L'association pour la pensée complexe, la commission nationale française pour l’Unesco, le Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, l'ESSEC et le Réseau Canopé ont organisé fin 2016 le Congrès mondial pour la pensée complexe, qui s'est tenu à l'UNESCO les 8 et 9 décembre 2016. Béatrice Aumônier y a contribué par un très bel article sur les outils du Sensible permettant d'éduquer à une pensée complexe, réflexions issues de sa thèse doctorale au CERAP et prolongeant les applications de ses recherches dans le champ de l'éducation. Cet article est téléchargeable sur le site du congrès à la rubrique "contributions". Il est également joint en pied de la présente page.
Résumé de l'article
Les sociétés occidentales, en perte de repères et de sens, souffrent d’un problème majeur, celui de « l’intelligence aveugle » (Morin, 2005) due à une pensée conceptuelle hypertrophiée et spécialisée qui fragmente les connaissances et les différents aspects de la vie. Un changement de paradigme en matière de pensée et d’éducation paraît incontournable pour affronter les défis du XXIe siècle. Ma thèse interroge en quoi l’expérience vécue et complexe du Sensible peut favoriser l’émergence d’autres modalités de pensée visant à une meilleure connaissance de soi, d’autrui et à davantage de compréhension et d’ouverture sur le monde.
Quelques extraits des développements proposés
De la nécessité de penser autrement pour aborder les grands problèmes du XXIe siècle
"la formation de citoyens épanouis, conscients des problématiques du monde et, capables de penser par eux-mêmes tout en intégrant les valeurs de la société, suppose un modèle éducatif où la pensée sensible s’associe de manière harmonieuse à la pensée scientifique et conceptuelle. Cela requiert une ouverture de la part des institutions scolaires et universitaires afin que les dimensions de la pensée esthétique et sensible soient davantage développées dans les programmes éducatifs. Une expérimentation pédagogique innovante est d’ailleurs en cours à Bordeaux, au LEM, lycée expérimental intégré à l’éco-système Darwin."
La pensée à l’épreuve du Sensible : une expérience perceptivo-cognitive complexe fondée sur le sens interne, vectrice d’autres modalités de pensée
"La frontière entre mode du penser et mode du sentir s’avère en fait mouvante. Descartes (2002) associe, de manière inattendue, les verbes penser et sentir : « Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser » (p. 40). Descartes assimile la pensée à la conscience, qui relève pour lui de l’âme, substance pensante nettement séparée du corps. Destutt de Tracy dans son Mémoire sur la faculté de penser associe plutôt les notions de conscience et du sentir. Il considère la pensée comme une « capacité à recevoir des modifications, des impressions et à en avoir la conscience » (1992, p. 69). Selon lui, « le mot pensée est mal fait » (Ibid.), trop restrictif et donc il y adjoint la notion de perception : « percevoir des sensations, des souvenirs, des désirs sont aussi des effets de notre faculté de penser : j’aimerois mieux qu’on la nommât du nom plus général perceptivité ou faculté de percevoir.» (Ibid.) Ce point de vue sur la pensée dans son rapport à la perception introduit une dimension sensible de la pensée. Selon Destutt, parmi les facultés qui composent la faculté de penser « la sensibilité est la première partie de la pensée » (Ibid., p. 75) et particulièrement, la faculté de percevoir des sensations, desquelles naîtront toutes les connaissances. Ces sensations proviennent de l’intérieur du corps selon Destutt qui introduit aussi la notion d’éprouvé comme modalité de discrimination du sentir. Ainsi, la faculté de penser paraît indissociable de la faculté de percevoir et c’est à partir de ces deux modalités que s’instaure le rapport à la connaissance. Maine de Biran (2005) partage également ce point de vue à travers la notion d’aperception immédiate. Le philosophe procède à une analyse rigoureuse des faits primitifs par le sens interne ou tact intérieur dans son Journal qui permet de se percevoir à la fois sujet sentant et pensant au coeur d’une expérience. Merleau-Ponty (1945) propose une compréhension nouvelle prenant en compte la subjectivité incarnée de l’être humain. Selon lui, « la perception est la pensée de percevoir » (p. 47) qui fonde la connaissance avant tout jugement. Cette modalité de la perception phénoménologique a constitué le point de départ de ma recherche sur la pensée qui se donne et ses modalités à l’épreuve de l’expérience du Sensible.
Le Sensible désigne donc pour partie la modalité perceptive par laquelle un sujet accède lors d’une expérience aux informations délivrées dans et par son corps. L’enjeu est de développer une acuité perceptive par une rupture avec les habitus perceptifs et moteurs en proposant aux apprenants des situations inédites qu’ils n’auraient pu concevoir avant d’en faire l’expérience ; Ces cadres d’apprentissage expérientiels, qui enrichissent la perception et sollicitent simultanément la réflexion du sujet, utilisent plusieurs instruments dont, l’introspection sensorielle, propice à l’éclosion d’une forme de pensée renouvelée qui émerge du rapport que la personne établit avec elle-même via sa perception, son corps, ses pensées. « Cette nature d’introspection va au-delà de la seule sollicitation des organes des sens pour s’étendre à la mise en action du sujet percevant, ressentant, pensant et actant. » (Bourhis & Bois, 2010, p. 2)