Durant mon itinéraire de chercheur, j’ai traversé plusieurs périodes. La première a été consacrée aux sciences de la santé, la seconde de 2002 à 2007, aux « sciences de l’art » et notamment à l’art thérapie preformative. La troisième, cette fois-ci contemporaine, est consacrée à la philosophie et plus particulièrement à la phénoménologie et à la philosophie du Sensible.
Je rangeais dernièrement certains de mes travaux qui avaient trait aux sciences de l’art et suis tombé sur un ensemble de réflexions qui me semblent d’actualité et que je vous livre ici. L’intérêt que j’ai porté aux sciences de l’art est peu connu du public non spécialisé et pourtant, cette période a été pour moi un moment intense de créativité, point départ de ma réflexion autour de la subjectivité comme argument scientifique.
La science, l’art et la subjectivité
Les nouvelles approches de recherche qui essayent de prendre en compte la dimension subjective obligent à réinterroger la posture du chercheur sur la base de l’implication et de l’expérience. Une intrépidité qui ne sera pas toujours acceptée. Il y a pourtant nécessairement en sciences humaines, peut-être même en sciences physiques, la présence d’une implication, voire d’un militantisme ; même les chercheurs les plus « objectifs », les plus distanciés, sont mus par leurs convictions.
Notre recherche touche le sens de la vie des personnes — peut-être aussi de notre propre vie — ce qui met un certain accent sur ce que l’on peut appeler globalement « l’intériorité ». L’intériorité est ce qui ne se donne pas forcément dans le comportement, ce que l’on ne peut pas voir de l’extérieur, c’est ce que ressentent les personnes en elles-mêmes et sur elles-mêmes. D’où vient cette aspiration qui pousse l’homme à chercher son essence, à chercher ce quelque chose dépourvu de définition mais dont il ne peut se passer ?
Problématiser une recherche sur l’intériorité n’est pas simple ; chaque être humain est sensible, unique et c’est justement cette singularité qui doit se donner sur le devant de la scène. Qu’est-ce que cela implique vraiment ? Certainement de mettre d’abord en valeur les ressources et les potentialités présentes et se souvenir que l’être humain a la capacité de penser, de ressentir et de se percevoir mieux ce que qu’il croit. Probablement aussi de distinguer ce qui est objectivable de ce qui ne l’est pas. Mais comme le souligne P. Brook au sujet d’un propos de Stanislavski : « Je suis sûr qu’entre la grande aspiration et la qualité, il doit y avoir des éléments précis. Il doit exister une science. »(2002, p. 7)
La science et la naissance de l’objectivité
Il apparaît clairement que la seule foi dans sa conviction intime ne convainc personne d’autre que soi-même. Mais même en apportant des preuves concrètes, y compris entre savants, la reconnaissance d’une idée nouvelle n’est pas toujours aisée ; La science a obtenu sa place privilégiée dans notre société parce qu’elle était capable de fournir des connaissances objectives, ce qui la distingue de la philosophie dont elle est pourtant issue. Mais la nouveauté est difficile à intégrer dans les acquis de la science. Galilée, par exemple, malgré toutes ses argumentations, ne parviendra pas à modifier l’opinion de ses contemporains, et sera obligé de se rétracter en 1633, à l’âge de 70 ans. G. Bruno, un des premiers à rompre avec l’idée d’un monde clos pour celle d’un monde infini, fut brûlé vif à Rome. Quant à Copernic, il réserva ses découvertes à quelques uns de ses amis. Et pour clore une liste non exhaustive, W. Harvey scandalisa les grandes instances religieuses avec sa découverte de la circulation sanguine.
Ainsi, les premiers savants (ceux qui ont trouvé) ont dû composer avec les dangers qu’ils couraient en exprimant des idées encore non admises, par l’Église, par le vulgaire ou par la communauté scientifique en place. Sagredo, un des personnages des Dialogues de Galilée, nous apporte un témoignage édifiant quant à l’atmosphère qui régnait à son époque et que certains considèreront comme encore très actuelle. : « Je suis sûr que dans les questions difficiles, le nombre de ceux qui raisonnent bien est plus petit que celui de ceux qui raisonnent mal. » (cité par J. Feldman, 2002)
Face à cette situation, on voit se profiler trois tendances qui deviendront les piliers de l’esprit scientifique et dessinent les prémices d’une éthique : rétablir un consensus respectant le mode démocratique qui établit des accords forts entre individus tous différents ; resserrer les rangs en proposant une séparation d’avec ceux qui ne peuvent raisonner correctement en raison de leur préjugés ; rétablir la confiance entre savants en créant une communauté scientifique garante d’un savoir et d’une éthique.
C’est bien pour lutter contre l’obscurantisme environnant, pour développer l’esprit de rigueur et se mettre à l’abri des préjugés que les Académies des Sciences seront fondées au cours du 17ème siècle : « C’est pour vous seulement que j’écris, qui savez vraiment philosopher, hommes sans idées préconçues, qui cherchez la science non dans les livres seuls mais dans les choses mêmes » (Demagneté, cité par F. Ruso, 1983) Ainsi s’ouvre une période de nouvelles possibilités de connaissances où la subtilité de l’esprit, l’habileté de la parole, l’art de l’écrivain, peuvent résonner dans les plus grandes instances. Mais peu à peu, au sein de ce cercle d’élite, se précise la définition des « objets » des sciences exactes : innovations techniques, observations, résultats, quantifications, viennent soutenir et justifier une nouvelle façon de penser. Les formules mathématiques offriront un consensus qui dénouera les controverses entre mathématiciens, physiciens et biologistes. Nous sommes là en présence d’un ordre impressionnant engendré dans une cohérence indiscutable ; c’est la période où on est saisi d’admiration devant le miracle de la concordance qui se révèle si précise à partir de phénomènes si différents : on parle de « beaux » théorèmes, de « belles » démonstrations et de « belles » expériences.
La posture de distanciation
Ce saut en arrière, bien que rapide, nous aura dévoilé l’arrière-scène qui meut l’esprit du scientifique. On y pressent une effervescence de passions subjectives que l’on tente de canaliser dans des données objectives indiscutables afin de se protéger des critiques sévères, quand ce n’est pas d’une mise à l’index définitive, voire d’une condamnation terrifiante. Ainsi sont nées des stratégies qui vont dans le sens de la survie grâce à une attitude consistant à mesurer et quantifier pour apporter preuves et arguments. On voit déjà poindre l’exclusion de la subjectivité. Qui a commencé ? L’histoire ne dit pas qui a eu pour la première fois l’idée de séparer le chercheur de sa relation humaine avec l’objet de sa recherche. Comment s’est forgé cet esprit qui a finalement opté pour une mise à l’écart des convictions ressenties dans le processus de la recherche ?
Pourtant, les grands savants des origines étaient à l’évidence mus par une force violente qui soutenait l’aventure de leur recherche. Probablement la survenue de la distanciation, règle d’or de la science, fut-elle le fruit d’une progression lente : car dans le processus de recherche, l’intuition subjective semble, à l’origine, être bel et bien présente. Mais une fois la découverte accomplie, une procédure a posteriori tentera d’éliminer tous les facteurs ne remplissant pas les conditions du tangible indiscutable. C’est plus tard que, progressivement, cette procédure d’élimination de la subjectivité s’immiscera jusque dans la phase de recherche elle-même. Ainsi, l’établissement de la règle de distanciation, essentielle au scientifique, a-t-elle sans doute suivi trois étapes : une distanciation visant la rupture avec le sens commun ; une distanciation a posteriori avec l’objet de recherche ; une distanciation dans le temps même de la recherche. C’est bien cette dernière forme qui pose problème en ce qu’elle conduit à une nouvelle division de l’esprit humain éloignant l’homme de ses « intuitions sauvages » ou réputées comme telles, alors que celles-ci portent peut-être en elles un questionnement inédit. Les intuitions ne sont alors plus tout à fait personnelles : elles se mettent à procéder d’un a priori inconscient qui véhicule des contenus statiques, enfermés dans des structures de pensée bien établies.
La porte est ouverte pour que puisse naître bien plus tard dans les sciences humaines cet objectif prôné par Durkheim : « étendre à la conduite humaine le rationalisme scientifique » (1894) On comprend bien que les sciences exactes ne rendent pas compte de l’entendement subjectif puisque, par définition, elles entendent être pourvoyeuses de vérités universelles, objectives, reproductibles et parfaitement détachées de ceux qui les ont obtenues. Mais avec Durkheim, nous assistons à la main mise sur l’étude des comportements sociaux de la science positive, sous le prétexte de la justification de la sociologie comme science. Certains auteurs (comme Pineau, Legrand) utilisent le terme de « quantophrénie » pour désigner la propension à n’accorder de validité qu’aux seules données chiffrées, qui guette les sciences sociales.
Une règle qui va finir, selon un phénomène de contagion, par envahir les mentalités de la masse et imprégner les manières de vivre de tout un chacun. Le mode de vie actuel est considérablement influencé par la science, et les perspectives proposées par celle-ci y sont appliquées de manière caricaturale. Du fait de cette influence, le mode de vie naturaliste reprend à son compte, sans vigilance ni conscience, les principes de fonctionnement de la science. Il n’y a plus rien de choquant aujourd’hui à vouloir ôter de l’humain sa part de subjectivité, alors même que c’est une partie de l’humain que l’on évacue. Pourtant, la vie de l’homme « élémentaire » est pleine d’aventure, de découvertes personnelles, de passions qui véhiculent du sens, en résumé pleine de subjectivité. Et c’est bien ce qui en fait le suc…
Si par les deux points d’appui qu’elle propose — la réalité concrète, (réservoir de faits), et la logique du raisonnement (génératrice de lois) — la science est adaptée aux exigences qu’elle a elle-même générées dans le monde de la recherche, elle a fini par étendre son influence au-delà de son champ en conjurant la diversité, l’inédit, l’immédiat, dans la vie des personnes. Elle a influencé les mentalités du commun des mortels en amenant les personnes à ne valider que ce qui est objectif. Probablement dépasse-t-elle là ses prérogatives, même si cet état de faits n’a pas été voulu. Mais ses règles d’or se sont subrepticement glissées dans les règles de vie : elle est devenue modèle de pensée, et même modèle de vie quand la personne, sous prétexte de cartésianisme, donne la priorité à des idées sur ce qu’elle ressent, venant ainsi illustrer dans la pratique ce propos d’E. Morin : « Nous ne réalisons pas que les idées […] vont aussi masquer la réalité et nous faire prendre l’idée pour le réel. Ce rapport barbare avec les idées est l’une des plus atroces choses qui soient arrivées à l’humanité. » (B. Cyrulnik, E. Morin, 2000, p. 29)
A l’évidence, la science n’apprend pas à mener de front le monde de l’objectivité et celui de la subjectivité. Pour E. Morin, « on a même oublié que l’expérimentation consistait à prendre un corps hors de son milieu naturel et à le faire travailler, l’influencer dans un milieu artificiel. On a développé les techniques de manipulation dans tous les domaines en oubliant du même coup la réalité des êtres vivants, des êtres humains. » (Ibid., p. 12) Pourtant, nous aimerions suivre J.-C. Ameisen quand il suggère : « S’il est une contribution que les sciences du vivant peuvent apporter à nos sociétés, c’est de stimuler le questionnement et la réflexion éthique, et non pas de s’y substituer en apportant des réponses. » (J.-C. Ameisen, 1974). V. Hugo en citant W. Shakespeare donne son sentiment à propos de la science « Les disciplines scientifiques sont condamnées au mouvement perpétuel, tout remue en elles, tout change, tout fait peau neuve, tout nie tout, tout détruit tout, tout crée tout, tout remplace tout. » (cité par Hugo, 1985, p. 19).
D’un certain point de vue, il apparaît clairement que la colossale machine scientifique ne se repose pas. Mais vu sous un autre angle, l’esprit qui préside à la science a-t-il changé autant que ses progrès pouvaient le laisser espérer ? La science ne reste-t-elle pas fidèle à ses idées fondatrices ? A-t-elle véritablement fait un pas vers la maîtrise de la donnée subjective ? Laissons la parole à R. Huyghe pour montrer qu’aujourd’hui, la mentalité scientifique n’a guère évolué, restant attachée au modèle ancien : « La psychophysique a été introduite dans un domaine qui n’est pas le sien. L’objet d’une étude conditionne strictement ses méthodes […] et les méthodes valables dans le champ de la physique, de la chimie, ont vite prétendu, devant leur succès naturel dans le domaine dans lequel elles sont adaptées, s’étendre à des zones étrangères et destinées à le rester. » (1974, p. 274) Certes, ces méthodes, à n’en pas douter, apportent une lumière supplémentaire aux zones d’ombre et ont fait leurs preuves, mais ces enrichissements ne sont pas sans limite, comme le proclame avec force R. Huyghe : « On a vu de façon abusive une mise en équation des sciences humaines et psychologiques et qui se fonde sur le modèle des sciences physiques. » (Ibid., p. 270). Cette posture entend proscrire une subjectivité et la condamner à l’inactivité.
La science, parce qu’elle n’a pas su accueillir la subjectivité, celle-ci étant insaisissable par la mesure quantifiable, se trouve confrontée à deux tendances contradictoires : d’un côté, elle doit nécessairement se tourner vers le neuf et l’inconnu et, d’un autre côté, elle doit respecter des règles qu’elle a rendues immuables. Ce contraste est particulièrement apparu dans la période romantique où se dessine une tendance collective vers l’intériorité. L’homme intérieur revendique sa « survivance », tombant du même coup sous la censure castratrice de la science positiviste et expérimentale. R. Huyghe s’insurge : « Pour elle (la science positiviste) il n’y avait plus de valable que l’homme extérieur, voué à l’objectivité, celui qui, abolissant sa nature profonde et individuelle, se faisait un instrument d’observation exacte, uniquement soucieux de ce qui peut se contrôler matériellement et d’une manière identique pour tous. » (Ibid., p. 77-78)
Au 19ème siècle, à l’apogée du positivisme, la science n’admettait plus que l’art fut une invention, elle voulait en faire un constat… Nous voyons là, encore une fois, que le scientisme s’immisce dans la vie sociale, jusqu’au cœur de la créativité. Il se pose en censeur de la vérité, en arbitre capable de décider ce qui est vrai et ce qui est faux. Il oriente les esprits et fait, comme le note F. Jullien, « une fixation sur la vérité » (Jullien, 1998). Un point de vue que partage Merleau-Ponty, même s’il le dit de façon plus nuancée : « Quand un modèle a réussi dans un ordre de problèmes, elle (la science) l’essaie partout. » (1964)
L’homme intérieur a-t-il pour autant abdiqué ? S’est-il satisfait du compromis qu’il s’impose entre son attirance naturelle envers la révélation du neuf et la crainte de se voir remis en question ? Nous verrons comment les hommes de l’art se sont organisés pour résister à la forte poussée de la science positiviste. La tension qui existe bel et bien entre l’art et la science ne s’estompera probablement jamais, du moins pas tant que la science s’appliquera à maintenir une distance entre objectivité et subjectivité.
Article extarit du site personnel du professeur Danis Bois : publié en octobre 2013.