Du Sensible au sens : un chemin d’autonomisation du sujet connaissant

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Auteur(s) :

Eve Berger - Professeure auxiliaire invitée de l’UFP, professeure assiciée à l'UQAR, docteure en sciences de l'éducation

Professeure associée de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR)

Danis Bois - Professeur agrégé, Docteur en sciences de l'éducation, Fondateur du CERAP

Professeur cathédratique invité de l'Université Fernando Pessoa, Psychopédagogue de la perception, Chercheur en sciences de l'éducation

Parmi les questions qui guident ce numéro, celle à laquelle nous voudrions nous adresser est la suivante : « Y a-t-il contradiction entre l’émancipation du sujet que vise l’éducation et l’expression de sa sensibilité ? » En écho à cette question, nous voudrions en formuler une autre : peut-il y avoir émancipation du sujet sans prise en compte de sa sensibilité et, plus profondément encore, sans construction de conditions, au sein des pratiques de formation et de recherche, qui lui permettent de se faire l’allié, en toute autonomie, de sa propre sensibilité ?

Si cette question est pour nous essentielle, c’est parce que nos pratiques et nos recherches montrent que cette alliance peut être un lieu de création de sens unique et spécifique, tant par ses contenus que par les modalités et les types de processus par lesquels il se déploie dans l’existence d’un sujet. Affirmer ainsi la possibilité d’un rapport au sens enrichi et renouvelé par le déploiement de la dimension sensible de l’être place notre réflexion au cœur d’enjeux essentiels du champ de l’éducation et de la formation : « Qu’il s’agisse des espaces de travail, de la vie quotidienne ou de la cité, on constate aujourd'hui de nouvelles formes d’intervention sociale sur la déconstruction-reconstruction du sens par les sujets humains dans et autour de leurs pratiques […]. Ces questions touchent particulièrement le domaine de l’éducation et de la formation, qui visent explicitement la transformation des systèmes de représentations, de valeurs et ispo facto des identités » (Barbier, Galatanu, 2000, p. 1).

Prendre en compte la sensibilité des sujets à qui nous nous adressons, en tant qu’intervenants dans nos pratiques de formation et de recherche, suffit-il donc pour nous assurer de leur émancipation ? Ne faut-il pas aussi savoir les former eux-mêmes à l’écoute et à la prise en compte de leur propre sensibilité, puisque cette dernière constitue, pour la personne qui sait s’y référer, le lieu de processus à la fois singuliers et universels permettant d’aborder des questions existentielles essentielles, de continuer à grandir en conscience tout au long de sa vie, de ne pas s’arrêter de ‘devenir’ ?

Mise en contexte : de la perception sensible à l’expérience du Sensible

Les modalités pratiques de développement de la sensibilité et d’accès au sens que nous présentons ici nécessitent cependant d’être situées dans leur spécificité. En effet, la dimension sensible dont nous parlons n’est pas celle désignée par les deux conceptions les plus classiques et les plus couramment rencontrées en éducation et en formation, à savoir d’une part ce qui est perçu par les sens et, d’autre part, la dimension affective et/ou émotionnelle d’un sujet (Berger, Bois, 2008). Nous nous référons expressément au paradigme « du Sensible » (Bois, Austry, 2007), qui renvoie aux phénomènes et processus qui adviennent à la conscience d’un sujet quand celui-ci se met en lien avec son monde intérieur via un ressenti intime et profond de son corps. C’est cette spécificité d’acception que nous soulignons en employant le terme avec un S majuscule.

La sensibilité dont nous voulons parler est donc directement liée au corps. Mais pas au corps représenté et représentant de la sociologie, pas plus qu’au corps pulsionnel et symbolique de la psychanalyse : le corps que nous invitons à rencontrer est un corps perçu en première personne, profondément vécu et ressenti, fruit d’une perception interne des manifestations du vivant au cœur de la chair qui nous constitue.

Or, même si les publications tendent à augmenter ces dix dernières années, l’exploration de la littérature en Sciences de l'éducation (Berger, 2004) met en évidence l’absence quasi totale de recherche rigoureuse sur le corps vécu, perçu, éprouvé comme source de sens et théorisé comme tel. À quelques rares exceptions près, le corps est étudié de l’extérieur (c’est le cas dans les très nombreux travaux en sociologie du corps), et quand il est approché dans les sensations qu’il peut procurer (comme par le mouvement du potentiel humain ou la psychanalyse), cela reste essentiellement en termes d’interprétation symbolique, de traduction de l’inconscient. Rendre visibles les modalités par lesquelles une pédagogie de la sensibilité corporelle interne peuvent ouvrir au sens de manière renouvelée, trouve ainsi légitimement sa place dans un espace scientifique qui, pour une immense part, reste à explorer.

Pour nous situer plus précisément, le Sensible, dans notre acception, relève de l’existence, au sein la matière corporelle[1], d’une mouvance appelée d’abord « dynamique vitale » (Bois, 1989 ; Bois, Berger, 1990) puis « mouvement interne » (Courraud-Bourhis, 2005 ; Bois, 2006, 2007 ;  Berger, 2005 ; Berger, 2006 ; Courraud, 2007). Ce mouvement est dit « interne » au sens où il anime la profondeur des tissus de notre corps d’une mouvance invisible de l’extérieur ; il est pourtant actif quelle que soit notre activité, même quand nous sommes allongés, apparemment tranquilles et immobiles, et rythme l’ensemble de notre intériorité corporelle selon une organisation spatiale et temporelle précise[2].

Cette animation interne ne se perçoit pas spontanément, il y faut une certaine qualité d’attention et de présence à l’expérience intérieure qui dépasse le rapport habituel que l’on établit avec le corps. Les conditions qui rendent possible la perception du mouvement interne, en soi et chez l’autre, tout comme les actes attentionnels qui permettent de s’en saisir, peuvent faire l’objet d’un apprentissage spécifique. C’est justement cet apprentissage qui est au cœur de la formation en fasciathérapie et en somato-psychopédagogie, deux pratiques sociales qui placent le rapport au corps vivant au fondement des processus de soin et d’accompagnement de la personne.

Sont appelés « contenus de vécu du Sensible » – ou « phénomènes du Sensible » – les sensations, états, sentiments, émotions, pensées, images, qu’une personne peut ressentir consécutivement au fait qu’elle perçoit consciemment le mouvement interne dans son corps, soit directement par ses manifestations, soit par ses effets.

Ces contenus de vécu sont donc innombrables. Il peut s’agir tout d’abord des effets du mouvement interne, par exemple un relâchement corporel profond, une sensation de détente, qui n’est pas seulement musculaire mais qui s’accompagne d’une dilution des tensions intérieures, psychologiques, en général en partie imperçues avant qu’elles ne soient relâchées : la personne témoigne alors d’un sentiment de s’étaler à l’intérieur de soi, de se poser, de se déposer, de se déplier, de se déployer. Elle se sent globale, entière, réunifiée. L’ensemble est source d’un bien-être souvent intense, à la saveur particulière, donnant à goûter l’essence du fait d’être vivant.

Cela peut être également le mouvement interne lui-même : un mouvement lent animant la profondeur du corps, selon des orientations et amplitudes variées. Les personnes le décrivent par analogie avec des sortes de ‘vagues’ qui animent leur intériorité, par une impression de grandir ou de bouger ‘de l’intérieur’, alors qu’elles n’ont pas bougé de façon visible de l’extérieur, dans une direction donnée ou dans plusieurs à la fois, sans déplacement extérieur, comme si certains pans du matériau constitutif du corps changeaient lentement de forme…

Commentant ces sensations diverses dans son travail de recherche, G. Lefloch souligne la nouveauté perceptive qu’elles représentent le plus souvent pour la personne qui en fait l’expérience : « Cette nouveauté a ceci de particulier qu’elle n’est pas concevable, au sens où on ne peut pas l’extrapoler d’une expérience antérieure en rapport avec le corps ou le mouvement. La rencontre avec le mouvement interne relève en fait d’une véritable ‘première fois’. » (Lefloch, 2008, p. 36).

Du Sensible au sens : un processus d’éveil perceptivo-cognitif

Les observations que nous menons mettent en évidence qu’avec le développement des capacités perceptives, la qualité de la résonance éprouvée au contact de ces vécus internes se déploie : les expériences deviennent plus fortes, plus engageantes aussi, au sens où elles impliquent davantage de dimensions de l’être, et des dimensions plus subtiles, plus qualitatives. Les personnes assistent à une mise en forme nouvelle de leur constitution la plus profonde, elles ‘prennent forme’, voire se trans-forment, dans le temps réel de l’expérience du Sensible. C’est là, dans et depuis cette proximité intime et résonante avec l’expérience, quand la perception est aiguisée, que « du » sens naît.

Un premier niveau de sens associé à ces vécus internes est formalisé à travers le modèle de la « spirale processuelle du rapport au Sensible » (Bois, 2007). Ce modèle traduit le fait que chaque vécu du Sensible, d’abord corporel, se révèle finalement être, plus profondément, porteur et vecteur d’une manière particulière d’être à soi spécifique. Ainsi, par exemple, la chaleur procurée par la perception du mouvement interne s’accompagne d’un sentiment de sécurité, de confiance ; la profondeur ouvre sur une dimension d’implication et d’intimité, avec soi-même et avec autrui. L’expérience de la globalité, outre qu’elle réunifie la conscience des différentes zones du corps, permet aussi de se situer mieux, dans l’environnement, envers les autres et envers soi-même.

Tout se passe comme si la perception d’un phénomène du Sensible ne se contentait plus d’exister seulement en tant que sensation mais qu’elle se mettait à exister sur un autre plan, dévoilant ‘quelque chose d’autre’, une information qui lui était comme ‘incorporée’, une connaissance.

L’étude approfondie des modalités d’émergence de cette connaissance au cœur de l’expérience intime montre que sur le plan du rapport au langage, elle se donne au sujet sous des formes diverses et selon une gradation évolutive (Berger, 2009). Cela peut être une sensation diffuse que ‘du’ sens est en préparation, que ‘du’ sens vient ; à ce stage il n’y a pas encore de contenu explicite, mais ce « sentiment de sens » oriente déjà l’attention du sujet vers une possibilité de sens à venir, sans savoir encore de quoi il est fait, de quoi il parle. Cette étude montre que l’expérience du sens ne se résume pas à l’expérience de saisir une information et ses impacts possibles, mais qu’elle peut aussi englober, en amont, l’expérience, encore non loquace, de l’essence du sens : indépendamment de tout contenu, de toute forme, une émanation de ce que peut être un sens, le parfum du sens, le goût du sens…

En termes de contenus, vient ensuite la « sensation signifiante », qui représente un pas de plus par rapport au sentiment de sens : cette fois, il y a un sens précis qui se donne, mais sous une forme qui, dans l’expérience subjective, n’est pas encore langagière. Typiquement, les manières d’être à soi décrites dans le modèle de la « spirale processuelle du rapport au Sensible » relèvent de la sensation signifiante : par exemple, le sentiment de sécurité et de confiance, associé à la chaleur intérieure, est un savoir expérientiel qui n’a pas besoin d’être nommé, fut-ce dans la pensée privée du sujet, pour être réflexivement conscient. La personne ‘sait’, parce qu’elle le vit profondément au moment même, qu’elle se sent en sécurité, sans avoir besoin de se le dire : c’est un ‘vivre’ qui est un savoir en soi. Cependant, si ce savoir ne se formule pas en mots en temps réel, au moment où il se livre, il est en revanche formulable à tout moment ; contrairement au sentiment de sens, dans la sensation signifiante le contenu de sens est disponible, l’information est là, et elle est consciente.

Enfin, d’autres contenus de sens se donnent sous forme d’ipséités linguistiquement constituées. Dans les modèles attachés au paradigme du Sensible, ces « sens formulés » sont appelés « faits de connaissance » (Bois, 2005, 2007 ; Berger, 2006 ; Large, 2007 ; Berger, 2009).

Un exemple aidera à se représenter ce type d’information : Christelle, 41 ans, lors d’une mise en situation pratique qui la met en relation avec le Sensible, perçoit à un moment donné un lien qui s’établit entre différentes parties de son corps (son cerveau, son cœur et ses viscères). Au moment même où ce lien se fait, Christelle ressent un grand sentiment de globalité, accompagné immédiatement de cette pensée : « Je ne me suis jamais sentie sûre de moi comme ça ! »

Cette information est forte par ce qu’elle touche comme profondeur pour la personne, mais aussi justement parce qu’elle est inédite : soit qu’elle soit ‘vraiment’ nouvelle, ce qui est le cas pour Christelle – elle découvre à ce moment-là seulement sa solidité possible – ; soit que cette information, pourtant déjà connue, apparaisse dans une clarté nouvelle telle, que la personne a l’impression de la comprendre réellement pour la première fois. C’est le cas quand la personne savait intellectuellement la chose mais n’en avait jamais fait l’expérience et donc, en fait, ne la savait pas réellement, dans son corps, dans son être.

En recevant, en saisissant, ces différents niveaux de sens qui émergent de l’expérience corporelle, le sujet développe un autre regard sur son corps, qui devient le lieu d’une articulation pleinement vécue entre sensation et sens, ouvrant à une nouvelle source de significations vécues, de compréhension, de connaissance. Ce processus se poursuit dans la durée de sa vie, où il peut intégrer les perceptions et compréhensions nouvelles qu’il a rencontrées au cœur de son vécu corporel.

Le sens du Sensible : caractérisation en cinq points

Le sens qui naît au contact de l’expérience du Sensible présente un certain nombre de caractéristiques remarquables, dessinant une problématique de recherche passionnante que l’on peut résumer en cinq points (Berger, 2009).

Un premier versant majeur du questionnement touche, bien entendu, à la place et au rôle du corps et de sa sensibilité interne dans le processus de genèse du sens, qui vient confronter les modèles du sens présents en formation d'adultes, où le corps est réputé insaisissable, inapprochable comme objet scientifique. Le processus d’émergence du sens sur le mode du Sensible dévoile au contraire un corps présent à l’extrême, lieu d’une expérience qui est tout sauf volatile, inconsciente ou insaisissable : une expérience qui est épaisseur, volume d’un présent vécu, et qui, à ce titre, peut être pleinement pénétrée en conscience et constituée en objet de recherche.

C’est ensuite le mode de donation du sens dans l’expérience du Sensible qui interpelle par sa spontanéité. Spontanéité est ici à entendre comme absence de toute intervention d’une intention volontaire : je ne cherche pas ce sens, je ne le fabrique pas, je ne le construis pas, je n’y réfléchis pas, il n’est le produit d’aucune activité de réflexion, il vient et s’impose comme une évidence, associée au vécu perceptif ; je n’ai rien fait directement pour cela, à part, bien sûr, me tourner vers la possibilité que du sens vienne.

Par cette caractéristique, la saisie d’un fait de connaissance est une expérience à première vue difficilement approchable et qui, pourtant, fait partie de notre univers perceptivo-cognitif d’humains quand, comme le dit F. Varela : « Quelque chose, jailli de nulle part, émerge soudain à la conscience. […] Leur signe de reconnaissance est le sentiment de certitude qui résulte de leur immédiateté. […] De cette certitude et de cette immédiateté découlent un certain nombre d’autres caractéristiques : le lien avec la numinosité et avec l’émotion, le caractère non analytique et gestaltiste de l’expérience, la relation préverbale et prénoétique qu’entretiennent l’intuition et la créativité. » (Varela, 2001)

À ceci près que le sens du Sensible n’est justement pas « jailli de nulle part » : il est au contraire vécu comme prenant clairement sa source dans la sensibilité corporelle interne telle qu’elle se donne à vivre au moment du surgissement, comme si ce ressenti produisait le sens, se faisant exister lui-même sur un autre plan dans le temps même de son existence.

Un troisième point remarquable concerne la temporalité du processus d’émergence du sens : subjectivement, l’espace-temps paraît nul entre la sensation corporelle interne et le moment où le fait de connaissance se donne ; le surgissement est immédiat, le sens semble être dans la sensation.

L’étude des liens entre sensibilité corporelle et sens du Sensible nous amène également à interroger le rapport entre sens et langage, le fait de connaissance se caractérisant par une formulation langagière, mais naissant d’une sorte de ‘racine de sens’ radicalement non linguistique.

Enfin, le dernier point est le caractère de nouveauté qui habite parfois le sens émergeant de l’expérience du Sensible. En effet, certaines sensations signifiantes et certains faits de connaissance sont porteurs d’une nouveauté totalement inédite pour le sujet, ils ont le goût d’une première fois non anticipée, et non anticipable par la structure d’accueil du sujet. Ils se donnent sur le mode de la surprise, et défient toute anticipation perceptive et/ou cognitive, invitant ainsi la personne à sortir de son champ représentationnel habituel.

En guise de conclusion : les modèles du sens en Sciences de l'éducation à l’épreuve du Sensible

Si l’on recense les modèles du sens existant en Sciences de l'éducation sous l’éclairage des catégories descriptives du processus de création de sens au contact du Sensible (Berger, 2009), on s’aperçoit qu’ils reflètent et modélisent des modalités extrêmement différentes. Parmi les nombreux points qui seraient ici à discuter en lien avec la problématique que nous exposons, nous choisirons pour rester dans la thématique du numéro de développer uniquement la question de la pauvreté de la place accordée aux sensations dans les conceptions de la genèse du sens en formation d'adultes.

En effet, la voie d’accès au sens par l’entrée des sensations, malgré tout l’intérêt qu’elle présente, reste peu explorée de manière approfondie, comparativement au nombre de réflexions qui interrogent le sens dans ses formes et ses fonctions linguistiques. Il est difficile de ne pas voir dans cette absence l’une des raisons qui expliquent qu’on ne voie pas apparaître dans les recherches le type de sens spécifiquement relié à la relation éprouvée avec le corps.

Une réflexion connexe concerne l’étroitesse du cadre des cinq sens pour rendre compte de la manière dont les sensations corporelles participent à la création du sens, et du type de sensations qui y participent. R. Barbier note à ce propos : « La ‘sensibilité’ est approchée avant tout par des neurophysiologistes, en insistant sur les mécanismes sensori-moteurs. […] Psychologues, sociologues, psychosociologues, semblent rester à l’écart d’une investigation sur ce thème, mis à part ceux qui s’inscrivent dans le courant d’‘histoire de vie’. On cherchera en vain, en Sciences de l'éducation, une étude de fond sur la ‘sensibilité’. » (Barbier, 1997, p. 276). C’est justement une telle « étude de fond » qui est menée par les chercheurs du Cerap.

Comment comprendre, dans la recherche en formation d’adultes, d’une part l’ignorance de la modalité proprioceptive qui, comme son nom l’indique, est la modalité essentielle du rapport à soi et, d’autre part et plus largement, l’absence de vraie réflexion sur les moyens dont dispose un être humain pour se ressentir lui-même et pour ressentir en lui les effets, le reflet, de ses interactions avec le monde et avec autrui ?

Ces moyens ne sont pas nouveaux dans l’absolu ; ils existent dans la physiologie humaine ; de nombreuses pratiques, sur des modes différents, en explorent les possibilités, les formes d’expression, les impacts à divers niveaux de la vie du sujet. Ce qui serait nouveau serait d’ouvrir davantage le champ de la recherche à l’étude du rapport conscient à ces moyens et aux possibilités qu’ils offrent. Là encore, difficile de ne pas voir un lien entre le type de modalités perceptives prises en compte comme soutenant le rapport au sens et le type de sens étudié à l’arrivée : d’une certaine manière, on trouve ce que l’on cherche… Mais on peut aussi se demander si la réflexion théorique n’est pas ici limitée par une absence d’exploration expérientielle  directe du rapport au corps, de ses modalités, de ses effets[3].

C’est sans doute au niveau des méthodologies de l’exploration expérientielle, ciblées sur l’expérience sensible des sujets autant que sur celle du chercheur lui-même, que notre laboratoire de recherche se distingue dans le monde de la recherche en éducation et en formation. C’est à partir de l’ancrage dans ces méthodologies que le Sensible se dessine progressivement comme objet, comme posture, comme champ et comme paradigme de recherche.

Sur cette base, une caractéristique fondamentale qui émerge de nos recherches – en termes de résultats, mais aussi d’épistémologie – est probablement la nouveauté : nouveauté de l’expérience corporelle interne, nouveauté du sens émergeant de l’expérience, nouveauté des postures et manières d’être possibles qui s’en dégagent, pour la personne et pour le chercheur. Cette caractéristique nous paraît cruciale pour deux raisons : tout d’abord parce que c’est elle, en grande partie, qui donne au sens qui émerge son importance et sa valeur pour le sujet ; ensuite parce que c’est la nouveauté qui permet et ouvre le questionnement sur la dimension de création.

Cette dimension de création sous-tend la question du sens proprement dite : elle est ce qui ouvre à un nouveau rapport à son propre corps, plus intime, plus ressenti, plus éprouvé ; et, plus en amont encore, elle est ce qui autorise, via l’éveil du mouvement interne au sein de la matière corporelle, une autre faculté de sentir. Beaucoup de techniques permettent d’optimiser les ressources attentionnelles, de présence à son corps ou même de présence à soi ; le paradigme du Sensible ouvre à plus que cela : à une faculté, au sens physiologique du terme, qui s’éveille. Cette faculté s’applique ensuite autant au corps qu’au sens : elle ne se contente pas d’ouvrir la possibilité de ressentir son corps plus finement et, en quelque sorte, d’augmenter la quantité de sensations disponibles, donnant ainsi à la personne des informations supplémentaires à traiter sur le plan cognitif. Ce sont aussi et surtout la nature et la qualité des sensations disponibles qui changent : c’est un autre champ phénoménal qui apparaît, et qui comporte son propre univers de sens.

En formant les personnes à maîtriser des moyens concrets et clairs d’accéder de manière autonome à ces processus de création de sens, il nous semble poser un acte quasi politique d’autonomisation du sujet et contribuer ainsi au projet relevé par G. Pineau à propos du sens : « En publiciser le traitement, le démocratiser, est un des impératifs catégoriques de l’évolution actuelle de l’éducation. » (Pineau, 2005, p. 84).

Article extrait de l'ouvrage  collectif : "Chemin de formation : au fil du temps" . Universite de Nantes. Téraèdre . N°16 oct 201. pp 117-124


[1] La « matière », dans le vocabulaire somato-psychopédagogique, est un concept complexe, qui désigne l’ensemble des différents tissus du corps (musculaire, osseux, vasculaire, viscéral, etc.) quand ils sont perçus par le sujet sous la forme d’un matériau unifié, parce que son attention est posée non pas sur le tissu lui-même, mais sur son animation par le mouvement interne. Ce dernier étant identique dans tous les tissus du corps, les différences de structure organique s’effacent pour laisser place à la perception d’une sensation corporelle interne unique, sorte de ‘mouvance matiérée’.

[2] Cette organisation temporelle et spatiale a été formalisée progressivement au cours de ces dernières vingt cinq années. À ce sujet, voir notamment (Courraud-Bourhis 1999, 2005 ; Courraud, 2007).

[3] Le travail de et sur l’imaginaire apparaît ici comme une sorte de ‘voie de sortie’, efficace en tant qu’elle représente un mode d’approche du sens à part entière, fonctionnel dans sa spécificité et riche de productions ; mais ne répondant pas aux questions qui restent ouvertes sur la place et le rôle des sensations corporelles, en grande partie parce qu’il propose justement une sorte de ‘détournement’ du problème de la non conscience corporelle. Il est d’ailleurs remarquable de constater, dans l’autre sens, à quel point la prise en compte du corps reste absente des conceptions de la sensibilité imaginaire, tant au niveau des réflexions théoriques que des modalités pratiques de s’y ouvrir, alors même que le corps est reconnu aujourd'hui comme le lieu où se jouent toute émotion et toute résonance affective.

 

Eve Berger
Danis Bois

Informations de publication: 
in Martine Lani-Bayle, Bertrand Bergier (Dir.) Quelle reconnaissance du sujet sensible en éducation ? Chemin de formation n°16, pp. 117-124

Sources: 

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