La dynamique de recherche anticipation / émergence : approche catégorielle innovante du récit autobiographique d’une patiente ayant traversé l’épreuve du cancer

Nathy Bois-Huygues
Auteur(s) :

Danis Bois - Professeur agrégé, Docteur en sciences de l'éducation, Fondateur du CERAP

Professeur cathédratique invité de l'Université Fernando Pessoa, Psychopédagogue de la perception, Chercheur en sciences de l'éducation

Hélène Bourhis - Professeure auxiliaire invitée de l'UFP, Docteure en sciences de l'éducation, psychopédagogue, Directrice adjointe du CERAP

Docteur en sciences de l'éducation. Sous directrice du CERAP et professeure auxiliaire invitée de l'UFP

Ghislaine Bothuyne - Master en psychopédagogie perceptive de l’UFP

La construction d’une méthodologie de recherche s’inscrit nécessairement dans des concepts fondamentaux et des applications pratiques. Cette communication présente le modèle de la dynamique de recherche anticipation / émergence et le projet qu’il porte : comment articuler la dynamique anticipatrice avec la dynamique  créative  et émergente? Dans cette perspective, la notion d’anticipation ne renvoie pas seulement au fait de « prévoir », mais concerne aussi la dynamique de réciprocité créative qui s’instaure entre le chercheur et les données qu’il étudie. C’est à partir de cette dynamique que nous avons formulé les six étapes de la dynamique de recherche anticipation / émergence appliquée au récit de vie d’une étudiante qui a traversé l’épreuve du cancer. Notre propos ici ne vise pas l’analyse exhaustive du récit autobiographique en question, mais présente l’organisation et l’agencement des différentes étapes de l’analyse sous l’éclairage de la dynamique de recherche anticipation / émergence.

Mots clés : RECHERCHE QUALITATIVE, DYNAMIQUE DE RECHERCHE ANTICIPATION / ÉMERGENCE, HORIZON ÉPISTÉMOLOGIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE, SANTÉ, RÉCIT AUTOBIOGRAPHIQUE

Introduction et problématisation

La présente communication amorce une réflexion sur les aspects méthodologiques de la dynamique de recherche anticipation / émergence (Bois, 2011) mise en place dans le laboratoire du CERAP pour accompagner les étudiants de deuxième et troisième cycle universitaire dans le cadre de leur travaux de recherche.

Nous sommes conscients de dessiner une sorte d’esquisse de recherche à la fois subjective alimentée par l’intuition, l’imagination et le sensible et objective car résultant d’une pratique de la recherche ancrée dans les données selon un codifié bien campé. Le titre de notre communication : La dynamique de recherche anticipation / émergence : une approche catégorielle innovante et son application au récit autobiographique d’une patiente ayant traversé l’épreuve du cancer invite à explorer un axe épistémologique et méthodologique pragmatique et éthique. Pragmatique dans le sens  où l’intention est résolument orientée vers une démarche didactique facilitant la démarche de recherche de l’étudiant, lui procurant une sorte de guide pratique. Et éthique car elle soulève la problématique liée à la dynamique anticipatrice de la recherche qui est souvent opposée à tort à la dynamique créative. Cette problématique est souvent présente dans la recherche qualitative où la dynamique créative est valorisée et mise au centre de la recherche.

En choisissant de développer le thème de l’anticipation associée simultanément à la créativité, nous nous situons dans une étape préscientifique qui tente de répondre à la problématique : comment articuler la dynamique anticipatrice avec la dynamique créative et émergente?

La démarche anticipatrice est née de la préoccupation d’aider les étudiants en formation à la recherche à élaborer un mouvement de problématisation bien articulé rejoignant en cela le propos de Chevrier :

"La problématique fournit au lecteur les éléments nécessaires pour justifier sa recherche. En cela, elle constitue essentiellement un texte argumentatif présentant le thème de recherche, un problème spécifique se rattachant à une question générale et les informations nécessaires pour soutenir m’argumentation servant à justifier la recherche elle-même" (2003, p. 52).

Dans le prolongement de cette pensée, nous considérons que la recherche engage nécessairement une logique anticipatrice qui vient répondre en partie à la problématique de « l’errance épistémologique ».

Une autre problématique se posant à l’étudiant en formation à la recherche  concerne le choix  méthodologique  qu’il  doit   faire  parmi  la multiplicité des méthodes proposées. En effet, comme le souligne Van der Maren : « Nous avons besoin encore de clarifier les différences entre la trentaine de courants de recherche qui se réclame de l’étiquette recherche qualitative » (2009, p. 2). C’est un fait, la multitude des méthodes de recherche pousse parfois l’étudiant à faire un « bricolage épistémique et méthodologique » et l’on comprend  mieux  alors  cette  problématique  de l’« errance épistémologique » relevée chez certains étudiants. Face à cette situation, l’impression générale qui en découle est la nécessité de proposer une dynamique de recherche codifiée et anticipatrice où apparaîtrait l’étudiant dans ses choix, ses prévisions et ses stratégies.

Cependant, cette dynamique anticipatrice doit rester ouverte à l’émergence en devenant le socle d’où se détacheraient des propriétés émergentes fortes sur un fond théorique et expérientiel déterminé. Dans cette perspective, le chercheur confère à l’imagination un sens d’ouverture herméneutique :

C’est l’imagination qui est le don le plus important du chercheur. Imagination ne signifie naturellement pas ici une aptitude à se représenter n’importe quoi. Au contraire. L’imagination a une fonction herméneutique, elle est au service du sens de ce qui est digne d’être interrogé (Gadamer, 1982, p. 36).

Pour Gadamer, l’imagination n’est pas seulement prévision, mais relation de réciprocité qui s’instaure entre le chercheur et les données qu’il étudie. L’anticipation dans ce cas n’est pas chose arrêtée, mais chose en devenir, elle est le germe de la dynamique créatrice faisant du chercheur « un être de projet », mais aussi comme le suggèrent Paillé et Mucchielli, « un être en projet » (2008, p. 65).

Cette communication privilégie la dynamique de  recherche anticipation / émergence comme procédure méthodologique capable de donner une détermination structurante et une disposition aux émergences. Dans cette perspective « l’anticipation imaginaire » se doit de respecter la cohérence qui préside à toute recherche comme le proposent Martineau, Simard et Gauthier :

Imagination certes, mais imagination contrôlée!  D’abord  parce que le problème et la solution sont soumis aux règles et  aux normes d’un champ disciplinaire donné, ensuite parce que le problème et sa solution sont également soumis, de manière plus générale, aux règles de la logique et de la rationalité (2001, p. 9).

Nous avons choisi, dans cette communication, de privilégier  la dimension didactique de la dynamique de recherche anticipation / émergence parce qu’elle nous semble importante pour la pratique de la recherche. Ce projet a été bâti à partir de ma pratique d’enseignant (Danis Bois), confronté aux difficultés rencontrées par les étudiants en formation à la recherche, à partir de l’application de la dynamique de recherche anticipation / émergence à ma recherche doctorale (Hélène Bourhis) et sur la base de l’analyse de mon récit de vie (Ghislaine Bothuyne) dont la thématique porte sur « la confiance face à l’épreuve de la maladie ».

Nous présenterons respectivement le contexte d’application et le modèle de la dynamique de recherche anticipation / émergence, la dialectique anticipation/créativité, la notion d’horizon épistémologique et méthodologique, la construction des objectifs opérationnels, la création d’une grille classificatoire, la création d’énoncés phénoménologiques, et enfin l’analyse et/ou intrigue phénoménologique. Nous avons privilégié l’axe méthodologique de la dynamique de recherche anticipation / émergence délaissant du même coup la posture épistémologique, la formulation théorique et conceptuelle ainsi que la discussion critique.

Le contexte d’application

Le contexte de notre recherche est le département de psychopédagogie perceptive inséré aux sciences humaines et sociales de l’université Fernando Pessoa (Porto). Ce département est ouvert aux recherches portant sur l’éducation thérapeutique et son champ d’investigation répond à la tendance actuelle d’ouvrir aux usagers des espaces de parole ou d’écriture leur permettant de déployer une compréhension du sens de l’expérience de la maladie. Le propos de Gagnon va dans ce sens : « De multiples façons, le malade est aujourd’hui invité à témoigner de son expérience, à exprimer le bouleversement vécu et à faire connaître ses besoins » (2005, p. 648). C’est au sein d’un cursus de master en psychopédagogie perceptive que Bothuyne (2010) a rédigé un récit autobiogaphique de 80 pages retraçant sa traversée de l’épreuve du cancer.

Notre propos ici ne vise pas l’analyse exhaustive du récit en question, mais concerne la présentation de l’organisation et l’agencement des différentes étapes de l’analyse sous l’éclairage de la dynamique de  recherche anticipation / émergence. Dans ce contexte, nous présenterons les six premières étapes de la dynamique de recherche anticipation / émergence dans lesquelles seront insérés les illustrations pratiques de la méthode d’analyse appliquée au récit autobiographique qui aborde la place de la confiance face à l’épreuve du cancer.

Présentation du modèle de la dynamique  de  recherche anticipation / émergence

L’utilisation judicieuse d’un ensemble de méthodes qualitatives va bien sûr de pair avec une attitude d’ouverture. Selon Paillé et Mucchielli (2008), la pensée qualitative, si souple et plurielle soit-elle, doit être en perpétuel mouvement. C’est dans cet esprit qu’a été modélisée la  démarche  de  recherche anticipation / émergence qui allie l’anticipation et la créativité. Cette méthodologie générale de recherche vise à accompagner le jeune chercheur dans toutes les étapes de la recherche, depuis la formulation de la question de recherche jusqu’à la phase finale de l’interprétation des données.

Dans ce contexte, les termes « anticipation / émergence » désignent ce qui est relatif à l’avenir et vise de façon permanente l’horizon dans une logique relationnelle, tandis que le terme « dynamique » représente le déploiement processuel cohérent de la recherche où chaque étape est en lien avec la précédente et introduit l’étape à venir dans un mouvement amplificateur (Bois, 2011)

Dialectique Anticipation / Créativité

Comme nous l’avons précisé en introduction, il n’est pas simple pour l’étudiant de concilier le sens de l’anticipation avec la créativité dans la mesure où ces deux mouvements de la recherche peuvent apparaitre antinomiques. D’un côté, l’étudiant doit imaginer la dynamique de sa recherche en s’appuyant sur une toile de fond théorique structurelle visant l’horizon, et de l’autre il doit saisir les émergences qui se donnent en temps réel de son action de recherche.

Dans cette perspective, l’action anticipatrice vise à relever les potentialités et les éléments constitutifs de l’objet étudié avant même le contact avec les données et implique une capacité à entrevoir les différentes catégories à questionner. Si, par exemple, l’étude porte sur la notion d’enjeux : « quels sont les enjeux de…? ». Avant même le contact avec les données, le chercheur anticipera les différentes catégories qui sont nécessairement associées aux enjeux : « enjeux personnels », « enjeux sociaux », « enjeux professionnels », « enjeux éthiques », « enjeux relationnels », « enjeux existentiels », etc. Ou encore, si l’objet étudié est la confiance, le chercheur anticipera les catégories qui lui sont reliées à savoir la « confiance en soi », la « confiance en autrui », la « confiance d’autrui envers soi », la « confiance immanente » (la confiance en son propre vécu intérieur) et enfin, les « influences de la confiance ». C’est à partir de ces catégories anticipées que se déploiera un regard disponible du chercheur à la nouveauté.

Dans le cadre de certaines recherches, cette dynamique de recherche s’est avérée pertinente en tant que méthodologie de recherche reprenant, même si cela se situe dans un autre registre, la pensée de Martineau, Simard et Gauthier : "Ouvrir des questions porteuses; construire ou mettre en forme, proposer un nouvel arrangement qui donne à voir autrement, à penser l’inédit; réfléchir ou spéculer patiemment, circuler entre l’intuition vive et l’argumentation raisonnée; communiquer ou agencer les arguments en vue de persuader" (2001, p. 9).

La dynamique de recherche anticipation / émergence n’est pas éloignée de l’approche qualitative par questionnement analytique qui invite le chercheur à exercer son intentionnalité au contact des données : "Lorsqu’un chercheur aborde un corpus de données qualitatives avec l’intention de l’analyser, c’est qu’il veut savoir certaines choses. L’effort qu’il a consenti pour recueillir, avec toutes les précautions utiles, des observations nouvelles et des entretiens inédits et motivé par l’espoir de trouver réponse à ses questions de recherche par le biais du travail proximal avec le matériau empirique" (Paillé & Mucchielli, 2008, p. 141).

Notons que la dynamique de recherche anticipation / émergence étend cette posture à toutes les étapes de la recherche, le chercheur commence avec un cadre partiel de concepts locaux et généraux et imagine le processus de sa recherche avant de la mettre en forme sur le papier. Cette dynamique imaginaire est une séquence importante de la recherche.

L’horizon épistémologique et méthodologique

L’horizon épistémologique représente le fil conducteur reliant chacune des étapes entre elles en leur donnant à chaque fois plus de profondeur et d’amplitude. Ainsi, l’horizon commence dès la construction du titre de la thèse où doivent apparaitre les masses critiques de la thèse. Le sous-titre révèle parfois le terrain d’application, la population, la méthode d’analyse ou encore l’objet. Tandis que la question de recherche offre une amplitude supplémentaire dans la mesure où elle invite le chercheur à définir ce qui pose problème.

Dans ce contexte, la dynamique d’anticipation vise l’unité dynamique d’ensemble en lien avec le contexte d’interprétation se rapprochant du même coup des consignes de Paillé et Mucchielli : « Le contexte d’interprétation est pertinent lorsqu’il est en accord avec sa problématique, ses orientations de recherche  et  sa  sensibilité  théorique,  et  qu’il  est  en  prise  directe  avec  le matériau analysé » (2008, p. 255).  Rappelons  que  la  dynamique anticipation / émergence qui traverse toute les étapes de la recherche se situe en amont du contact avec le texte et mobilise chez le chercheur la capacité de relier chaque étape avec la précédente et avec ce qui advient.

Dans la Figure 1, la forme s’élargissant de la pointe vers la base de la pyramide symbolise la dynamique amplificatrice des données. Chaque étape ajoute une donnée supplémentaire situationnelle, théorique, interrogative et anticipatrice. Le point de départ fondamental est la flèche indiquant la dynamique anticipation / émergence qui représente la perspective imaginaire qui anticipe et relie les étapes de la recherche.

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Figure 1. Horizon épistémologique (Bois, 2011)

Illustration pratique de l'horizon épistémologique et méthodologique

Prenons l’exemple du titre et du sous-titre du mémoire de recherche de G. Bothuyne. Le titre et le sous-titre évoquent les axes d’investigations futurs. Ainsi, le titre, La confiance immanente dans l’épreuve du cancer, indique les trois masses critiques qui seront déployées : la confiance, le caractère immanent de l’expérience et la nature de l’épreuve, tandis que le sous-titre, Démarche autobiographique, renvoie à la posture épistémologique que le chercheur adoptera et à la méthode de recueil de données.

La formulation de la question de recherche : « En quoi et comment la confiance qui se donne dans la relation au sensible permet-elle de traverser l’épreuve de la maladie cancéreuse? » intègre les masses critiques annoncées dans le titre et le sous-titre tout en offrant de nouvelles perspectives en lien avec l’horizon épistémique et méthodologique. Ainsi, la question de recherche précise le caractère immanent de la confiance étudiée (la relation au sensible) et les trois orientations de la recherche : le processus (en quoi et comment?) les conditions (se donnent dans la relation au sensible), les effets (permet de traverser l’épreuve de la maladie cancéreuse).

Construction des objectifs opérationnels

Habituellement, à la suite de la formulation de la question de recherche le chercheur présente les objectifs généraux qui représentent le résultat visé par la question de recherche. Dans le contexte d’une dynamique de recherche anticipation / émergence, les étudiants sont invités à ajouter aux objectifs généraux, des objectifs opérationnels qui visent de façon dynamique et anticipatrice les angles de pénétration les plus pertinents pour répondre à la question de recherche.

Par la suite, les objectifs opérationnels orienteront de façon forte les étapes  suivantes de la recherche et notamment le guide d’entretien, le questionnaire, les consignes pour rédiger un journal et la grille classificatoire (qui seule fera l’objet de notre illustration pratique).

Illustration pratique de la construction des objectifs opérationnels

Il est important de commencer l’aventure méthodologique en développant des objectifs opérationnels qui constituent l’élément central et le fil conducteur de l’analyse catégorielle à venir. Dans le cadre de la recherche de G. Bothuyne, les objectifs opérationnels indiquent les angles de pénétration qui permettront de répondre à la question de recherche.

  • Analyser  mon  itinéraire  concernant  le  rôle  de  la  confiance  dans  la traversée de l’épreuve du cancer.
  • Identifier  les  caractéristiques  de  la  confiance  qui  se  donne  dans l’expérience du sensible.
  • Définir l’influence de cette confiance sur les difficultés rencontrées dans le parcours de la maladie.

La  logique  relationnelle,  qui  sous-tend  les  objectifs  opérationnels, reprend  les  éléments  cibles  de  la  question  de  recherche :  l’analyse  d’un itinéraire de maladie ainsi que les enjeux et effets de la confiance sur la gestion de la maladie. De plus, ils étendent les éléments cibles en y ajoutant le projet d’explorer les contours et les caractéristiques de la confiance qui se donne dans l’expérience du sensible afin de comprendre la nature de son influence. Par ailleurs, et c’est important, les objectifs opérationnels définissent les orientations de la structure de l’analyse classificatoire.

Création d’une grille classificatoire a priori

Après la phase de recueil de données, ici, un récit autobiographique, le chercheur est face à une épreuve : comment et sur quelles bases lancer la première phase d’analyse? Dans le cadre de la dynamique de recherche anticipation / émergence, le chercheur adopte une approche résolument catégorielle : « La catégorie se situe, dans son essence, bien au-delà de la simple connotation descriptive ou de la rubrique dénominative. Elle est l’analyse, la conceptualisation mise en forme, la théorisation en progression. » (Paillé & Mucchielli, 2008, p. 233). Pour ces deux auteurs, la catégorie emporte une destinée théorisante et conceptuelle : « Créer une catégorie, c’est déjà mettre en marche l’articulation du sens des représentations, des vécus et des événements consignés. » (Paillé & Mucchielli, 2008, p. 238).

Selon la logique relationnelle qui préside à la dynamique de recherche anticipation / émergence, les catégories commencent à poindre dès la thématique de la recherche, puis se précisent dans la question de recherche et les objectifs opérationnels pour se retrouver en première ligne dans la construction du modèle d’analyse des données et dans l’analyse phénoménologique (Bois, 2011). Au-delà de la forme qu’elle donne à voir, la catégorie permet d’accéder à la représentation théorique et conceptuelle de chacun des termes. Par exemple, le terme « confiance immanente » emporte avec lui une charge conceptuelle et théorisante et ne peut dans ce cas être assimilé à un thème ou à une rubrique.

Il convient de préciser que la grille catégorielle a priori se rapproche des grilles classiquement utilisées en recherche qualitative : « Chaque fois qu’une portion de témoignage semblera correspondre à l’une ou l’autre des catégories préconstruites, l’analyste devra appliquer la catégorie correspondante jusqu’à ce que se dégage un paysage d’ensemble » (Paillé & Mucchielli, 2008, p. 244).

Le chercheur évitera toutefois soigneusement « l’effet de clôture » (Paillé & Mucchielli, 2008, p. 245) qui pourrait être engendré par l’approche catégorielle a priori et devra s’ouvrir à la créativité sous la forme de catégories émergentes lorsque les données échappent à la construction anticipée. Dans cette dynamique d’analyse, l’abord du texte est ciblé sur les extraits qui sont en correspondance avec les catégories a priori. La crainte de la prophétie autoréalisatrice que pourrait susciter une telle approche (le chercheur trouve finalement ce qu’il cherche) n’est pas légitime ici. En effet, la dynamique anticipation / émergence non seulement n’empêche pas la création, mais elle la favorise dans la mesure où les données qui échappent à la construction anticipée prennent un relief particulier et s’extraient sous la forme d’émergences.

Illustration pratique de la construction de l’analyse classificatoire a priori

Reprenons notre exemple à l’aide du Tableau 1. La grille classificatoire a été élaborée par G. Bothuyne sur la base de ses objectifs opérationnels. Cette catégorisation servira de point de départ pour pénétrer le texte de façon non naïve et finalement ciblée sur les données sensées répondre à la question de recherche et aux objectifs opérationnels.

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Création d’énoncés phénoménologiques

Une fois l’analyse classificatoire opérée, l’analyse se poursuit par la construction d’énoncés phénoménologiques, dont le but est la mise en valeur par la saturation du sens contenu dans les extraits sélectionnés.

L’énoncé  phénoménologique  proposé  est  très  proche  de  l’énoncé phénoménologique présenté par Paillé et Mucchielli : "De façon plus précise et explicite que le thème, l’énoncé permet de résumer, synthétiser ou reformuler un extrait. Il nécessite une lecture attentive et respectueuse de l’essence du témoignage livré où de la logique propre aux événements rapportés" (2008, p. 14).

Cependant, l’énoncé phénoménologique prospectif possède ses propres caractéristiques dans la mesure où il s’applique sur un énoncé et non sur un extrait de texte et conserve un lien étroit avec le projet initial porté par les objectifs opérationnels qui présage l’analyse phénoménologique à venir. C’est à partir d’un seuil de saturation de chaque portion que le chercheur par essais successifs trouvera la formulation la plus opérationnelle pour préfigurer l’analyse phénoménologique cas par cas.

Illustration pratique de la création d'énoncés phénoménologiques

Parmi les trois catégories présentées par G. Bothuyne, nous avons choisi et avons pris l’exemple de la catégorie Itinéraire concernant le rôle de la confiance dans la traversée de l’épreuve du cancer. Les énoncés phénoménologiques prospectifs apparaissent en gras dans le Tableau 2.

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Analyse et/ou intrigue phénoménologique

La structure globale de l’analyse phénoménologique reprend les catégories et les énoncés phénoménologiques prospectifs et s’organise de la manière suivante :

  • Fiche signalétique du participant : prénom, sexe, âge et contexte;
  • Organisation générale de l’analyse phénoménologique structurée s’appuyant sur les catégories a priori et émergentes. Dans le prolongement de notre démonstration, l’organisation structurelle de l’analyse phénoménologique reprend les trois catégories : itinéraire concernant le rôle de la confiance dans la traversée de l’épreuve du cancer; caractéristiques de la confiance qui se donne dans l’expérience du Sensible1; influences de la confiance immanente sur les difficultés rencontrées dans le parcours de la maladie;
  • Organisation de l’analyse phénoménologique proprement dite : chaque séquence de l’analyse commence par une courte introduction (Exemple : Ghislaine rapporte dans son récit de nombreux passages relatant son…), suivi de l’énoncé phénoménologique (Exemple : histoire familiale et personnelle et son rendez-vous avec la maladie); puis de la retranscription de la donnée pure (entre guillemets et en italique) et de sa référence (entre parenthèses) (Exemple : « Mon père est décédé à 59 ans d’un cancer du péritoine, mon frère ainé lutte contre un cancer du poumon, il a 51 ans. Me voilà avec des handicaps supplémentaires » (G., l. 330-332).

Illustration pratique de l'analyse de l'intrigue phénoménologique

Ghislaine rapporte dans son récit de nombreux passages relatant son histoire familiale et personnelle et son rendez-vous avec la maladie : « Mon père est décédé à 59 ans d’un cancer du péritoine, mon frère ainé lutte contre un cancer du poumon, il a 51 ans. Me voilà avec des handicaps supplémentaires » (G., l. 330-332). Le décès de son père suite à un cancer et l’atteinte de plusieurs membres de sa famille de cette maladie lui donnent le sentiment d’être née sous une mauvaise étoile : « J’ai pris conscience que pour moi la vie ne pouvait être que difficile : je ne pouvais l’envisager autrement » (G., l. 1192- l194).

Par ailleurs, elle rapporte différentes réactions liées à la mise à l’épreuve de sa confiance à l’annonce de sa maladie et témoigne des enjeux de la confiance envers les acteurs de soin et notamment envers le médecin qui lui annonce sa maladie : « C’est son attitude dans les minutes qui suivent qui me précisa mon état, posant ses notes et les clichés, il fuit mon regard à plusieurs reprises : c’est donc bien ça! » (G., l. 101-103). « Ce qui n’avait pas été dit avait du coup un poids intolérable » (G., l. 106). Dès lors, Ghislaine décrit un ensemble de réactions psychiques en lien avec la perte de confiance lorsqu’elle est confrontée au diagnostic : « Ces trois mots (cancer du rein) ont un poids incommensurable, beaucoup trop lourd pour ma petite personne » (G., l. 115-116); puis elle rapporte l’état de choc et d’effondrement qui l’anime à ce moment-là : « Je suis dans un état de choc, d’effondrement suite au diagnostic… je suis paumée, j’ai besoin d’aide » (G., l. 171-173). Aux réactions psychiques s’ajoute l’expression somatique de la  perte  de confiance face au caractère anxiogène de la maladie : « Cette chose qui peu à peu me gagne : la peur…la peur au ventre » (G., l. 69-70); ou encore : « Je sens mon diaphragme se resserrer et ma respiration devenir difficile » (G., l. 375-376).

Intrigue phénoménologique

Au final, l’ensemble des énoncés phénoménologiques est regroupé et mis en intrigue dans un récit phénoménologique. Son but est la synthèse et la mise en valeur des résultats de cette phase d’analyse.

L’écriture doit être fluide et garder son caractère descriptif et oral. L’analyse phénoménologique est validée lorsqu’en l’absence des portions de témoignages des participants, la cohérence reste et que l’intrigue apparaît en respectant la ligne chronologique du témoignage, voire même en la reconstruisant selon une dynamique argumentative. L’analyse unifie les données en explicitant les contenus implicites, offrant alors un mouvement interprétatif de haut degré de compréhension. Cette étape de la recherche annonce le mouvement herméneutique qui ne sera pas développé ici.

Illustration pratique de l'intrigue phénoménologique

Ghislaine rapporte dans son récit de nombreux passages relatant son histoire familiale et personnelle et son rendez-vous avec la maladie. Le décès de son père suite à un cancer et l’atteinte de plusieurs membres de sa famille de cette maladie lui donnent le sentiment d’être née sous une mauvaise étoile.

Par ailleurs, elle rapporte différentes réactions liées à la mise à l’épreuve de sa confiance à l’annonce de sa maladie et témoigne des enjeux de la confiance envers les acteurs de soin et notamment envers le médecin qui lui annonce sa maladie. Dès lors, Ghislaine décrit un ensemble de réactions psychiques en lien avec la perte de confiance lorsqu’elle est confrontée au diagnostic, puis elle rapporte l’état de choc et d’effondrement qui l’anime à ce moment-là. Aux réactions psychiques s’ajoute l’expression somatique de la perte de confiance face au caractère anxiogène de la maladie.

En guise de conclusion : vers une pratique phénoménologique

La dynamique de recherche anticipation / émergence constitue un nouvel apport aux méthodologies de recherche qualitatives déjà existantes. À travers cette communication, nous avons souhaité ouvrir le débat sur les enjeux méthodologiques qui différencient la capacité de prévoir et celle d’anticiper. Dans cette perspective, « prévoir » emporte l’idée d’une intention linéaire qui vise un objectif donné, tandis que « anticiper » renvoie à la capacité d’annoncer un ensemble de possibles tout en restant ouvert aux émergences. C’est dans cette dynamique qu’est abordée la formulation des objectifs opérationnels qui constituent le cœur de cette méthodologie. En effet, dans ce contexte, les objectifs opérationnels présagent et préfigurent l’approche catégorielle de l’analyse et représentent un condensé du thème de la recherche, du sous-titre et de la question de recherche. Nous avons déployé les six étapes de la dynamique de recherche anticipation / émergence. Les deux premières concernent l’horizon conceptuel général de la recherche et les quatre autres appartiennent à la praxis qui conduit vers l’horizon méthodologique.

Recourir à une modélisation anticipatoire et émergente, du moins c’est notre souhait, permet à l’étudiant en formation à la recherche de s’appuyer sur des repères méthodologiques qui facilitent la dynamique de sa recherche.


Note

1 Le Sensible renvoie à des vécus corporels, lieu d’émergence incarné de connaissances et de savoirs spontanés et non réfléchis avec lesquels se décline une dynamique de réciprocité entre le senti et le pensé par le médiat de la perception (Bois & Austry, 2007). Les vécus du Sensible ont été répertoriés donnant lieu à la spirale processuelle du rapport au corps Sensible (Bois, 2007).

Danis Bois
Hélène Bourhis
Ghislaine Bothuyne

Informations de publication: 
RECHERCHES QUALITATIVES – Hors Série – numéro 15 – pp. 116-131

Sources: 

Bois, D. (2007). Le corps sensible et la transformation des représentations chez l’adulte : vers un accompagnement perceptivo cognitif à médiation du corps sensible (Thèse de doctorat inédite). Université de Séville, Espagne.

Bois,   D.   (2011).   Les   leçons   sur   le   Sensible.   Leçon   N°6.   Repéré   à http://danis.bois.free.fr

Bois, D., & Austry, D. (2007). Vers l’émergence du paradigme du sensible.

Réciprocités, 1, 1-17.

Bothuyne, G. (2010). La confiance immanente dans l’épreuve du cancer. Démarche autobiographique (Mémoire de Mestrado inédit). Université Fernando Pessoa, Porto.

Chevrier, J. (2003) La spécification de la problématique. Dans G. Benoît (Éd.), Recherche sociale : de la problématique à la collecte des données (pp. 51- 84). Ste Foy : Presses de l’Université du Québec.

Gadamer, H.- G. (1982). L’art de comprendre : herméneutique et tradition philosophique. Paris : Aubier.

Gagnon, G. (2005). Figure de la plainte : la douleur, la souffrance et la considération. Médecines/sciences, 21(6-7), 648-651.

Martineau, S., Simard, D., & Gauthier, C. (2001). Recherche théorique et spéculative : considérations méthodologiques et épistémologiques. Recherches qualitatives, 22, 3-32.

Paillé, P., & Mucchielli, A. (2008). Analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris : Armand Collin.

Van  der  Maren,  J.- M.  (2009,  Juin).  La  recherche  qualitative,  instruments stratégiques  d’émergence  d’une  discipline  « éducation ».  Actes  du  2e colloque  international  francophone  sur  les  méthodes  qualitatives, Lille. Repéré à http://www.trigone.univ- lille1.fr/cifmq2009/data/CIFMQ%202009%20van%20der%20maren.pdf

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