Débora Bolsanello présente sa modélisation du langage propre à l'éducation somatique. Celle-ci intéresse la recherche en pédagogie perceptive pour les points communs et pour les différences d'approche de la relation au corps
Trois peuples sont les piliers de l`histoire du Brésil : les Autochtones, natifs des terres, les conquérants portugais arrivés en 1500 et les Noirs, amenés au Brésil pour travailler comme esclaves. Les batailles pour la possession des terres ; les cris des indigènes en défense de leur territoire; les larmes de l`assimilation; l`établissement des différents ordres religieux catholiques ; les Quilombos, communautés fondées par les esclaves en fuite; le synchrétisme ou métissage des croyances ; l`exploitation de la canne à sucre, du café, du caoutchouc, de l`or. Elles étaient multiples les nations autochtones établies dans les terres du Brésil. Et les Noirs venus de l`Afrique et les Indiens appartenaient à différentes familles linguistiques si distinctes qu`ils ne pouvaient pas communiquer entre eux par le biais de la langue. Parmi les portugais, une masse importante de nouveaux chrétiens, soit des juifs, marqués par la présence arabe en Ibérie depuis le VIII siècle et tenus de quitter l`Europe par l`Inquisition.
Je suis née au Brésil dans les années 70, 7 ans après le coup d’État qui a mis sur place une dictature militaire vigourant au pays pendant 20 ans. Mon père est blanc, descendant des italiens immigrant au pays à la fin du 19ème siècle, fuyant des guerres en Europe. Ma mère est métisse : dans ses veines courent des ancêtres juifs séfarades, des Indiens et des Noirs. Depuis toute jeune, pour moi, parler d`identité équivaut à parler non pas d`un sentiment d`unité mais d`un territoire mouvant dont la seule cohérence est la survie.
Les questions autour de l`identité deviennent alors insoutenables suite à mon immigration au Québec. Pendant plus d`une décennie, j´ai erré entre mon pays natal et celui qui m´a accueillie sans m´adapter nulle part. Je décide alors de m`engager dans un Baccalauréat en anthropologie. Évidemment je n`y ai trouvé que d`autres questions concernant la desterritorialité, phénomène qui touche aujourd`hui une partie significative de la population mondiale. Qu`est-ce qui est sacrifié de l’identité venu le temps de s`adapter à un nouveau territoire? Qu`est-ce qui ne peut pas être sacrifié faute de perte d`intégrité? Un dicton populaire affirme que « La carte n`est pas le territoire. » Mais, qu’est-ce que le territoire, d`abord?
Petit à petit ces questions abstraites se densifient et prennent corps sous forme de maladie. J´étais atteinte de malaises physiques divers et diffus qui ne se laissaient pas résorber année après année suite à mon immigration. Ce sont ces douleurs qui m`ont amenée enfin à faire recours à des séances de différentes méthodes d`Éducation Somatique.
Éducation Somatique
Entre art et science, les méthodes qui composent le champ de l’Éducation Somatique existent depuis plus d`un siècle et se sont constituées dans un premier moment en Europe et en Amérique du Nord. Aujourd`hui, le champ de l’Éducation Somatique prend de l’expansion à un niveau international dans des cliniques de physiothérapie, des studios de danse et de théâtre, ainsi que dans le milieu académique (Université du Québec à Montréal, Université Laval, Universidade Fernando Pessoa, Faculdade Angel Vianna et UNI-RIO).
Les approches telles que : Technique Alexander, Feldenkrais, Antigymnastique, Eutonie, Gymnastique Holistique, Body Mind Centering, Chaînes Musculaires G.D.S., Bartenieff, Somato-Psycopédagogie, Somarythmes et certaines lignées du Pilates – sont des méthodes d`Éducation Somatique qui visent la récupération de la santé et le développement du potentiel intellectuel, affectif et kinesthésique de l’Homme. Ces méthodes utilisent une vaste palette de stratégies pédagogiques révolutionnaires dont la scène est le corps en tant que territoire à défricher.
Dans mon effort de redéfinir mon territoire à travers le champ de l’Éducation Somatique, j`ai suivi une formation au Centre de Recherche en Antigymnastique, situé à Montréal. Afin d`approfondir mes études, je me suis investie dans un Diplôme d’Études Supérieures Spécialisées en éducation somatique (Université de Québec à Montréal) et dans une maîtrise où j`ai entamé une recherche de terrain dont le thème a été l`application de l’éducation somatique auprès de toxicomanes.
Le présent article est un prélude de formulation de concepts propres au champ de l’Éducation Somatique. Je me positionne en tant que « praticien réflexif ». J`arrive à l’esquisse de trois concepts : le déconditionnement physique, l`authenticité somatique et la technologie interne. Ces trois concepts sont interreliés et ont été pensés à partir de mes lectures, d`une expérience régulière des mouvements, établie depuis 1988, aussi bien que d`une pratique professionnelle de 13 ans auprès des physiothérapeutes, de la clientèle de centres de femmes, des personnes atteintes du cancer, du SIDA et de toxicomanie.
Le déconditionnement physique
Les méthodes d’Éducation Somatique ont créé un cadre pédagogique dont l’axe est la rééducation du mouvement du corps dans l`espace. Or, un grand nombre d`approches proposent la même chose– les arts martiaux, différents styles de danse, le yoga, le tai chi chuan, etc.
Cependant, ce qui est propre au champ de l’Éducation Somatique est le fait que l`élève est dirigé par l`éducateur somatique dans comment il bouge. L`élève n`apprend pas d`exercices, pas de postures, ni d`enchaînements fixes de mouvement, ni de formes chorégraphiques. L`Éducation Somatique n´est pas liée à un système spirituel, tel que le présupposent le yoga (vedanta), le tai-chi et certains arts martiaux (taoïsme).
De nos jours, les notions de succès et de bonheur sont liées à la capacité de performance de l`individu. On parle de performance dans son travail et même de performance sexuelle. Avec le mot performance, nous voulons dire « l`action une fois accomplie ». Aujourd`hui, réussir équivaut à accomplir un nombre de plus en plus élevé de tâches.
Ma collègue Germana Mussi, physiothérapeute, traite un pianiste professionnel dont la cyphose a atteint un degré tel qu`elle menace ses fonctions respiratoires et digestives. Des années d`étude du piano en dehors de toute optique somatique ont eu pour résultat la fixation d`un pattern de mouvement hautement performant au niveau musical en lien à une attitude cyphotique. « Je ne serai pas capable de jouer si je redresse ma colonne » - affirme le musicien.
Des cas comme celui-ci sont très courants. Si une gamme de gestes et d´attitudes remplissent nos besoins, nous nous limitons à l´usage de ces gestes.
Si l`attitude cyphotique du pianiste change, il est possible que, dans un premier temps, il perde ses points de repère – tel que le contact des doigts sur les claviers – et à cause de la perte des repères, sa performance sera « mauvaise ». Cette situation de changement n´est que transitoire jusqu`au moment où le pianiste reconnaît que sa « nouvelle configuration » posturale demande également un réajustement des points de repères qui étaient habituels.
Souvent, nous ne nous attardons pas aux gestes qui « marchent bien », soit, qui remplissent les besoins, même si ces gestes-là finissent par user ma structure et engendrer de la douleur.
Faute d`avoir une pratique qui nous mène à élargir le réseau de connection neuronale liée au sens kinesthésique, nous forgeons tout au long de notre vie un vocabulaire gestuel limité. En d´autres mots, si nous ne veillons pas à dissocier les automatismes gestuels de nos besoins de base et si nous n`arrivons pas à articuler nos intentions, nos pensées à des gestes qui respectent le physiologique, nous finissons par user, surcharger certaines structures. Une structure qui est surmenée par des gestes répétitifs et inconscients finit par s`user. Conséquence : malaise, douleur et dysfonctionnement de la structure.
Pour contourner l`établissement de gestes automatiques et de l`usure, problème tellement courrant de nos jours, l’éducateur somatique se sert de stratégies pédagogiques. Il ne donne pas des « exercices respiratoires » à un élève qui se plaint d`une difficulté respiratoire. Ceci équivaudrait à enseigner à un poisson de nager. Il aborde le malaise plutôt en guidant l’élève dans des mouvements qui libèrent des tensions inutiles qui entravent la respiration. Par « tensions inutiles », on veut dire des mouvements et des attitudes posturales qui amènent à un état hypertonique ou hypotonique chronique. Hanna (1995) indique que cet état de dysfonction du tonus amène à une amnésie sensori-motrice :
Le milieu socioculturel et l´environnement imposent des stimuli constants aux reflèxes de survie. Au court du temps, ces réflexes deviennent des habitudes. Un réflexe est à la fois sensoriel et moteur et lorsqu`il devient une habitude, il y a une perte de contrôle dans la région de l´action motrice et dans la capacité à sentir. Nous devons nous référer à cet état comme à celui d´une amnésie sensori-motrice. Le stress accumulé cause une amnésie sensori-motrice. Ce qu´on décrit comme étant les effets de l´avancement de « l´âge », sont, en vérité, des effets directs de l`amnésie sensori-motrice. Il y a une manière de se libérer des restrictions involontaires générées par l´amnésie sensori-motrice : un apprentissage somatique récupère la vitalité de régions amnésiques à partir des mouvements minimaux encore existants dans ces régions.
Prenons l`exemple d`une porte qui ne ferme pas bien. Il n’est pas toujours besoin de changer de porte. Tout dépendamment, il sera nécessaire d`ajuster l`encadrement de la porte. Dans d`autres cas, nous constatons que c`est alors l`asymétrie de la fondation de la maison qui cause le mauvais fonctionnement de la porte. Dans un autre cas encore, nous concluons que c`est bien la manière dont on s`est servi de la porte qui a entraîné une usure et conséquemment, un mauvais fonctionnement. Pour bien fonctionner, la porte dépend des relations harmonieuses : un cadre de soutien ; des fondations de maison solides et alignées ; un usage soigné.
L’Éducation Somatique opère sur les relations : les muscles ont-ils un tonus juste pour permettre au genou de plier ? Les pieds sont-ils alignés aux genoux de façon à rendre fluide l`action de plier les genoux ? De quelle façon et quelle est l`intention lorsque je plie le genou : rester assis pendant 8 heures devant l`ordinateur ? Nettoyer la maison ? M’entraîner au saut pour les Olympiques ? Conduire une auto? Qu´est-ce qu`un genou malade signifie pour moi ?
Il n`y a pas de « bonne réponse », lorsque l`éducateur propose des mouvements. Son regard se pose sur la façon dont son élève interprète la directive verbale pour exécuter un mouvement. C`est sa façon de répondre qui fascine l’éducateur. Tel que l’affirme Charlotte Selver : « D´habitude, les personnes ont appris d´autres personnes quoi penser. La possibilité de découvrir graduellement qu´on peut faire confiance à ses propres reactions est un évènement très puissant. » (Johnson, 1995, p. 20)
L’éducateur doit être précis dans la description du mouvement et l`élève doit porter son attention sur ce qui arrive pendant qu`il tente d`exécuter le mouvement : quelles parties du corps sont impliquées ? Y-a-t-il des mouvements parasites qui empêchent le mouvement demandé de se faire ? Quelles sont les qualités du mouvement que je fais : fluide, cassé, sec, mou, énergique, lent, global ou segmenté... ? Amener la personne à répondre à ses propres questions est un des buts de l`Éducation Somatique : une valorisation de son senti comme source légitime de connaissance.
Le processus d`exécution d`un mouvement quelconque nous intéresse autant que son but, sinon plus. Un mouvement est optimal aussi et longtemps que la personne est présente au parcours qu`elle fait pour l´exécuter.
Je ne peux pas jouer du violon en utilisant la même configuration somatique que j`ai lorsque je tape à l`ordinateur. Malgré que ces deux tâches requièrent la même complexe dextérité, je ne peux pas transposer une façon de faire qui marche pour taper des mots en espérant que ça fonctionne lorsque je joue du violon. La plupart du temps c`est cela que nous faisons. Nous apprenons des mouvements par répétition afin d`accomplir des tâches. Il n`est pas rare que ce soit le succès même de l`accomplissement qui nous fait vouloir « migrer » la même façon d`accomplir une tâche dans d`autres circonstances.
Le processus de déconditionnement physique en Éducation Somatique part d`un raffinement de la capacité à adapter des réponses aux différentes circonstances. Linda Hartley explique: « La maladie, du cancer aux problèmes psychotiques, peut être vue comme l´expression du degré auquel le corps-esprit est incapable de répondre, de laisser aller, de changer (...) Cette capacité de répondre est à la fois support et mesure de notre santé. » (Hartley, 1995, p.124-125)
Quelqu`un de déconditionné est quelqu`un qui a élargi son vocabulaire gestuel. Quelqu`un qui reconnaît les différences entre les situations et est apte à choisir parmi les couleurs de sa pallette gestuelle, une façon juste d`agir.
L´éducateur somatique transmet à l´élève une nouvelle capacité à répondre, qui tient d´un « accordage gestuel», pour utiliser un terme de Danis Bois. Apprendre à accorder son tonus de façon juste pour l’exécution d`un mouvement dans un contexte donné. Je n´ai plus à serrer mes dents à chaque fois que je joue du piano. Même si j´ai associé le mouvement de crisper la mâchoire avec le bon doigté pour l´exécution d´une pièce au piano, maintenant je reconnais que tendre les muscles du visage n´est pas nécessaire pour avoir un bon doigté. Je peux désamorcer ces associations nuisibles.
Apprendre à faire confiance à ses propres sensations. Savoir articuler et ensuite désarticuler des patrons moteurs selon chaque circonstance : lever un poids, écrire un texte, jouer de la musique, gérer des conflits, remplir un formulaire, négocier un salaire, faire l`amour.
L`authenticité somatique
"We feel that we should not live in just the same way
as our ancestors lived. We feel that we should take a step forward.
We know that this step will be in the dark and will require courage". Agnès Martin
C`est un processus de déconditionnement physique qui permet de faire émerger chez la personne son authenticité somatique : “ (…) relaxation est cette condition où on a la plus grande capacité de réagir. C`est un état de sérénité inérieur, une disponibilité à répondre de façon appropriée à n´importe quel stimuli. » (Johnson, 1995, p.13.)
L’authenticité somatique relève d`une intimité envers ses propres processus internes (sensations, sentiments, pensées...) et n`est pas contradictoire avec son identité socio-culturelle. Tel qu`un bol vide, l`authenticité somatique fournit un contenant à l`identité socio-culturelle. Sans l`authenticité comme limite, nous ne serions que des masques, que des rôles, que des clans. Nous ne serions qu`appartenance à un groupe et notre singularité serait avortée.
Dans notre société, les centres de conditionnement physique se sont fait une réputation vis-à-vis la quête de bien être et le renforcement du sentiment de soi. Le culte du corps tonique est véhiculé par les médias en représentant le succès, la capacité de performance, le plaisir, la jovialité, l`agilité et la sensualité. Le modèle de corps fabriqué dans des centres de conditionnement physique fait écho aux valeurs de productivité, de compétitivité, de performance, de rapidité et d’efficacité.
Le fitness est la pratique d`exercices dont le but est de renforcir les muscles, retarder les marques du vieillissement, améliorer l’estime de soi et augmenter la capacité du corps à performer. C`est une voie valide si la personne est consciente qu’elle ne mène qu`à une gestion de son apparence.
Les mouvements proposés dans les centres de conditionnement physique sont la plupart du temps répétitifs et requièrent l’utilisation de plusieurs parties du corps à la fois. Héritiers des mouvements des ouvriers qui travaillent dans des grandes chaînes de production post-Révolution Industrielle, ces mouvements entraînent la fixation de certaines connections neuronales. Vite le pilote automatique s’installe. Pour remédier à la monotonie, nous lisons un livre pendant que nous montons des escaliers imaginaires ; ou on regarde la télé pendant qu’on court sur le tapis roulant. La monotonie rend le cerveau paresseux. En arrière du rideau : distension musculaire, tendinite, bursite, douleur pour les clients des centres de conditionnement physique qui, happés par les mirroirs, n’écoutent pas les signaux du corps. Le mode de vie « do-things-to-get-things-done » rend utilitaire la relation au corps. C´est une façon de vivre qui est en dette avec le savoir sensoriel.
Mon expérience du carrefour identitaire m`a fait voir qu`un des éléments qui nourrissent la maladie chronique est l`identification de soi que la personne entretient par rapport à ses traits de personnalité, ses rôles, sa profession, son statut, son appartenance à un groupe, etc. Lorsqu`on ne se reconnaît qu`en tant qu`agent dans le monde, on affaiblit le contenant rassurant de l`authenticité somatique. Un cycle vicieux s`établit : afin d`éviter l`angoisse de ne pas se reconnaître autrement qu`en tant qu`agent dans le monde, la personne s`identifie à 100% aux rôles qu`elle construit. Ainsi, la personne peut être fonctionnelle dans son quotidien. On entend souvent dans son discours l`expression « être soi-même », mais cela tient d`un discours collectif trendy et non pas d`une expérience somatique ressentie.
Lorsqu`une personne se retourne vers son authenticité somatique, elle rentre dans un état plus passif que celui d`agent dans le monde. Simplement parce que nous ne pouvons pas agir sur l`authenticité somatique, seulement en être conscient. Un des marqueurs d`authenticité somatique se manifeste dans les moments où on se trouve beau/belle, en dehors des modèles de beauté véhiculés par les médias. “Dans la beauté, l`esprit et le corps deviennent un. La beauté m´enseigne que mon cerveau est un organe physique et que “l´intelligence” n´est pas limitée à la pensée, mais elle implique le sentiment et la sensation, l´organisme au complet en concert.” (Hebert, 2001-2002, p.88)
Il est fort possible qu`au début d`une démarche en somatique, une personne puisse sentir un conflit entre ce qu`elle vit dans les contextes des cours d`Éducation Somatique et ce qui l`attend le lendemain au travail. Est-ce que le contexte de vie de la personne permet la consolidation des acquis de transformation de sa perception de soi ou au contraire, son contexte de vie sabote le processus de transformation (rythme de travail, demande de performance, habitudes alimentaires, addictions, harcèlement et abus, etc.)?
Nous sommes en même temps relation et singularité. D`après ma compréhension du concept « d`accordage somato-psychique » de Danis Bois, ce qui est proposé à l`élève par les méthodes somatiques ce sont des mouvements précis exécutés avec une attention particulière qui peut développer chez l`individu la capacité de voir à la fois figure et fond (Vase de Rubin - Edgar Rubin, 1915). Si nous considérons que le niveau de santé d`un individu est proportionnel au degré de mobilité qu`il peut avoir entre ses multiples rôles quotidiens et son authenticité somatique, nous comprenons pourquoi un mode de vie qui a pour seule valeur la capacité de performance et productivité des individus est vouée à l’échec.
L`authenticité somatique est un état de disponibilité où poussent les graines d`une technologie d´autorégulation. Être authentique c´est savoir s´autoréguler. Tout être vivant sait quoi faire – si on le laisse faire – pour garder son équilibre interne vis-a-vis les demandes de l´environnement.
La technologie interne
"If we accept that the process of mind creates the patterns we see expressed through the body
just as the wind creates the changing patterns in sand, then we understand that the body will be re-created in the same familiar forms
unless the mind is flexible and can change". Linda Hartley
Depuis l`industrialisation en Europe, nous constatons l’établissement d`un mode de vie dont le noyau est la productivité. Bien entendu, la créativité est inhérente à l`humain et sa capacité d`innovation est ce qui le distingue des animaux. Cependant, nous observons de nos jours une productivité souvent dissociée du soin. Or, la productivité et le soin ne sont pas contradictoires. Mais ces deux modes sont souvent vus comme étant contradictoires dans notre mode de vie actuel, où on met l`accent sur la quantité de choses que nous faisons. Le comment reste dans l`ombre. Le pourquoi ne se pose même pas. Le comment, à quoi je me réfère ici, n`est pas le savoir régler ma caméra pour prendre une bonne photo. Mais comment j`aligne mon corps avec ma caméra pour prendre une photo. Dans cette optique, je suis mon propre outil. Et la caméra n`est qu`une extension de ce corps. Comment je remplis un formulaire. Comment je porte les plats pour servir un client au restaurant. Est-ce que je retiens mon souffle tout au long de la lecture du formulaire en question ? Est-ce que je crispe le bas de mon dos à chaque fois que je dépose les plats sur la table d`un client ? Ces petits évènements s`accumulent sur notre corps, vu que les tâches de survie sont répétées plusieurs fois par jour à chaque jour pendant des années.
Le grand défi pour l’être humain est de combiner travail et soin. (...) Les derniers siècles, spécialement à partir de l’ Industrialisation au XVIII siècle, se caractérisent par la dictature d’ un mode-d’être-travail en tant qu’ intervention, production et domination (...) Le soin a été diffamé comme feminilisation des pratiques humaines, en tant qu’obstacle à l’objectivité et à l’efficacité (...) Actuellement, la dictature du mode-d`être-travail-domination conduit l’humanité à un cul de sac: ou bien nous imposons une limite à la voracité productiviste en associant travail et soin, ou bien nous allons rencontrer le pire (...) La reprise du soin ne se fait pas au coût du travail, mais par une manière différente de comprendre et réaliser le travail. Pour cela, l’être humain a besoin de se retourner sur soi-même et découvrir son mode-d’être-soin. (Boff, 1999, p.97-98)
Le soin implique proximité, intimité, accueil, respect. La notion de soin est étroitement liée au sens de la valeur. Soigner ce qu`on fait signifie savoir s`utiliser. Plus une personne raffine sa capacité à sentir, plus le corps et l`esprit s`unifient. Le corps devient de plus en plus vif, intelligent et l`esprit de plus en plus clair, précis.
Si autrefois la personne arrosait son imaginaire à partir des contes, des mythes, des rites et d`une pratique artistique, aujourd´hui, l`individu peut construire un monde intérieur autour des paramètres donnés par les outils à travers les protocoles de personnalisation des MP3, Internet, Blackberry, jeux vidéos: choix de musique, de menu, de couleur, de fonctionnement, reconnaissance par la voix, etc. Pris dans un fin filet d`informations, distractions et tests de pseudo habileté, l`individu erre dans un labyrinthe pavé du pouvoir de choix.
Faute de bénéficier d`outils qui permettent l`accès à son intériorité, l’individu fait appel à l`usage compulsif des technologies de l`information et du divertissement. Sans doute ces appareils et gadgets électroniques sont-ils utiles, mais il est important de souligner que la quantité de temps dispensée sur ces appareils en guise de plongeon dans un « monde interne » est symptômatique d`un effritement du savoir et non pas de son évolution.
Vous utilisez l’eau à tous les jours. Faire du café, laver du linge, faire la vaisselle, prendre un bain. Dans notre quotidien l’eau n’est qu’un objet utilitaire : il nous est utile. Mais pendant vos prochaines vacances, observez votre attitude envers l’eau. Vous avez du temps pour observer les formes qu’elle dessine sur un lac. La couleur de la mer, la force d’une cascade, le tissu de l’eau d’une rivière sur votre peau. L’eau n’était plus qu’un des multiples conforts que vous aviez dans la cuisine et maintenant elle est devenue une porte d’entrée pour le monde de la perception. C’est à travers ce sentiment de révérence pour les phénomènes de la vie que nous prenons contact avec ce qui a de plus humain dans l’humain : le soin. Par l`émerveillent que je sens par rapport à l`eau, ses qualités me sont dévoilées, transmises : elle résonne dans mon esprit de quelques-uns de ses attributs : la réceptivité, la fluidité et l’adaptabilité. Ce n`est que dans la perspective de la valeur de la vie que le développement d`une technologie interne peut arriver. Le sacré de la vie n’a à voir avec aucune religion, aucun dogme, aucune doctrine ni système de croyance, mais avec le désir d`en prendre soin, puisque la vie est précieuse. Savoir que court dans mes veines le même souffle qui anime une plante. Me voir appartenir à une famille illimitée d`êtres vivants. C`est la vue du continuum entre mon intériorité et le vaste en dehors qui donne naissance à une technologie interne d`autorégulation qui veille à garder son organisme en équilibre. Une technologie de l`homéostase.
Par exemple, je peux activer les mécanismes d`autorégulation naturels du corps afin de désamorcer une crise de panique sans faire recours à des solutions chimiques (médicaments, drogues, etc.), en réveillant les sensations reconfortantes que limite de ma peau me donne, tel que décrit Juhan :
Mes sensations sont vagues jusqu`au moment où je touche ma peau. Au moment où je fais ce contact, deux types d`informations émergent: informations sur l`objet et sur mon corps. C`est à ce moment-là que je peux comprendre que je suis plus consistant que l`eau; plus mou que le fer; plus dur que le coton; plus chaud que la glace; plus doux qu`une écorce d`arbre ; plus rugueux que la soie et plus humide que la farine (…) La peau n`est pas séparée de l’esprit de la même façon qu’il n`y a pas de séparation entre la superficie d`un lac et ses eaux profondes. Les deux sont situés dans des points différents d`un même continuum (...) le cerveau est une unité fonctionnelle du cortex aux bout des pieds (...) toucher la superficie signifie jouer dans les profondeurs.(Johnson, 1995, p. 369-371).
Conclusion
Ma patrie est ma langue (...) Que veut-elle Que peut-elle, cette langue? Caetano Veloso
Les méthodes d`Éducation Somatique situent leur axe de recherche et d´intervention dans la rééducation du mouvement du corps dans l`espace. Mais quel corps? Quel espace?
Je suis une parmi tant d`immigrants nourris de l`espoir qu`une meilleure vie les attendait ailleurs. Face à une longue phase de nomadisme, j´ai dû redéfinir mon territoire. Pas par goût au travail intellectuel, mais parce que la nostalgie d´un non-lieu m´a rendu malade.
Les méthodes d`Éducation Somatique m´ont offert plus que le réconfort d`un foyer. C´était une reprise de pouvoir, le pouvoir qui réside dans le savoir sensoriel.
Dans cet article, j´ai soulevé l`importance du langage propre de l´Éducation Somatique en tant que véhicule d`un type de savoir : le savoir sensoriel. Depuis tout récement – les anneés 90 – on constate une préoccupation des certains linguistiques concernant la mort des langues minoritaires. Maffi parle de « meurtre de langues » et « crise de la diversité linguistique ». Une recherche menée par ces linguistiques a « mis en évidence les interrelations qui existent entre l´environnement et la langue », la langue étant le principal « conservatoire et instrument de transmission de connaissances ». La mort d`une langue signifie alors la mort d`un ensemble connaissances. Négliger son savoir sensoriel c`est restreindre son potentiel à communiquer avec l`environnement.
Lorsqu`on apprend une nouvelle langue, on rééduque le corps à travers une vaste gamme de stratégies pédagogiques visant l´acquisition des sons, vocabulaire, articulation, composition, règles, intonation, intention... en Éducation Somatique l`élève s`auto-pétrie, se réaligne, se réorganise et se réarticule à travers la parole de l´éducateur. La parole de l´éducateur somatique n´est pas la parole directrice d´un personnal trainer : il s´agit d´un langage qui pousse la personne à l`auto-recherche.
C´est donc à partir de l´interpretation de la parole de l´éducateur que l`élève devient quelqu`un que lui-même ne connaissait pas: déconditionné, authentique, outillé. Ce sont les qualités d`un savoir sans lequel aucun sentiment d´intégrité ne peut exister, même si on possède un territoire en chair et en os.
Débora Pereira Bolsanello MOVIMENTO _ Enseignement et Recherche en Éducation Somatique www.movimentoes.com
Révision : Denyse Haoun et Marie-Claude Bourque
