présent et à accéder à une connaissance de l’immédiateté. Toutefois, comme on le verra, le travail sur la relation au corps m’a permis d’accéder à une connaissance immédiate corporéisée d’une nature différente encore. Pour ce qui me concerne, je considère les trois phases d’identification, de désidentification et de construction du processus de continuité, comme étant une procédure essentielle dans les histoires de vie.
D. B. : - Je souhaite à présent, que nous réfléchissions davantage sur la donnée de la continuité car elle m’apparaît effectivement essentielle dans le contexte des histoires de vie sans le rapport au corps. Pour ce qui me concerne, je considère que la rupture de la continuité n’est pas seulement en relation avec le passé, elle se retrouve également dans la marche du sujet en quête de sens. Qu’est-ce que cela veut dire ? Souvent, après avoir vécu, reconnu, ressenti et saisi à l’intérieur de son corps la connaissance immanente, la personne n’intègre pas le fait de connaissance nouveau dans sa vie. C’est surtout cette nature de continuité qu’il nous faut accompagner dans les histoires de vie à médiation corporelle.
J.-M. R. : - le concept de la continuité constitue un invariant dans les histoires de vie. La continuité en tant que lieu de cohérence entre ce que je suis aujourd’hui, ce que j’ai été et ce que je tends à être, est essentielle. Effectivement, la continuité n’est pas nécessairement liée au passé. Il s’agit souvent d’une problématique de rupture du présent, comme s’il y avait éclatement du présent et qui demande une réorganisation de se percevoir au monde et de se percevoir soi au sein d’un projet. Habituellement, dans les histoires de vie, nous travaillons avec un matériau qui est aussi constitué de notre passé et de notre histoire, mais c’est toujours à partir de notre regard au présent, en dans une visée de transformer le rapport à nous et aux événements.
D. B. : - La relation au corps, qu’apporte-t-elle dans le rapport à la temporalité ?
J.M. R. : - Avec le corps, nous avons accès à un matériau supplémentaire. Tout se vit autrement, sa spatialité, sa temporalité, sa corporéité, voire même la question de l’altérité est posée autrement. Il y a donc un matériau disponible dans la relation au corps et qui offre l’opportunité à la construction de nouveaux rapports aux quatre items précédemment cités : la spatialité, la temporalité, la corporéité et l’altérité. Finalement cela participe à la reconstruction d’une nouvelle manière « d’être à soi » et influence la manière « d’être au monde ». Nous sommes en contact avec la temporalité immédiate ou plus précisément, c’est à partir de la relation à l’expérience immédiate que se donne la temporalité liée à mon passé.
Il y a quelque chose que j’ai vécu, pour ainsi dire, dès le premier contact manuel. J’y ai découvert un ancrage identitaire nouveau ou plus précisément, une relation différente à cet ancrage et naturellement, cela m’a révélé l’état dans lequel j’étais avant. Avec le concept de l’immédiateté, j’ai appris à pénétrer le temps, celui qui se déroule dans moi c'est-à-dire dans mon corps et c’est la rencontre de moi et du temps dans moi qui fait le temps de la présence de moi. Je ne peux pas faire la différence entre aller habiter le temps et aller habiter mon corps. Ces deux dimensions me donnent le sentiment d’habiter mon moi en tant que sujet vivant dans le monde. Il y a une qualité de présence qui m’apprend quelque chose de moi. C’est dans cette adéquation entre le temps et le moi que réside le processus de croissance, et auquel j’ai accès en temps réel. Cette adéquation s’inscrit dans mon corps sous la forme d’un mouvement en moi, rempli de nuances, de tonalités, de pensées. Ce processus est continu, mais sa permanence dépend de la qualité de mon attention portée à lui.
D. B. : - C’était nouveau pour toi cette sensation ?
J.M. R. : - Au moment où j’ai fait appel à la somato-psychopédagogie, j’étais en pleine crise existentielle et j’ai dû poser mon attention et m’accorder du temps. Je le rappelle, dans les années 1994-1995, j’ai tout quitté, ma famille, mes enfants, parce que j’avais un projet, une conviction : chasser l’ignorance en éduquant les gens. La guerre éclate et les enfants que je voulais éduquer sont en train d’être tués par les adultes qui ont étudié. Il y a alors une sorte d’éclatement, je ne suis plus sûre qu’il faut scolariser les gens. C’est ça la rupture, le fil conducteur de ma vie est cassé. Tout s’est effondré, mes certitudes, tout. Face à cette rupture, tout éclate, je suis dans le doute, dans le matériau que j’ai à ma disposition, je patauge. C’est quoi cette guerre ?
Alors je me mets à lire parce que je n’y arrive plus toute seule, je consulte des livres qui abordent les grands fléaux de la société, les rescapés de la Choa, etc. cela m’indiquait de nouvelles pistes. Cela nommait ce que je vivais. Cela m’indiquait des pistes de recherche. L’essentiel était d’être dans l’action et d’avoir confiance à ce processus qui me mènerait sûrement quelque part.
Mais je somatisais et j’en suis venue à suivre un traitement manuel. J’y vais avec l’intention de me faire soigner, mais je n’y croyais pas trop …(rires) Il faut croire que quelque chose en moi ne souhaitait pas guérir. Et je n’ai pas dit à ma thérapeute que j’étais malade. Je lui ai dit que je vivais des choses difficiles et que j’avais besoin d’aide pour ne pas me noyer.
Dans cette première séance, je m’installe sur la table du praticien et on me demande de poser mon attention orientée vers mon corps. Très rapidement, j’ai ressenti des vagues d e mouvements qui circulaient eu niveau de mon dos puis à travers tout mon corps. À ce moment-là, ma tête intervient : « c’est quoi ça ? c’est le sang, ma lymphe ? » (j’ai fait des études de biologie) et pourtant, mon vécu, pendant ce temps me renvoie à un état de paix à l’intérieur de moi. C’est paisible, c’est calme, c’est posé, c’est doux. Je me souviens avoir dit à ce moment-là : « c’est comme si j’étais consolée » et cet état dans lequel je vivais, je ne l’avais jamais eu, ou du moins pas depuis le début de la guerre. Je me suis dit : « une Rwandaise en pleine guerre dans son pays n’a pas le droit d’être bien, c’est inadmissible » donc je rejette cette sensation de plénitude à laquelle je n’ai pas le droit.
D. B. : - Te l’es tu dit à toi-même ou bien l’as formulé tu verbalement ?
J.M. R. : - Non, je suis encore sur la table et je l’ai dit durant le traitement. Tout en m’écoutant, la thérapeute continue à travailler. Là, je ressens un verrouillage qui s’installe dans mon corps et j’éprouve le besoin de lui dire : « je suis verrouillée parce que je me sens prise par une pensée forte qui me répète : je n’ai pas le droit de vivre ça ! » ma thérapeute me répond alors : « s’ils vivaient cela, il n’y aurait peut être pas de conflit ». Au fur et à mesure du traitement, le verrouillage disparaît.
D. B. : - Tu attribues ce lâcher prise au fait que tu livres ta pensée ou bien au travail manuel ?
J.M. R. : - A mon avis, le lâcher prise est venu des deux. Une « discussion tissulaire » s’était engagée en même temps qu’un dialogue verbal. Mais faire le lien entre mon « verrouillage du corps » et celui de ma pensée m’a fait prendre conscience de la manière dont le psychisme et le corps sont liés. Quand la tension dans mon corps a lâché prise, ma pensée est devenue plus fluide, elle s’est libérée en même temps.
D. B. : - Essaie de te souvenir, qui a lâché en premier, le corps ou la pensée ?
J.M. R. : - (petit moment de silence) C’est le corps, disons que c’est presque simultané. Mais c’est le corps, parce que je n’avais pas le contrôle dessus. Il dépendait du travail de la thérapeute. En revanche, j’avais davantage de contrôle sur ma pensée.
D. B. : - Ainsi, ton corps devenait le complice de ta propre histoire ?
J.-M. R. : - C’est comme si j’avais découvert un interlocuteur à l’intérieur de moi. Et l’interlocuteur était le produit de l’attention que je portais en moi. Quand mon attention n’était pas en moi, je n’avais plus d’interlocuteur.
D. B. : - A partir du moment où le corps et la pensée concèdent à aller dans l’expérience, n’y a-t-il pas un conflit qui s’installe en toi, ou au contraire est-ce que tout est facile ?
J.M. R. : - Cet enjeu entre le corps et la pensée a créé un vrai bouleversement en moi parce que tout mon rapport au monde est questionné : on peut être heureux pour rien, ma situation n’avait pas changé, le monde continuait à s’entretuer, je n’avais pas encore trouvé une réponse à mes questions et pourtant j’étais là en paix sur cette table. Je me souviens à ce moment-là avoir pensé très fort : « L’événement n’est pas le seul responsable de ma souffrance » et là, je venais d’apprendre quelque chose de vraiment nouveau. À ce moment-là, le grand fait de connaissance que j’ai eu est que je peux être libre face aux événements. Je me suis dit : « Je suis bien, même si la situation n’a pas changé, même si le contexte n’a pas changé. » Cette prise de conscience était majeure et ouvrait mon horizon : « Je ne suis pas obligée que ma situation change pour être bien. »
À ma grande surprise, j’ai été immédiatement guérie de mon hémorragie qui durait depuis plusieurs mois. En une seule fois. Je souffrais de migraines donc j’ai continué les séances, mais la plus grande motivation pour consulter était de poursuivre ma compréhension de la liberté.
J’ai ouvert à partir de ce jour un journal.
Je m’observais dans mes rapports avec l’événement, j’observais les influences de l’événement dans mon corps, dans moi, dans mes pensées, dans mes émotions. Parfois, je n’étais pas capable de gérer ma situation, alors, dans ce cas, j’allais me faire traiter.
D. B. : - Te faire traiter ou bien être accompagnée ?
J.-M. R. : - Accompagnée. Mais si je voulais m’en sortir, il fallait donner un coup de main à mon corps. J’avais des questions à poser à mon corps. Je mettais cela dans mon projet pédagogique. Il y avait des changements d’état des amplifications de phénomènes intérieurs qui prenaient forme et j’accédais à une nature de pensée nouvelle qui me donnait des informations immanentes préréflexives.
D. B. : - Peux-tu préciser ce que tu entends par préréflexive ?
J.M. R. : - Cela ne venait pas de ma réflexion. Ce sont les effets, les tonalités qui me donnaient des informations et à partir desquelles je pouvais réfléchir. Je ne pense pas avoir procédé par la voie réflexive, mais par la voie de la découverte de quelque chose de neuf. Cela peut prendre la forme d’une pensée qui se donne à ma conscience, d’un éprouvé qui intensifie mon rapport. C’est bien à partir de la découverte d’un fait nouveau qu’il m’a été donné de me découvrir.
Quand je fais appel à la relation au corps, je découvre un ancrage identitaire nouveau ou plus précisément, une relation différente à cet ancrage et naturellement, cela me révèle l’état dans lequel j’étais avant l’expérience. Sachant ce que je suis là maintenant, je prends conscience de là où je n’étais pas et en même temps de là où j’étais. La phase de désidentification prend forme à travers cette nature de connaissance qui se livre par contraste. À tous les niveaux, cela se passe ainsi. Je découvre les obstacles qui s’opposent à ma croissance en même temps que je découvre le lieu en moi où les obstacles n’existent pas. Je découvre les limites de ma pensée quand je découvre sa dilatation au sein d’une expérience qui m’apprend à penser la chose différente. Donc, d’une certaine manière, je n’abandonne jamais rien sans savoir ce que je peux mettre à la place.
D. B. : - Quelle incidence cette prise de conscience a-t-elle eu dans ton processus de transformation ?
J.-M. R. : - Avant cette expérience, j’avais une certaine identification à ma pensée et il ne fallait pas y toucher car sinon, on touchait à mon identité. Avec l’expérience du corps, la pensée prenait un autre statut. J’étais capable de faire le lien entre le mouvement de mes idées et le « savoir du corps ». Quand ma matière corporelle devenait mouvante, cela entraînait une forme de mouvance de ma pensée. Je comprenais alors que l’ancrage identitaire dépendait de mon rapport à la pensée et au corps. Pour faire évoluer ma pensée et ma vie émotionnelle, la voie la plus facile était de passer par le corps. En même temps que je gagnais en liberté dans mon corps, je gagnais en liberté dans ma pensée et dans ma compréhension.
D. B. : - En somme, pour toi, il existe une sorte d’intelligence corporelle.
J.-M. R. : - Il est clair qu’au sens strict du terme, le corps ne pense pas. En revanche, sous la condition d’une relation particulière au corps, celui-ci livre des informations qui participent au processus de réflexion. Il y a alors des impressions corporelles, des signes, des tonalités qui génèrent en moi une pensée qui n’est pas fabriquée de la manière habituelle. En fait, dans cette atmosphère corporelle, j’accède à des pensées spontanées, au point que parfois je me questionne : « c’est moi qui pense ça ? » C’est non seulement inédit, mais cela va à l’encontre de ce que je pense habituellement. En même temps, je ressens un sentiment fort d’évidence et de justesse. D’un côté, je ne vois pas la logique qui m’amène à penser cela, et d’un autre côté, j’ai en moi le goût de l’évidence. Je sais que c’est vrai, mais je ne sais pas pourquoi c’est vrai. Il me faut donc procéder à une vérification.
D. B. : - Ce chemin initiatique corporel n’a pas dû être simple à mener seule
J.-M. R. : - A cette époque, j’avais trois collègues professeurs qui suivaient cette voie du corps afin de l’expérimenter vraiment. On se rencontrait une fois par semaine. C’était très formateur. On décrivait en découvrant. On partageait, analysait et comparait toutes les sensations, tous les compréhensifs de nos sensations et de nos actions. À partir de là, on créait des liens avec notre quotidien. Et on relisait notre propre histoire à partir d’un autre lieu que celui de la réflexion classique.
C’est là que nous avons réalisé que la parole était sensible, qu’elle avait une force soignante dès qu’elle procédait de ce lieu d’expérience corporelle.
D. B. : - Et aujourd’hui, peux tu définir l’étique qui préside à cette démarche réflexive ?
J.-M. R. : - D’abord je commence par valoriser les informations immanentes qui se donnent dans cette atmosphère de confiance corporelle. Puis, ensuite, je commence par me responsabiliser par rapport à cela. Il est clair que cette nature d’information m’amène à considérer que personne ne peut trouver une solution à ma place. Il me faut donc faire le choix radical de faire participer cette « intelligence sensible » aux différentes postures qui m’habitent.
Quand la confiance est installée, il est nécessaire de s’immerger en conscience, le plus souvent possible dans notre intériorité. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de passer par la médiation de la relation d’aide. Je fais appel à une attitude introspective qui me permet d’accéder à ce foisonnement d’informations intérieures. Il faut entretenir ce lieu en l’arrosant le plus souvent possible d’une attention soutenue. Dès que j’ai accès aux infirmations internes, je les écris, je les raconte, je les fais partager. J’ai besoin de revisiter les traces de l’expérience décrite. J’ai besoin de moments d’interaction avec des collègues chercheurs afin de préciser, de clarifier certains faits de conscience, faits de connaissance. Après cela, je ne dois pas oublier que je suis menacée par mes habitudes, que cette nouvelle information doit être entretenue jusqu’à son intégration dans mes structures d’accueil.
Cette étape est souvent précédée par une période de transition parfois difficile et je dois dans ce cas interroger la nature du conflit. C’est à ce moment là que je mesure combien mes habitudes culturelles, sociales résistent à la nouveauté.
D. B. : - Il y a donc une discipline à appliquer ?
J.-M. R. : - Oui, en permanence. Il y a une responsabilisation face à la vie (au début, c’était ma vie). Puis, il faut créer des conditions pour contacter le lieu du sensible d’où éclos un bouquet germinal constitué d’une tonalité, d’une pensée, et parfois d’un souvenir. Je sais que je peux faire confiance à ce que je vis dans ce lieu. Assumer ce que j’apprends là, assumer ce que j’apprends de ce lieu de moi-même, et tenter de ne pas me trahir dans mes valeurs internes quand je m’ouvre au monde, c’est la phase délicate. Il faut être patient et avancer au nom de ce qui a été vécu en soi. Il faut préserver son autonomie et ne pas faire le saut pour accepter ce que dit l’autre, même si cela est pertinent. Je dois rester fidèle à mon processus, ne pas sauter les étapes qui sont les miennes. Cela demande de la solidité, je dois garder le déroulement de mon processus interne et non pas aller dans une extériorité.
D. B. : - on constate donc que le statut de la connaissance qui est mise en jeu dans cette expérience corporelle est une connaissance immanente, donc une connaissance d’expérience corporéisée et qui se donne dans le cœur d’une relation à l’immédiateté. Veux-tu que nous résumions ensemble le processus que tu as établi ?
- Avoir un projet et avoir une question
- Créer des conditions d’extraquotidienneté (rendez-vous avec le corps sensible)
- Recueillir des informations immanentes (internes)
- Valoriser et valider la nouveauté de cette information
- Réaliser une comparaison entre les nouveaux modèles et les anciens
- Mettre ces informations dans le projet initial
- Tenter de les intégrer dans la vie quotidienne
J.-M. R. : - A quoi cela sert d’accéder à une nouvelle information si elle ne change rien à nos actions, à nos relations et à notre être au monde ? Il y a une sorte d’interactivité entre le sensible et moi. C’est comme une espèce de recherche-action qui s’anime sous forme de boucle entre un vécu et une signification qui offre un nouveau vécu porteur d’une nouvelle signification et ainsi de suite.
D. B. : - Peut-on dire que les informations immanentes nécessitent une observation réfléchie pour prendre sens ?
J.-M. R. : - Oui, mais c’est plus que cela. Il faut qu’il y ait une implication car la chose que je suis devenue cesse d’être la chose que je connaissais sous sa forme ancienne. On vit en direct un état nouveau relié à ce processus de transformation. Cela transforme vraiment le rapport ou les rapports que j’entretenais avec mon passé, les empreintes qui sont inscrites dans la mémoire de mon corps disparaissent et du coup, les emprises que le passé a dans moi disparaissent également.
D. B. : - Et après ?
J.-M. R. : - Si je ne veux pas retomber dans mes habitudes, je dois entretenir ma fidélité à ce que j’ai vécu. C’est le souvenir qui transporte le processus de transformation. Mais ce souvenir n’est pas seulement un contenu de pensée, il comporte un éprouvé, une tonalité et une nouvelle manière d’être.
D.B. : Pour conclure, que peux-tu dire au terme de cet échange et à partir de ton expérience à propos de l'enrichissement mutuel entre le courant des histoires de vie en formation et le travail à médiation du corps sensible ?
J.-M.R. : - D'un côté, je dirais que du courant des histoires de vie, j'ai d'abord reçu l'autorisation de m'engager dans un processus de formation expérientielle. J'ai également appris à apprendre de mon expérience, à l'observer, la conscientiser, la valider, la nommer, la partager, la réfléchir et enfin à lui donner le temps de me transformer. J'ai appris à parler, à réfléchir et à écrire à la première personne. J'ai appris à valoriser mon expérience humaine et à penser à partir d'elle. J'ai appris l'autonomie, l'importance de mes élans émancipatoires, la solidarité et l'importance d'assumer ma responsabilité humaine et citoyenne.
D'un autre côté, j'ai appris que la valeur de mon expérience subjective ne pouvait pas faire fi, ni de son inscription dans des contextes socioculturels, politiques ou institutionnelles, ni trouver véritablement son sens en dehors des échanges intersubjectifs bien inscrits dans des réseaux d'intercompréhension.
Alors que du travail à médiation corps sensible, j'ai appris à percevoir autrement les choses, le monde, les autres et moi-même. J'ai appris à mieux être en relation avec les subtilités des différents éléments qui constituent une situation. Grâce à ce travail, j'ai découvert en moi, un principe de renouvellement. J'ai cessé d'être figée dans mon système perceptif habituel, pour m'ouvrir à un monde infiniment plus riche dans lequel il est devenu possible de puiser de nouvelles manières de penser, de sentir, de voir, et de se comporter.
Au contact du travail que tu proposes j'ai appris à être dans mon corps, à recevoir, à attendre que la solution me soit donnée plutôt que de chercher à en fabriquer une à l'image de ce que je pense être qui freine mon devenir. J'ai appris l'attente, dans le sens de se mettre en état d’attention pour écouter ce qui veut émerger.
Ce travail a également donné plus de relief à ma manière d'envisager le travail de la temporalité. En effet, déjà avec les histoires de vie, j'avais appris à lire le passé en fonction du présent, et à ne me servir du passé que dans la mesure où il permettait l'intelligence du présent. Faire le travail de l'histoire oui, mais éviter de tomber dans le piège de raconter mon histoire pour elle-même, mais surtout pour me donner une chance de la voir et de la vivre autrement, bref d'en apprendre quelque chose de nouveau.
Avec le travail de la temporalité qui s'appuie sur le rapport à l'immédiateté et sur l'expérience extraquotidienne corporéisée, j'ai découvert qu'on peut habiter autrement le corps, l'espace et le temps. Dans cette perspective, le passé n'est pas du tout nié, mais il est constamment redécouvert dans l'expérience corporelle tel qu'il s'incarne dans la situation présente pour pouvoir le transformer.
J'ai enfin pu comprendre que l'immédiateté restitue à l'être humain la possibilité infinie de modifier sa vie à chaque instant. L'immédiateté nous place dans le lieu du déploiement de notre pouvoir-être comme disait Heidegger, en nous donnant comme le dit d'une manière si touchante Bernard Honoré (2003, p. 58) : «Le sentiment d'être soi-même créateur dans un monde en perpétuel engendrement ».
Cet article est extrait de l'ouvrage scientifique d'Eizeu Clemntido de Souza (org.) (2006) Autobiografias, histórias de vida e formação: pesquisa e ensino. Porto alegre, Salvador : EDIPUCRS (Pontifícia Universidade Católica do Rio Grande do sul) & EDUNEB (Universidade do Estado da Bahia) pp31-46.