Lors de mon premier voyage au Québec, en 1992, j'ai découvert l'expression personne-ressource. Elle faisait partie du langage courant et j'ai été frappé par cette association de deux termes, le premier désignant un sujet, le deuxième pointant des moyens et l'ensemble évoquant un projet au service d'autrui. Le praticien que j'étais alors se sentait interpellé par cette formule qui laissait entrevoir une partie de la richesse de ce que peut être la relation dans le cadre d'une activité professionnelle d'accompagnement des personnes ou des groupes.
Je pratiquais et enseignais la somato-psychopédagogie, art de l'accompagnement éducatif, fondé sur la création de conditions facilitant la découverte d'un rapport intime au vivant, ce dernier se donnant à vivre sous la forme d'une animation interne, perçue tant dans le corps de la personne accompagnée que dans celui de l'accompagnateur (Bois, 2006, 2009a ; Berger, 2006). Je développerai ultérieurement cette notion de « mouvement interne » (Bois, 1989). À la faveur d'un accompagnement manuel, gestuel ou encore d'un guidage introspectif, mon action d'accompagnateur consistait à permettre à ce principe de force et d'évolutivité (Bois, 2001) de s'exprimer et de prendre forme au sein des différentes structures corporelles de la personne : peau, os, muscles, organes et même tissu vasculaire. À l'arrivée, c'était d’une véritable mise en mouvement d'autrui au contact de sa propre force interne dont il était question. Pour la personne accompagnée, la nouveauté était au rendez-vous et bien souvent la surprise était considérable : elle s'étonnait de se sentir habitée d'un élan de vivre dont elle percevait la présence sous la forme d'un mouvement lent et doux, animant le fond de son être incarné (Bois, 2006, 2009b ; Berger, 2006 ; Humpich & Lefloch-Humpich, 2009) ; au passage, elle se découvrait capable d'habiletés perceptives insoupçonnées (Bois, 2007 ; Bourhis, 2007). C'est effectivement d'actualisation des potentialités humaines dont il est question en somato-psychopédagogie (Bois & Austry, 2007 ; Bois, 2009 ; Bourhis, 2007, 2009). Dans cette approche, il y a d’une part, création des conditions pour que cette force de vie, plus ou moins latente en chacun, se déploie et, d’autre part, éveil éducatif d’un rapport perceptif nouveau ouvrant à la personne accompagnée, un horizon de vécus et de possibles la plupart du temps totalement inédits.
Personne-ressource je l'étais donc ; cependant, je m'en rendais parfaitement compte, la fluidité de mon accompagnement dépendait notamment de mon équilibre, de mon habileté, d'une part à me tenir sujet de mon rapport à moi-même et d'autre part, à m'exprimer comme acteur mettant en œuvre les moyens nécessaires à l'actualisation des potentialités de la personne accompagnée. Cet équilibre requérait une constante et attentive régulation dans le but de me maintenir au sein d'une non prédominance entre les deux pôles, concept cher à Danis Bois (Bois & Austry, 2007), initiateur de la somato-psychopédagogie. Dans les accompagnements où je parvenais à cet entrelacement délicat entre praticien-sujet et accompagnateur-acteur, le sentiment de réciprocité avec la personne que j'accompagnais était exceptionnel. J'assistais en temps réel à un cheminement partagé où je voyais prendre forme, sous mes mains, par exemple, dans le corps vivant de l'autre, un nouvel équilibre tant physique (tension/relâchement) que psychique (distance/proximité à soi) (Bois, 2006 ; Berger, 2006). Mais quand il m'arrivait d'être trop actif, de privilégier le pôle ressources, je désertais alors mon statut de sujet. Je sortais généralement fatigué de ces expériences d'accompagnement avec le sentiment de m’être en partie perdu dans le projet de découverte de l'autre. À d'autres moments, c’était le pôle personne qui prédominait, m'emmenant vers une tendance plus contemplative et rendant coûteux le geste et la parole qui se seraient révélés ressources pour l'autre ; je me vivais là, comme étant trop passif. Les années d'expérience et d'entraînement au sein des cadres de travail de la somato-psychopédagogie ont progressivement stabilisé cet équilibre : être présent à soi tout en étant au service du déploiement d'autrui.
Dans le prolongement des constats posés plus haut, l’interrogation qui traversera ma communication sera la suivante : dans le cadre des pratiques d’accompagnement à médiation du corps sensiblei, à quelles conditions les interactions humaines permettent-elles le déploiement des personnes en présence ? Mon propos s’organisera autour de quelques sous-questions : qu’entend-on par rapport à soi en somato-psychopédagogie ? Quelles sont les découvertes qui se donnent à vivre, depuis ce statut de sujet, concernant l’ouverture à la personne accompagnée ? Quels constats se dégagent quant aux conditions à réunir pour conjuguer présence à soi et présence à l’autre ? Que devient dès lors l’expérience d’accompagner autrui mais aussi, pour cet autrui précisément, celle de se laisser accompagner ?
C'est principalement à la lumière des pratiques et théories du Sensibleii que je vais parcourir ces interrogations. Au sein de ce paradigme qui a pris forme au cours des trente dernières années, aujourd'hui en 2010, ce sont à la fois les pratiques et les théories du Sensible qui ont évoluées, dotant le praticien-formateur d'un cadre de compréhension et de mises en situation pédagogiques propices à l’établissement de ce que Bois nomme à ce jour la « réciprocité actuante » (Bois & Austry, 2007 ; Bourhis, 2009) et que je développerai plus loin. Je choisirai une dynamique d'alternance entre témoignages issus du terrain des pratiques d'accompagnement en somato-psychopédagogie et éclairage conceptuel tiré de la littérature produite par Bois et son équipe d'enseignants-chercheurs dont je fais partie. En fin de communication, dans un projet d'éclairage complémentaire, je prendrai également appui sur la pensée du philosophe Louis Lavelle (1939) qui interroge de manière profonde la condition de l'Homme à la recherche de son être, mais également impliqué dans son rapport à autrui.
Dispositif expérientiel
Les travaux de recherche effectués à ce jour au Cerapiii viennent documenter la question du rapport à soi et de la relation à autrui tels qu'ils se donnent à vivre dans les pratiques du Sensible (Bois, 2007 ; Bouchet, 2006 ; Bourhis, 2007 ; Courraud, 2007 ; Lefloch, 2008 ; Duprat, 2007 ; Laemmlin-Cencig, 2007 ; Humpich, J., 2007). J'y puiserai quelques témoignages. En matière de données de terrain et toujours pour illustrer mon propos, je souhaite également m'appuyer sur des données récentes issues de deux ateliers pratiques. Le premier s'est tenu en mai 2009, dans le cadre de la formation professionnelle en somato-psychopédagogie offerte en région parisienne. À mi-parcours de ce cursus qui s’étale sur une période de quatre ans, j'ai eu l'occasion d'animer une séance d’introspection sensorielle (Bois, 2006 ; Berger, 2006 ; Bois, Bourhis, 2010)iv auprès d'un groupe d'environ 45 apprenants adultes. La thématique de cette séquence était l'exploration de la résonance qui peut s'instaurer au contact de soi-même, à la faveur des conditions particulières de cette pratique du Sensible. À l'issue de cet atelier d'une vingtaine de minutes, guidé verbalement, les participants ont consigné par écrit les fragments de leur expérience qui, selon eux, relevaient du processus de se sentir touché par soi-même.
Le second atelier pratique à été mis en place au mois d'avril 2010, dans le cadre de la formation continue offerte par l'Université du Québec à Rimouski. Avec Jeanne-Marie Rugira et son équipev, nous souhaitions explorer directement la question du devenir en relation ; nous voulions enquêter, avec la complicité d'un groupe de praticiens-chercheurs psychosociologues et/ou somato-psychopédagogues, sur la force formatrice de deux cadres d'expériences centraux en somato-psychopédagogie : la relation par le touchervi (Bois, 2006 ; Berger, 2006 ; Courraud, 2007 ; Bourhis, 2007) et la pratique introspective. Sur une durée d'un week-end, nous avons donc réuni une vingtaine de participants. Le temps de cet atelier à été réparti entre travail verbal en groupe, apports de référents théoriques en lien avec les enjeux relationnels, pratiques de médiation manuelle et d'introspection sensorielle suivies de temps de recueil de données. Le projet annoncé était le suivant : à la faveur de ces pratiques d'accompagnement propres à la somato-psychopédagogie – les participants étaient déjà tous initiés à ces modalités – il s'agissait de tenter de tirer de la connaissance qui pourrait venir éclairer les pratiques relationnelles quotidiennes de chacun tout en permettant la mise à jour des potentialités de l'être en relation que nous sommes, que nous devenons.
Premier éclairage conceptuel et expérientiel : la notion d'intimité dans les pratiques du Sensible
Dans le langage courant, l'intimité sous-entend bien souvent un rapport privilégié à autrui : on est intime avec quelqu'un, on partage l’intimité d'une autre personne. Plus rarement, l'intimité est envisagée comme une intimité avec soi, qui pourrait être prospectée, explorée, déployée. C'est de cette dernière dont il est avant tout question dans les pratiques du Sensible et elle passe par l'établissement d'un rapport perceptif enrichi avec le vivant qui s'exprime dans le corps, manifestation dynamisée par les instruments pratiques de la somato-psychopédagogie. Les travaux de Bois et de son équipe (2006, 2007, 2009b) ont montré que le rapport perceptif au corps s'avère éducable et qu'en la matière, l'être humain dispose de ressources insoupçonnables. C’est donc tout d’abord d’une proximité à son corps dont il est question en somato-psychopédagogie mais cette proximité est d’une nature particulière : avec de l'entraînement et parfois rapidement, l'apprenant fait en effet l'expérience directe, dans ses structures corporelles, d'une substance lente, épaisse et douce, à laquelle nous avons fait référence plus haut à travers l'expression « mouvement interne ». Comment cerner les spécificités de ce « mouvement » et ses différences fondamentales avec, par exemple, l’animation résultant de la dynamique respiratoire ou encore des battements cardiaques, premiers exemples auxquels le lecteur pourrait tenter de se référer en matière de mouvement dans le corps ? Des éléments de réponse nous sont donnés par les participants de nos recherches. À la question : À quoi reconnaissez-vous le mouvement interne ?, l’un d’eux, dans le cadre d'une recherche menée sur le terrain des pratiques du Sensible par Bouchet (2006), répond : « À son extrême lenteur qui me meut de l'intérieur »vii. (Humpich & Lefloch-Humpich, 2009, p. 86) C'est donc un principe dynamique, un principe de force que rencontre l'apprenant. Depuis les nombreuses années que nous prospectons les caractéristiques de cette expérience, les témoignages sont quasi unanimes : il s'agit pour les participants d’une rencontre dans laquelle une caractéristique ressort fortement : « cela m'anime de vie », nous dira par exemple un autre participant de la même étude. Quand nous parlons de « mouvement interne », nous sommes donc fortement encouragés à considérer qu'il s'agit ici d'une rencontre perceptive avec le principe du vivant, avec la vie même, tangible et dynamique, qui semble ici s'exprimer au carrefour des dimensions psychiques et matiérées de l’être humain (Bois, 2006, 2007, 2009a, 2009b; Berger, 2006).
Je tiens à préciser que pour la personne qui découvre notre approche, cette nouveauté a ceci de particulier qu'elle n'est pas concevable, au sens où elle ne peut être extrapolée d'une expérience antérieure en rapport avec le corps ou le mouvement. Encore une fois, à la lumière de nos travaux de recherche comme de nos pratiques de formation, la rencontre avec le mouvement interne s’avère relever, dans l’immense majorité des cas, d’une nouveauté radicale, d'une véritable première fois. Nous avons coutume de dire qu'il ne lui correspond généralement aucun antécédent, aucun vécu qui aurait pu laisser une trace mnésique, une représentation perceptive s'en rapprochant (Bois, 2007, p. 115).
Au passage, nous pouvons tenter ici de cerner davantage ce que recouvre le terme de Sensible : pour Bois, il s'agit d'une réalité qui conjugue tout à la fois la présence d'un sujet percevant, d'un support matiéré – le corps – et d'un principe de force – le « mouvement interne » dont nous avons parlé plus haut. Dans le cadre de son travail doctoral en sciences de l'éducation, l’auteur a pris soin de caractériser les contenus de vécu et les manières d'être qui se donnent à vivre à la faveur du déploiement du rapport au Sensible : chaleur, profondeur, globalité, présence à soi et sentiment d'exister (Bois, 2007, pp. 294-307). Le processus de découverte de ces contenus de vécu est modélisé et décrit dans ce que l'auteur à nommé la spirale processuelle d'accès au Sensible. (ibid.)
Sur le fond de ces considérations théoriques et de l'évocation de quelques témoignages et résultats de recherche, revenons au thème de l'intimité en choisissant de développer l'expérience de la profondeur – l’un des contenus de vécus caractéristiques de l’expérience du Sensible. Cette profondeur se dévoile en différents degrés, renvoyant par exemple au « plus profond de soi-même » et ouvrant à l'expérience d'une « nouvelle intimité » dans laquelle se donne « un dialogue profond avec soi-même » (Bois, 2007, p. 300-301). Une participante des recherches doctorales de Bois précise également : « je suis touchée au fond de moi-même [...] une sensation d'être entrée dans ma propre maison, de rentrer chez moi » (T1, cité par Bois, ibid., p. 300). Pour Bois, la rencontre avec cette profondeur de soi est initiatrice de transformation en ce sens qu'elle « signe une rupture avec une ancienne manière d'être qui se révèle au grand jour au moment où l'étudiant pénètre la profondeur. » (ibid.) C'est ainsi qu'un autre participant se prononce à ce sujet : « le fait de redonner la place à cette profondeur qu'offre le mouvement interne m'a permis de m'ouvrir à de nouveaux regards me concernant et concernant les autres. » (F1, ibid.)
Dans les pratiques du Sensible, la profondeur se donne donc à vivre comme signant un changement concret. Elle véhicule une nouvelle manière d'être au contact de soi-même, ouvrant sur une nature d'implication et d'intimité insoupçonnée, le tout à la faveur d’un rapport au corps réellement inédit. Mais ce retour vers soi est médiatisé par le somato-psychopédagogue : sans la présence et les habiletés de l’accompagnateur en effet, la personne accompagnée resterait dans ses habitudes concernant sa relation à son corps et à elle-même car en la matière, les automatismes sont profonds. Dans cette médiation, c’est, contemporainement, d’une expérience inédite du rapport à l'autre, en l'occurrence le praticien, dont il est aussi question. Nous parlerons ici de réciprocité, terme que je préciserai plus loin.
Autour de cette rencontre au cœur de soi (Humpich & Lefloch-Humpich, 2009) offerte au contact d’un praticien somato-psychopédagogue avec lequel s’explore une modalité de réciprocité inédite, bon nombre de participants de nos recherches confirment que cette expérience vient bien souvent teinter leur contexte quotidien dans le sens d’une ouverture à autrui (Bois, 2007 ; Lefloch, 2008).
Intimité et présence à soi
Revenons à notre atelier donné durant la formation professionnelle en somato-psychopédagogie, autour d'une pratique d'introspection sensorielle. Pour simplifier, cette dernière a comme fonction de stabiliser un regard particulier, une modalité attentionnelle qui permet de rejoindre en soi le principe du vivant – le mouvement interne – et non de s'arrêter à l'image de soi ou encore au seul vécu de ses émotions ou de ses pensées. Parmi nos participantes, c'est Florence qui nous invite à entrer dans les caractéristiques de cette expérience : « À la fin de l'introspection, je me sens touchée par ces parties qui me constituent, que je sens présentes, chaudes, denses et douces à la fois, dans un lieu de tranquillité intérieure qui n'est ni le silence, ni l'agitation de ma volonté mais celui d'une simple présence à moi. » L'intimité du Sensible se précise ici : elle est tout d'abord très corporéisée, amenant la personne dans un contact chaleureux avec elle-même. Cette intimité n'est pas un simple spectacle ; rappelons-le, il se donne à un regard suffisamment entraîné, c'est une expérience qui touche, qui concerne, qui rejoint l'être profond. S'il est des personnes que ce paysage étonne mais qui gardent vis-à-vis de cette profondeur d'eux-mêmes une certaine distance, il en est beaucoup qui y découvrent une qualité insoupçonnée de résonance avec elles-mêmes, celle-ci participant clairement de la nature d'intimité du Sensible. Je soulignerai également le rapport délicat qu’il s'agit d'entretenir entre cette intimité et la nature du vouloir qui est mobilisé ou au contraire mis au repos pour la rejoindre, ou peut-être se laisser rejoindre par elle. La tranquillité intérieure et la sortie de l'agitation de la volonté, évoquées par notre participante, contribuent à cet équilibre inédit qu'il s'agit de développer. À l'arrivée, la simplicité est au rendez-vous et l'intimité avec soi se fait également présence à soi, autre contenu de vécu caractéristique du rapport au Sensible (Bois, 2007, pp. 338-342).
Je tiens à insister sur cette donnée très originale d'une réciprocité entre soi et une intimité vivante en soi. Il s'agit bien d'une intra réciprocité au sein de laquelle la personne se découvre touchée par elle-même. Une autre participante de notre atelier précise d'ailleurs : « Être touchée, ce n'est pas être bouleversée, chamboulée. C'est la matière entière [du corps] qui se touche elle-même. Cette lenteur infiniment douce, émouvante, qui danse, qui anime la matière, c'est presque imperceptible et c'est à la fois infiniment puissant, stable, irréversible... Une notion d'infiniment grand dans quelque chose d'infiniment petit. » Arrêtons-nous quelques instants sur ce dernier témoignage. Tout d'abord, est-il ici question d'intensité ? Rejoindre l'intimité du Sensible relève-t-il d'une expérience paroxystique ? La réponse ici est paradoxale : à la fois oui, et non. L'intimité du Sensible est infiniment touchante et infiniment discrète tout à la fois, expérience de l'infiniment grand et de l'infiniment petit entrelacés. Ensuite, que peut-on dire de l’expérience que la personne fait de la matière du corps ? Celle-ci se dévoile sous un jour surprenant : elle est tout d’abord le lieu d'une globalité – la matière entière [du corps] – loin des clivages anatomiques ou des morcellements fréquents, marquant le schéma corporel (Berger, 1999 ; Duprat, 2007). Mais elle est également capable de « résonner » au contact d'elle-même. Ce changement de statut de la matière corporelle mérite que l'on s'y attarde. À la lumière de nos recherches, nous pouvons avancer que la matière, notre matière, se teinte d'une sensibilité, mieux même, d'une subjectivité (Bois & Austry, 2007, p. 4). La matière qui constitue nos tissus cesse en effet d'être purement physique, matière-objet biologique, assemblage d'atomes et de molécules organisés dans une complexité qui signe le vivant. Il est surprenant de voir que le champ du Sensible porte un principe de subjectivité qui fait que la matière elle-même, dans le rapport que l'on instaure avec elle, se fait présence, subjectivité immanente. Selon la nature de rapport perceptif que l'on instaure avec elle, la matière du corps humain nous offre ainsi une expérience qui relève soit de la rencontre avec le physique, voire avec le biologique, soit de l'avènement d'une qualité de présence. Dans les pratiques du Sensible, cette subjectivation de la matière du corps humain, encore une fois, prend notamment le visage tout particulier d’une lenteur infiniment douce, émouvante, qui danse.
Nos participants s'expriment sur le rapport à soi et l'ouverture aux autres
Revenons à notre atelier-recherche autour du devenir en relation. À l'issue d'une pratique de médiation manuelle, je demande aux participants de se prononcer sur la rencontre conjointe de la présence à soi et de l'ouverture à autrui. Au plus près de son expérience de la réciprocité du Sensible qui se livre à la faveur de l'accompagnement par le toucher – cette qualité particulière de rapport est nommée réciprocité actuante, rappelons-le – Catherine nous parle de ce fond commun vivant, animé, tout à la fois reliance à soi et ouverture aux autres : « Je suis touchée par le fait que dans l'immobilité de mon corps, il y a un mouvement qui circule. Ce mouvement me donne un sentiment très fort d'être moi, mais aussi d'être dans cette humanité, cette conscience collective ou chaque être est relié à l'autre ». Ce mouvement de vie dilate ainsi tout à la fois le sentiment de soi et celui d’une appartenance fondamentale à la communauté des êtres humains, en dévoilant l'interrelation qui tient ces présences tissées les unes avec les autres.
Mais « quelle est la nature de ce lieu d'échange qui nous intéresse ? », interroge Bourhis, chercheuse au sein de notre équipe (Bourhis, 2009, p. 293). Il s'agit là d'un lieu d'échange « qui valorise le rapport à la subjectivité corporéisée. La réciprocité actuante n'évacue pas l'empathie, mais l'enrichit de plusieurs items. » (ibid.) Plus précisément, pour Bois : « la voie de circulation des informations internes emprunte [ici] le substratum subjectif du mouvement interne, animation lente, mouvante et incarnée dans la matière des deux acteurs » (Bois, cité par Bourhis, ibid., p. 294). Bourhis poursuit : « la voie de communication passe par un mouvement interne interposé, c'est-à-dire par la rencontre du mouvement de l'un et du mouvement de l'autre, et par l'auto-animation qui en résulte » (ibid., p. 295). Et c'est cette réalité animée qui fonde le qualificatif de réciprocité actuante ; en effet, celle-ci « se potentialise, elle est changeante, mouvante, remplie d'émergence et imprévisible car elle est animée d'un mouvement. » (ibid., p. 301).
Prenons un peu de recul par rapport au concept de réciprocité et revenons à la question du devenir en relation. En matière de relation précisément, les pratiques du Sensible nous enseignent que « la distance est un leurre », selon Bois, au sens où c'est une complétude qui se vit quand deux êtres humains sont en présence sensible l'un de l'autre ; indépendamment de la distance métrique, voire centimétrique, c'est la donnée d'un unifiant qui abolit alors la possibilité d'un espace séparant. Au passage, cette réciprocité peut être le lieu d'un apprentissage de la relation habitée au quotidien, déployée perceptivement. Il s'y joue également une épuration de nos modalités relationnelles habituelles. En effet, quand je me sens en réciprocité actuante avec autrui, il ne sert à rien de tenter de m'en approcher davantage. J'entrerais alors dans la tentation voire la tentative fusionnelle. Je me déporterais de moi-même et, sous prétexte d'être encore plus proche de l'autre, d'une certaine façon, je l'envahirais tout en m'éloignant de moi. La modalité fusionnelle mettrait en échec le lien vivant qui s’est donné dans l'expérience. Par contre, au passage, elle révèlerait à la personne qui la tente sa propre incomplétude – temporaire – , son incapacité de trouver un équilibre dans un sentiment de soi fondé sur la réalité de son être vivant et qui pourtant garde sa disponibilité de reliance à autrui.
S’il avance que « la distance est un leurre », Bois ajoute : « la proximité aussi. » Dans mon expérience, je témoignerai ici du fait que cette présence vivante à l'autre ne me fait pas faire l'économie de ma solitude, et c'est heureux : au plus fort de ma reliance, mes propres contours se maintiennent et ma responsabilité de me tenir dans mon existence continue de me revenir entièrement, même si la présence d'autrui m’apporte un soutien inestimable en ce sens.
Accompagner l'autre : quelles conditions, quelles exigences ?
Nos participants viennent apporter un regard original, singulier et pourtant riche d'enseignements pour tous concernant les conditions à réunir, à installer en soi dans le cadre de l'expérience de la relation par le toucher, pour un devenir en relation qui permette aux potentialités de l'autre de s'actualiser. Ainsi, Marie prend position et témoigne, à la sortie de sa pratique de médiation manuelle : « Agir dans l'accompagnement du devenir humain, c'est bouger depuis ma force, qui est dans mes os. La force est à l'intérieur de la matière dénudée ». Il existe donc une part active qu'il convient de recruter dans le projet d'accompagner, sur le mode du Sensible, le devenir d'autrui : il s'agit de développer un agir particulier, de recruter une force, sa propre force d'accompagnateur. Mais selon Marie, la nature de cette force est inhabituelle.
Rappelons-le, nous sommes ici dans une modalité d’accompagnement d’autrui qui s’incarne dans la médiation manuelle, dans le toucher : le lecteur peut se représenter la personne accompagnée comme étant allongée sur une table et l’accompagnateur œuvrant en associant prise manuelle de certaines structures anatomiques – peau, muscles, os, organes – et mise en mouvement de celles-ci en adéquation avec la force interne de la personne qui livre une lenteur et des orientations sur lesquelles l’accompagnateur se calque – la formation professionnelle a entraîné le praticien à percevoir et accompagner chez autrui ces expressions de la vie dans son corps. La force que développe la praticienne – Marie, dans notre cas –, pour emmener dans une forme d'étirement doux les structures corporelles de la personne dont elle prend soin, pourrait s'entendre comme partant de ses muscles ; au passage, il n'est pas question ici uniquement de force morale, ou encore psychique, même si ces composantes sont présentes, dans le cadre de ce dialogue tissulaire, c’est bien de force motrice dont il s’agit (Bois, 2006 ; Berger, 2006 ; Courraud, 2007). Or Marie est claire : il s'agit pour elle de recruter une force qui est « dans [ses] os ». Il y a de la profondeur inédite dans cette force-là. Il n'est en effet pas question ici de la seule force musculaire, résultat d'un vouloir qui agirait par les muscles pour bouger l'autre, l'emmener quelque part, là où on aurait décidé qu'il serait bon qu'il aille par exemple.
C'est donc d'une autre force dont il s'agit et qui naît d'une proximité avec l'intimité vivante de la matière, rejointe jusque dans la profondeur des os. Voici encore un paradoxe, les os sont généralement considérés comme la partie la plus inerte, la plus passive du corps humain, structures denses et dures servant au soutien de la structure et à la protection des organes vitaux. Pourtant, à la faveur des pratiques du Sensible, on y découvre là aussi l’expression d'un principe de force, le mouvement interne une fois encore. Recruter cette force immanente au service de l'accompagnement du devenir d'autrui demande de l'entraînement : en effet, ce lieu de matière animée n’est accessible qu'une fois suspendus les habitudes, les modes d'agir et de percevoir qui nous sont familiers. C'est à cette condition notamment que se donne la possibilité d’un réel entrelacement entre le mouvement interne de l’accompagnateur et celui de la personne accompagnée. Et c'est à cette profondeur-là que s’ancre l'agir dont nous parle Marie.
Le rapport à la nouveauté
En matière de devenir en relation, j'irai jusqu'à dire que dans une certaine mesure, l'autre n'a pas véritablement besoin de nous pour aller dans le connu de lui. Karen, une autre de nos participantes, va dans ce sens : « Agir dans l'accompagnement du devenir, ce n'est pas suivre le connu, ce que l'autre peut faire seul. » Pour s'aventurer dans l'accompagnement du devenir en relation, il faut donc faire le deuil d'un certain rapport au connu et se tenir à la frontière de ce qui n'est pas encore advenu. On pourrait penser ici que l'accompagnateur doit se tenir à la bordure de ce qui n'est pas encore advenu de l'autre, tout en restant dans son connu à lui, dans le contour de ses compétences de percevoir, d'agir et d'être mais il n'en est rien : le risque de la nouveauté est à prendre pour l'accompagnateur également, dans son rapport à lui-même. Karen confirme : « M'investir dans l'accompagnement, c'est m'ouvrir à l'inconnu en marche dans l'autre, dans moi. » Au passage, signalons que c'est d'un inconnu dynamique dont il s'agit. Cet inédit, qu’il s'agit de rejoindre, est l'une des signatures de ce que nous avons appelé plus haut la réciprocité actuante.
Présence à soi et présence à l'autre
En somato-psychopédagogie, il y a donc un lien intime entre les conditions que l'on réunit dans le rapport à soi et l'accès au devenir de l'autre. Il existe un acte de régulation dont prend soin l'accompagnateur pour que la potentialité du devenir de l'autre ait une chance d'être saisie. Dans ce cadre, sur quoi se porte l'attention de l'accompagnateur dans son rapport à lui-même ? Appuyons-nous sur le témoignage de Sylvain : « Être à l'écoute dans moi du lieu du vivant. Suis-je toujours présent ? De moi-même, me rendre sujet de mon corps. Où est le vivant dans mon corps ? » La responsabilité du praticien, sa part active dans l'établissement d'un rapport à lui-même qui soit porteur de réciprocité Sensible, s'exerce ici dans deux orientations : tourner son attention à l'intérieur de soi vers le « lieu du vivant » et s'inscrire dans un rapport de « sujet » de son propre corps.
Mais ce rapport se gagne. S'installer dans le lieu du vivant corporel n'est pas une évidence : ce n'est pas parce que notre corps est évident et intrinsèquement vivant que tout rapport au corps fait entrer en relation avec le « lieu du vivant » en soi. En somato-psychopédagogie, ce rapport à la force du vivant s'établit en entrant en relation perceptive avec le mouvement interne et, nous l'avons déjà mentionné, ce rapport au Sensible ouvre à une nouvelle modalité de perception, de soi, de l'autre. Sylvain approfondit sa réflexion : « Si j'habite un corps sujet, je suis contagieux. Ce qui m'anime en moi est à l'écoute en moi, à l'écoute en moi de celui qui m'attend [la personne accompagnée et son devenir]. » Ce phénomène de « contagion » renvoie aux effets de la présence à soi dans la relation à autrui : en accompagnement – ceci est vrai dans le champ de la relation éducative, soignante ou encore performative – une intense présence à soi de l'intervenant éveille le vivant dans la ou les personnes avec lesquelles il entre en réciprocité, que celles-ci en aient conscience ou pas (Leão, 2002). Quant à la nature d'écoute recrutée, il importe de souligner qu'il ne s'agit pas d'une écoute qui se tournerait en soi et en l’autre vers ce que l'accompagnateur souhaiterait trouver ; il est question d'une écoute compétente pour saisir l'élan du devenir de l'autre, dont précisément le praticien ne sait pas à l'avance de quoi il sera fait.
Sur le plan conceptuel, c'est le modèle de l'advenir, posé par Bois (2009c, pp. 6-15), qui permettra au lecteur d'aller plus loin concernant cette saisie perceptive particulière. Je rappellerai simplement ici les propos de Bois qui définit l'advenir comme étant notamment « le lieu d’accueil de toutes les temporalités à partir desquelles le sujet peut engager une démarche compréhensive de sens. Le lieu de l’advenir représente une porte ouverte aux informations venant du futur et aux informations venant du passé qui remontent et s’actualisent dans le présent du sujet. » (ibid.) Concernant l'écoute recrutée pour accéder à cet « inconnu en marche dans l'autre, dans moi », Bois précise :
Ce que je croyais n’être qu’une écoute de qualité qui permettait de capter les phénomènes subjectifs immédiats se révéla être un temps de suspension qui mettait entre parenthèses tous mes modes de pensée et de représentation habituels. Je découvris que pour saisir des contenus qui se donnaient dans la sphère de l’immédiateté, il fallait mettre de côté tous les acquis trop prégnants qui venaient influencer la saisie perceptive. J’appris à côtoyer l’‘éphémérité’ qui se donnait dans le présent. C’était la porte ouverte à la saisie de l’advenir… (ibid., p. 3)
Accompagner l'autre
Poursuivons notre enquête, toujours à la lumière de notre atelier de pratique manuelle autour du thème du devenir en relation. Au travers des propos de Chantal cette fois-ci, nous voyons se confirmer qu'accompagner le devenir, « ce n'est pas décider volontairement ce que sera ce 'devenir' pour moi et/ou pour l'autre. » Qu’y a-t-il donc à rencontrer alors, à accompagner ? Rappelons au lecteur que dans l’accompagnement manuel, le praticien a accès à une lenteur et une orientation qui se donnent sous les mains, au sein même des structures corporelles de la personne accompagnée, alors que cette dernière est allongée, immobile et réceptrice. Il s’agit là d’un élan exprimant dans la profondeur d’autrui une impulsion de vie qui demande à s’incarner dans les tissus. À ce stade, elle n’est pas encore impulsion d’action mais animation des structures corporelles et psychiques. Ce mouvement interne se caractérise également par une amplitude (Bois, 1989, 2006). À ce sujet, Chantal poursuit : « Accompagner l'autre dans son amplitude me demande d'aller plus loin dans la mienne ; vigilance et engagement, dépasser les résistances, la mienne et celle de l'autre. » Bien souvent cette impulsion dépasse ce dans quoi les contours de l'autre, ses habitudes, le confinent ; il s’agit d’un véritable oser vivre qui prend corps. Dès lors, comment accompagner l'autre dans une amplitude qu'il ne s'autorise pas, voire même qu'il ne perçoit pas, alors que sa force intime l'invite à cette audace ? Chantal nous l’exprime : contemporainement, il s'impose à elle d'aller plus avant dans ses propres possibilités d'amplitude et dans son propre « oser vivre » ; il faut ici qu'elle dépasse ses résistances et l'audace d'aller plus loin dans le déroulement de sa propre matière, de son propre corps en mouvement, au service de son suivi manuel.
Cet accompagnement n'est pas de tout repos, il convoque une forme de vigilance, il confronte à des restrictions, en soi, en l'autre. C'est là une véritable école de l'engagement dont la récompense se cueille dans des avancées ténues, au cœur du corps, dans le secret des os parfois, mais ces changement infimes se révèlent être un bras de levier extrêmement puissant pour que la personne accompagnée puisse aller dans le non encore exploré d’elle-même ; bien souvent, elle en goûtera plus tard les fruits quand elle se surprendra à percevoir, penser ou encore agir différemment sur la scène de son quotidien cette fois-ci.
Me laisser accompagner
Jusqu'ici, au travers des témoignages de nos participants, nous avons traité de la position de l'accompagnateur et des conditions qu'il se doit de réunir pour que s'instaure une réciprocité féconde. Mais qu'en est-il de la part active de la personne accompagnée ? Se tient-elle dans une simple passivité, recevant l'action de l'accompagnateur ? Participe-t-elle d'une manière ou d'une autre au devenir qui s'accomplit en son sein ? Quelle est sa position quant au projet de l'accompagnateur de la révéler à sa propre potentialité ? Domitille nous éclaire à ce propos : « Dans les traitements que je reçois, j'ai appris que j'ai besoin de l'autre pour aller plus profond en moi, pour m'éloigner du connu et enfin me dévoiler dans ma réalité. J'ai besoin de l'autre pour aller plus loin. Cela prend un acte de confiance et d'amour inconditionnel envers l'humain. »
La réciprocité trouve bien ici son nom : elle n'est pas simplement le fait de la personne qui accompagne, elle est également celui de la personne accompagnée qui se révèle active. Les pratiques du Sensible se vivent ici comme étant en quelque sorte une école de la bienveillance, au sens précisément d'un « amour inconditionnel envers l'humain », mais rappelons-le, cette bienveillance, véritable pari sur le vivant, s’accompagne d’une part très active des personnes en présence. Point remarquable, à cette école-là, accompagnant et accompagné sont tous deux en apprentissage.
Allons plus loin : « Participer [à mon devenir], c'est consentir, me laisser faire et m'engager dans les orientations qui se donnent [...] », nous dit Jeanne-Marie. Nous retrouvons là la nature dynamique du Sensible au travers du mouvement interne porteur d'orientations (Humpich & Lefloch-Humpich, 2009). Au départ, en somato-psychopédagogie, ce mouvement est tissulaire – il s'exprime sous les mains du praticien – mais il sera prolongé dans un mouvement gestuel : la personne accompagnée quittera alors l'immobilité posturale pour se déplacer dans l'espace en épousant les orientations proposées par son mouvement interne avec lequel elle entre en relation perceptive. Dans un troisième temps, la personne accompagnée saisira les orientations nées dans cette intimité du Sensible et qui demandent à prendre corps dans son existence quotidienne en tant que nouvelles expressions d'elle-même, ou plus précisément, expressions de sa nouveauté en émergence.
Cette ouverture à son propre devenir ne va pas de soi. Jeanne-Marie poursuit en précisant que participer, c'est également « accepter de demeurer là où la vie rentre en discussion avec ce qui, dans mon corps, ne sait pas encore comment consentir à devenir vivant. » Arrêtons-nous quelques instants autour de ce propos qui me donne l'occasion d'une précision capitale : à la lumière du Sensible, nous accédons à une nature double de l'être humain, à la fois puissance de vie mais aussi force de préservation. Au sein de la personne qui se laisse accompagner, le devenir en relation a donc également son « lieu » : l'intersection dynamique entre, d'un côté l'élan vital, le vouloir-vivre de la personne et, de l'autre, ses repères en place, c'est-à-dire le connu d'elle-même, perçu ou imperçu, et qui résiste pour se maintenir (Berger, 2006 ; Bois, 2007, pp. 345-350). Il s'ensuit donc un dialogue dont l'accompagnateur est le médiateur ; le débat se joue dans le corps de la personne accompagnée, dans l'entrelacement entre corps et psychisme, au cœur même de sa matière et de ses tensions et immobilités mises au défi par la poussée du vivant (Bois, 1989, 2006 ; Courraud, 2007, 2009).
Autour de l'enjeu du devenir en relation, trouver à se faire accompagner est un premier défi – par exemple savoir chercher l’appui d’un praticien, dans notre cas – mais déployer l'attitude favorable à se laisser accompagner en est donc un autre. Il est ici question de confiance envers l'accompagnateur ou l'accompagnatrice bien sûr mais également vis-à-vis de ce lieu du vivant que la personne accompagnée est tôt ou tard amenée à contacter dans elle : « J'ai à faire confiance, à me laisser investir par l'autre et me laisser 'toucher' dans cette part inconnue de moi qui attend de vivre », nous confie Chantal. Il est surprenant d'entendre notre participante évoquer une « part inconnue » d'elle-même, qui « attend de vivre », alors qu'elle ne l'a jamais côtoyée jusqu'à cet instant. Au passage, se dévoile ici un aspect remarquable de la réciprocité actuante : le praticien exercé parvient à rejoindre dans la personne accompagnée un lieu de cette dernière, une part restée secrète mais pourtant en attente d'être contactée alors même que la personne qui l’abrite en ignore existence. Cependant, au moment où, à la faveur de cette attention qui se pose sur elle, cette intimité s'anime et rejoint les capacités perceptives de la personne qu'elle constitue, elle est du même coup reconnue, se donnant à vivre tout à la fois comme inédite et familière, comme jusqu’ici silencieuse et pourtant appelant à être rencontrée, en d’autre mots, en « attente de vivre ».
Se laisser découvrir son propre devenir suppose donc une attitude dynamique que Chantal souligne clairement : « Dans cette posture de me laisser accompagner, je suis à la fois active et passive. » Cette caractéristique paradoxale de conjuguer contemporainement activité et passivité, participation et laisser-faire, constitue une véritable compétence à se laisser accompagner dans son devenir en relation, au sein des pratiques du Sensible tout au moins. Dans le vocabulaire de la somato-psychopédagogie, cette attitude est désignée par l'expression paradoxale neutralité active, et Bois fonde ce concept en en précisant les deux termes, ici dans le cadre de l'accompagnement manuel d'autrui : « Neutre parce que je devais me contenter de suivre l’orientation et la vitesse du cheminement du mouvement interne dans le tissu du corps du patient et actif parce que je devais saisir les informations dans l’instant et réguler mon geste manuel en fonction des données immédiates qui s’offraient à mon champ perceptif. » (ibid.)
Cette « porte ouverte à la saisie de l’advenir » (ibid.) constitue donc une attitude clé dans l’accompagnement du devenir humain. Si, au départ, elle caractérise l’acte d’accompagnement d’autrui au sein de la somato-psychopédagogie, nos participants témoignent que la neutralité active vaut aussi quand il est question d’auto-accompagnement de son propre devenir.
Conclusion
À la lumière de cette communication s'esquissent quelques traits de l’accompagnement du devenir en relation au sein des pratiques du Sensible. Véritable présence au vivant en soi, mais également engagement dynamique à la rencontre du vivant en l'autre, la réciprocité actuante redéfinit la notion d'intimité : ce fond du réel humain se dévoile animé, mu par la force du devenir vivant. L'expérience qu'en font les participants de notre recherche est spécifique et claire, elle prend, rappelons-le, le visage d'une « lenteur infiniment douce, émouvante, qui danse » au contact de laquelle il s’agit de se laisser faire, d’oser vivre.
L'accès à cette intimité fondatrice se gagne, au contact de soi comme à la rencontre de l'autre. Ici, les pratiques du Sensible sont précieuses puisqu'elles développent un art de la perception qui dévoile une nouveauté première : le fond commun animé dans lequel proximité et distance s'entrelacent, au sein d'un équilibre qu’il convient d'ajuster en permanence entre présence à soi et ouverture à l'autre. À partir de là, accompagner le devenir en relation requiert pour l'accompagnateur de développer un agir particulier, de puiser sa force au plus profond de sa matière animée, au cœur même de ses os notamment, pour exprimer son agir en relation. Pour l’accompagnateur, l’ouverture à la nouveauté est toujours un impératif, une attitude incontournable ; c'est à cette condition seulement que va se donner l'inconnu en marche, dans l'autre comme dans lui-même.
Dans un mouvement d’ouverture de la réflexion philosophique, je me permettrai de faire ici un parallèle entre cette réalité du devenir en relation, décrit à la faveur des pratiques du Sensible, et les propositions du philosophe Lavelle qui, dans son ouvrage L'erreur de Narcisse, se prononce vigoureusement en faveur d’une approche de l’être humain fondée sur la recherche de sa vraie nature. Pour Lavelle, cette quête doit passer par le rapport à l’intimité, réalité à laquelle il donne le sens suivant : « L'intimité, c'est le dedans qui échappe à tous les regards, mais c'est aussi l'ultime fond du réel, [...] c'est en elle pourtant que nous trouvons le principe de notre force et la guérison de tous nos maux. » (Lavelle, 1939, p. 27) Cette profondeur qui pour l'auteur rejoint l'être, est le lieu d’élection d’une réciprocité véritable car elle constitue à ses yeux « un monde qui est en nous, mais dans lequel tous les êtres peuvent être reçus. » (ibid.)
Son approche de l'humain se fonde également sur ce que nous pourrions traduire aujourd'hui par la prise en compte d'une potentialité, au sens de « la présence [en chacun]d'une puissance qui n'a pas encore été employée, d'une espérance qui n'a pas encore été déçue » (ibid., p. 36) et sa philosophie est un profond appel à la prise en compte de ce que l'autre n'est pas encore, au-delà de ce qu’il donne à voir dans son actualité. Sa vision de la connaissance d'autrui est en cohérence forte avec ce qui précède et rejoint notre pari du devenir en relation : « La véritable connaissance d'autrui, c'est […] celle d'un être qui se réalise et non point d'un être réalisé, qui ne serait plus pour moi qu'une chose. » (ibid., p. 39) Pour l'auteur, c'est à cette seule condition que « la présence d'autrui devient pour nous réelle, aiguë, émouvante. Autrement, elle n'est qu'apparente et dissimule mal une compétition d'intérêt, ou un éloignement plein d'ennui ou d'indifférence. » (ibid., p. 42) Ces propos font fortement écho aux pratiques du Sensible pour lesquelles, nous l’avons vu, au croisement de l'art d'accompagner et de celui de se laisser accompagner, le devenir en relation se déploie, révélant la nature dynamique du processus identitaire de l'être humain, quand celui-ci choisit de se laisser rejoindre et de cheminer au contact de la force du vivant qui l'anime. Comme le précise Jeanne-Marie : « En me laissant accompagner, je découvre que j'ai soif d'être rejointe là où je suis, mais surtout je découvre que j'ai besoin d'être emmenée là où je ne suis pas encore... »
Les témoignages que nous avons recueillis lors de nos ateliers-recherche – il s’agit là de véritables confidences – nous invitent à ébaucher les lignes d'un humanisme renouvelé puisqu'il déplace sur la scène de notre matière humaine, vivante et animée, tout à la fois corporelle et psychique, le pari de s'adresser toujours à la potentialité de la personne, en prenant également en compte son actualité – ce qu’elle donne à voir d’elle – sans toutefois s'y arrêter. Humanisme renouvelé également car c’est d’une ouverture à l’advenir dont il est ici question, au sens où Bois le définit, à savoir une rencontre avec soi, avec l'autre, à la croisée des temporalités passée, présente et future. Alors que l’accompagnateur est invité à se tenir à la frontière du connu de lui, la personne accompagnée, de son côté, est appelée à se déposer au carrefour vivant entre permanence et changement pour entrer dans le mouvement de son propre renouvellement. Se laisser accompagner suppose ici de s’établir dans une confiance en ce qui fonde l’humain, notamment pour se laisser rejoindre par l’autre jusque dans des espaces inconnus de soi.
Ainsi, rencontrer en relation la possibilité de son devenir, se laisser accompagner dans l'actualisation de celui-ci, peut être une expérience étonnante voire bouleversante : « Je ne peux pas sortir indemne d'une véritable rencontre, si la rencontre a vraiment eu lieu, j'en sors transformée. »
À la croisée des pensées de Bois et de Lavelle, les participants de notre recherche soutiennent que la véritable connaissance d'autrui change celui-ci, en les changeant tout à la fois. L’accompagnateur s’ouvre à « l’inconnu en marche », dans lui comme dans l’autre ; quant à la personne accompagnée, loin d’être passive, elle se laisse investir par la rencontre, au sens où Jeanne-Marie, encore, nous le partage : « La rencontre est en relation avec ce qui en moi cherche des voies de passage pour voir le jour et pour me donner forme nouvelle. » Au final, nos participants somato-psychopédagogues/psychosociologues nous ont offert des mots précieux qui dévoilent l’entrelacement délicat et profond qui s’établit entre les acteurs de la relation d’accompagnement. En écho au principe de réciprocité actuante posé par Bois pour modéliser cet espace vivant, original tant par les postures qu’il propose que par la donnée de l’advenir qui le caractérise, je laisserai Lavelle clore ma communication par son invitation forte à dépasser la seule connaissance d’autrui qui s’obtiendrait en restant à distance de ce dernier : « Il est impossible en effet de connaître un autre être en demeurant devant lui spectateur ou témoin ; je ne puis saisir cette démarche même par laquelle il se réalise sans m'y associer. » (Lavelle, 1939, p. 39)
Article publié dans Bois D., Gauthier J.-Ph., Humpich M. Rugira J.M. (2013) Identité, altérité et réciprocités : articulation au coeur des actions d’accompagnement et de formation. Québec : Ibuntu. pp.113-135
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Notes
i En somato-psychopédagogie, le corps sensible fait référence à un corps vécu au travers d’une qualité d’attention particulière qui permet d’accéder, au sein même des structures anatomiques, à l’expérience d’une animation interne : un mouvement lent et doux qui se donne à ivre comme expression du vivant en soi. Le corps sensible devient dès lors le support d’un rapport inédit à soi, aux autres, au monde.
ii Le Sensible renvoie tout d’abord à une modalité perceptive par laquelle la personne devient présente à sa vie subjective corporelle mais également psychique ainsi qu’à l’émergence de sens qui se donne dès lors au cœur de soi. Pour Bois : « Le Sensible doit être conçu comme la modalité perceptive elle-même, par laquelle le sujet peut accéder aux messages [ainsi] délivrés dans et par son corps. Cet état d’être est de l’ordre d’un processus vécu et producteur de sens, lieu d’articulation entre pensée et perception. » (Bois, 2009, p. 11) Bois précise également la raison qui justifie l’usage du « S » Majuscule : « je souhaite revenir sur la distinction que nous avons faite entre la perception du Sensible qui est orientée vers l’intériorité du corps vivant et la perception sensible qui se rapporte aux cinq sens habituels. Pour éviter la confusion entre ces deux modalités perceptives, nous avons pris soin d’ajouter un S majuscule au terme ‘Sensible’ pour définir la ‘noblesse’ du vécu qui se donne au cœur de la perception de soi, ou de la vie en soi. » (http://danis-bois.fr/)
iii Les recherches sur le Sensible sont principalement effectuées au sein du laboratoire de l’Université Fernando Pessoa (Porto) intitulé « Centre d’Étude et de Recherche Appliquée en Psychopédagogie perceptive ». L’Université du Québec à Rimouski, par l’intermédiaire du programme de maîtrise en étude des pratiques psychosociales, participe elle aussi à cet effort d’investigation. Ces deux établissements, auxquels s’ajoute l’organisme de formation d’adulte Point d’appui qui offre la formation professionnelle en somato-psychopédagogie (Institut académiquement affilié à l’Ufp), sont liés par un protocole de collaboration en enseignement et en recherche.
iv Pour entrevoir ce que recouvre la pratique de l’introspection sensorielle, voici deux définitions : « L’introspection sensorielle sur le mode du Sensible vise [donc] à permettre à la personne de "cheminer vers elle-même" en changeant la qualité du rapport à soi à travers un effort attentionnel orienté vers le corps. Avoir conscience de soi, c’est exister par soi-même sur la base d’un "sentiment d’évidence intérieur". L’apprenant est invité à s’interroger constamment : qu’est-ce que je ressens réellement ? Qu’est-ce que j’éprouve vraiment ? Qu’est-ce que j’apprends de ce que j’éprouve ? Il est ainsi placé au cœur de l’expérience corporelle où il découvre une force vive dans sa chair, qui le tient en éveil perceptif et cognitif. » (Bourhis, Bois, 2010, p. 3) « On dit que l’introspection est "sensorielle" : cela signifie que l’observation de soi à laquelle on est invité est une observation ressentie, avant d’être intellectuelle ; il ne s’agit pas de réfléchir à sa vie, sans l’avoir d’abord perçue en soi, par le biais des états de la matière du corps. » (Berger, 2006, p. 78)
v Plus précisément, dans le cadre des activités du Graspa (Groupe de recherche sur les approches somato-pédagogiques de l’accompagnement).
vi La médiation par le toucher – l'accompagnement manuel d'autrui – se révèle être un extraordinaire laboratoire d'exploration de la force du Vivant, à l'œuvre sous les mains de l'apprenti-praticien, au cœur même des tissus musculaires, membranaires, osseux. L'accompagnateur découvre ainsi le mouvement interne en tant qu'élan animant d'un déplacement lent, commun à tous, les structures corporelles vivantes. Là où ce mouvement est contrarié – sous l'influence d'une tension musculaire par exemple – s'ancre une limite d'adaptabilité de l'organisme voire de la personne elle-même. Quand ce mouvement est relancé, de nouveaux possibles s'ouvrent : les forces d'autorégulation reprennent veurs droits.
vii Pour faciliter la lecture, tous les témoignages tirés de travaux de recherche ou encore des deux ateliers que j’ai présentés en début de communication seront mis en italiques.