Corinne Covez, docteur en Pratique artistique et Chargée de cours en recherche-action aux départements Arts et Langues et civilisations de Lille 3, participe à des recherches sur l’interculturel, le partenariat, les pratiques d’art auprès de jeunes ou adultes dits en difficulté. C'est dans ce contexte qu'elle a développé une recherche artistique utilisant les outils et pratiques du Sensible dans un projet d'éducation musicale de jeunes en détention. L'article est publié dans la revue "Sociétés et Jeunesses en difficultés", n°17, Varia, 2016.
Résumé
Cet article présente une recherche-action portant sur le Jeu d’Orchestre participatif élaboré par le centre Esagramma de Milan réalisé dans les prisons du Nord-Pas-de-Calais, en partenariat avec l’université de Lille 3 et la Direction pénitentiaire interrégionale. C’est l’expérience réalisée à l’Établissement pénitentiaire de Quiévrechain pour mineurs qui est ici exposée. Le point de vue proposé est de lier la pratique artistique à une découverte du paradigme du Sensible participant à l’émergence du sujet sensible. Ainsi, le processus d’écoute développé durant le déroulement de la pratique musicale et ses jeux d’orchestration, participe à reconnaître une vie sensible et malmenée. Ce véritable travail musical et sensible représente ainsi un réel chemin de rencontre avec soi mais aussi les autres riche d’émotions, de ressentis et de sens.
Extraits :
Effets sensibles
Que ce soit les acteurs de la recherche-action du dedans, ou les personnes du dehors, toutes reconnaissent que des changements ont eu lieu. Nous verrons tout d’abord en quoi une part de sensible a pu s’éveiller puis comment les professionnels ont pu vivre et interpréter le Jeu d’Orchestre. Un silence respectueux fait ainsi partie à part entière du processus.
Vers un éveil du sujet sensible
Le processus décrit permet de contacter sa part de sensible. Et durant la pratique, aucune demande de verbalisation n’est faite envers quiconque, laissant la personne libre de vivre ses émotions parmi les autres. Il convient donc de rester prudent car toute approche dans le domaine sensible, qui plus est en centre de détention, est d’une complexité redoutable, entre ce qui est perçu, vu et retranscrit et ce que la personne souhaite montrer d’elle-même ou pas.
Chacun fait alors son chemin comme il lui convient. Cependant, trois postures ou « régimes d’actances »43 semblent pouvoir se lire. La première correspondrait au « Moi social ». Le jeune joue alors dans le but avoué de « se faire remarquer » du juge, pour obtenir une diminution de peine. C’est ce qu’il affirme en tous les cas, car le calcul social cède vite le pas à la part de soi touchée. Il nous est ainsi arrivé d’entendre ce genre de discours et retrouver le jeune tremblant et ému face à la réaction positive d’un juge ou d’un parent. La question peut se poser alors de l’anticipation du jeune préférant le déni au risque d’être déçu ou trop éprouvé par une émotion qui le submergerait. La seconde serait du type du « Moi psychologique » : le jeune se permet de se rapprocher de lui-même et de mieux se connaître. L’apport psychologique est indéniable et chemine vers plus de reconnaissance de soi et d’introspection. Un jeune venu, suite au Jeu d’Orchestre, de manière soudaine et continue, raconter son histoire chez le psychologue (alors qu’il ne parlait à personne depuis son arrivée trois mois auparavant) fait partie de ce type d’engagement. Enfin, émergerait le « Moi ressentant » : le jeune entre en contact intime avec ses émotions, son paysage sonore, son monde intérieur. Il s’est emparé d’un instrument fétiche, permettant de vibrer, résonner, ressentir, s’harmoniser. Le sujet sensible en éveil ne prétend plus quitter de sa vie son instrument. Il est pris par le jeu, « se lâche » et prend le goût de vivre ses émotions de manière immédiate plus libérée, authentique et assumée. Il semble que c’est au jeune que revient le soin de cette auto-affection et de se réconcilier avec sa sensibilité. Nombre d’entre eux ont, en effet, eu ce choc sensible avec un instrument, plus souvent le violoncelle ou le violon. Cependant, la réconciliation avec soi, son image et son rapport au monde tient aussi à ce que l’autre peut vous renvoyer, éducateurs, psychologues, participants du dehors et parents bien-sûr. Les enjeux sont complexes et les postures fragiles car le travail correspond à négocier avec les tenants de la réalité intériorisée, sa réalité. Ainsi, un jeune qui refusait que son père soit présent à la représentation, montrera cependant sa sensibilité au violon… ils échangèrent des regards… Son père m’apprit que son propre rêve était de jouer du violon. Il se mit à verser des larmes durant la représentation. Père et fils résonnaient ensemble sans le savoir, le violon comme objet de transition, le Jeu d’Orchestre agissant alors comme espace transitionnel.
Cette pratique musicale favorise petit à petit l’émergence de prises de conscience, même si le pas vers leur expression est incertain et prend du temps à se décider et finaliser. En tous les cas, le groupe d’intervenants n’était pas destinataire d’informations plus précises sur ces jeunes, principe que nous partagions de façon éthique et déontologique. Néanmoins, il s’agit d’admettre une convergence de points de vue quant aux effets positifs du Jeu d’Orchestre.
Conclusion
Le projet aura donc permis de faire évoluer deux milieux très éloignés (université et centre de détention) et les faire collaborer dans un objectif commun d’amélioration de vie, même momentanée, des jeunes. La recherche-action aura su créer un projet riche de sens institutionnel, social, psychologique et humain. Le Jeu d’Orchestre apparaît alors comme un processus propre à permettre au jeune de se découvrir au détour d’un son, trouver « sa voix instrumentale » de manière juste et harmonieuse, pour reprendre possession même partielle de son histoire et s’actualiser, s’harmoniser au fil des séances. Il s’agit en fait de faire sourdre du sens en soi par le ressenti d’épreuves humaines et musicales. Le Jeu d’Orchestre représente ainsi un processus d’apprentissage de la musique à la fois intime et collectif permettant de se vivre et vivre-ensemble pleinement. L’éveil du sujet sensible s’accompagne de celui de tous. L’effet de libération sera d’autant plus sensible que le jeune aura pu se mobiliser et avancer dans son rapport intime. Vaste chantier que celui de la construction humaine où, dans le moment présent, le sujet sensible s’éveille, se prend comme tel et s’autorise à vivre l’instant suivant, se réconciliant ainsi avec le temps. Poser l’analyse du Jeu d’Orchestre dans la perspective du Sensible représente une tentative de réconcilier l’éducation avec le corps, ses émotions et sensations comme autant de façons de rejoindre et faire émerger l’intelligible. C’est à la condition de prendre conscience de ce processus particulier et indispensable pour remettre l’humain à sa place et développer sa construction que le regard de la société envers « ses enfants » pourra les réhabiliter. L’apprentissage sensible de ces jeunes représente un arrêt momentané dans la spirale du temps qui emboîte les évènements et fait d’eux des délinquants. Le sentiment de valeur de soi que développe le jeu d’orchestre est un socle fondamental, selon nous, pour d’autres formes d’apprentissages et engagements ultérieurs. Celui-ci aura constitué pour certains en une véritable illumination silencieuse en réponse à l’interpellation musicale profonde. L’effet d’auto-affection, véritable sentiment réparateur de soi, gagnerait à être et reconnu, pour ces jeunes et plus largement en éducation.