Il n’y a pas eu, à ma connaissance, de travaux sur les interactions entre les pratiques de la somato-psychopédagogie (Bois, 2006, 2007 ; Berger, 2006) et les compétences de leadership chez l’individu à l’heure actuelle. Le travail le plus proche est peut-être le mémoire de master d’Odile Badiano (2011) sur la réciprocité actuante en groupe.
Pourtant, en tant que responsable appelé à exercer son leadership dans différents contextes (entreprise, université, association) et homme en cheminement de sens et de soi pour qui les pratiques du Sensible ont été et sont importantes, je ressens des interactions significatives entre ces deux univers.
Je souhaite effectuer un retour sur les compétences de leadership que je sens avoir développées dans ces sept dernières années, période de ma vie durant la quelle j’ai découvert et pratiqué régulièrement les exercices de la somato-psychopédagogie. Je n’ai pas ici de prétention de généralisation, mais seulement de poser un témoignage subjectif qui peut éclairer de futures pistes de recherche et des questionnements individuels. Mais qu’est-ce que j’appelle pratiquer dans ce cadre ? Ce fut pour moi le fait de participer à des ateliers d’apprentissage et d’approfondissement des concepts et techniques, de participer à ou d’animer un groupe de gymnastique sensorielle (Noel, 2001 ; Eschalier 2009) et d’introspection (Bourhis & Bois, 2010), de recevoir et de pratiquer la relation d’aide manuelle, de méditer et de pratiquer la gymnastique sensorielle seul, et d’écrire mon journal. Mais c’est aussi retrouver cet état de présence à soi dans les actions et interactions de tous les jours, et par-là même de bonifier ces actions et interactions. Ai-je atteint ce chiffre de dix milles heures que certains avancent pour la maîtrise une pratique ? Non, j’en suis loin, mais je pense y avoir consacré de l’ordre de deux ou trois milles heures, et donc pouvoir donner le témoignage de l’amateur éclairé.
Ainsi, durant ces dernières années, je crois avoir développé, et je crois continuer à développer, une compétence à percevoir et décoder ce qui se passe en moi, et ce sur plusieurs dimensions (corps, pensées, émotions, intuition). Ces informations sont passées du statut d’imperçu au statut perçu, pour reprendre un concept de la somato-psychopédagogie (Bois & Austry, 2007). Nous retrouvons ici ces compétences de conscience de soi importante pour le leadership, de perception de sa harpe personnelle comme écrit Heifetz (1994).
Je crois avoir développé une capacité à faire une pause dans un processus pour rompre les enchaînements inconscients et répétitifs, et pour laisser la place à un nouveau possible. Ces points d’appui, pour reprendre un concept de la somato-psychopédagogie, donnent l’opportunité dans l’action collective d’une prise de recul et d’une nouvelle orientation de l’action. Heifetz à nouveau parle d’utiliser un bouton pause en cas de situation non-satisfaisant dans un groupe.
Je crois avoir développé une capacité de penser en ‘et’ plutôt qu’en ‘ou’. Morin souligne l’importance de cette compétence quand on agit dans la complexité, mais dont la pédagogie en est difficile. Ce concept de « chiasme » de Merleau-Ponty (1964) revisité par la somato-psychopédagogie, où la richesse se donne à la rencontre des oppositions apparentes, est un outil clé du leadership systémique, tel que posé par Senge (1992).
Je crois avoir développé une capacité à écouter mon intuition de façon plus fine, et de façon consciente, c’est-à-dire en relation avec mes autres processus internes (raison, émotions, action, parole…). Cette conscience de possibles nouveaux et fluides, ce lien à l’advenir dirait-on en somato-psychopédagogie (Bois, 2009), permet à certaines occasions d’intégrer cette source de créativité à l’action collective en temps réel. Nous pouvons rapprocher cette capacité de la présence de Scharmer (2009).
Je crois avoir développé une capacité à être en relation profonde et dans l’interaction avec l’autre, ce que la somato-psychopédagogie appelle la réciprocité actuante. J’ai développé dans ce cadre une capacité d’écoute de l’autre, du groupe et de la situation d’une façon explicite. Nous touchons ici les compétences d’écoute et d’empathie du leadership, comme le souligne Boyatzis (2005).
Je crois avoir développé un souci et un espoir incarné du développement de chaque individu, un respect infini de la singularité de chacun. Ces compétences que j’ai touchées auprès d’experts de la relation d’aide sont au cœur de l’action de leadership et en particulier du déploiement de l’intelligence collective.
Enfin, je crois avoir développé une confiance en moi plus ancrée et plus profonde, par une attention consciente, éduquée et signifiante à mon corps et à mes perceptions.
En parallèle, ces nouvelles compétences ont généré de nouvelles tensions dans l’exercice du leadership. La sensibilité plus grande aux êtres et aux évènements, en plus de toute la richesse qu’elle apporte et que j’ai relaté ci-dessus, rend la confrontation à la violence, explicite ou implicite, ou à la résistance au changement plus difficile à supporter. L’exigence de qualité de relation peut parfois provoquer paradoxalement un désengagement de la relation, quand cette exigence n’est pas l’attente de l’autre ou du groupe, voire parfois n’est même pas concevable. Dans mon expérience actuelle, ces tensions pointent autant de lieux de développement personnel, soit quant au sens que peut avoir une situation pour moi, amenant à un choix plus conscient, soit quant à mes angles morts dans la vision de la situation, amenant à un nouveau travail de conscience.
Je souhaiterais à ce stade lever deux incompréhensions possibles. Tout d’abord sur le mot leadership. Ce n’est pas juste une question d’action dans une entreprise ou une autre organisation. C’est pour moi la question plus large d’un agir collectif pertinent : pour quoi et comment apporter ma pierre dans les actions collectives de notre société auxquelles je participe. Ensuite, sur la compréhension de la transformation en somato-psychopédagogie : on pourrait ici la comprendre juste comme une collection de pratiques qui ont un impact sur un ensemble de compétences de leadership. Ce serait omettre ce qui est pour moi le cœur l’approche de la somato-psychopédagogie, sa singularité : toutes ces pratiques prennent leur source dans une racine commune, qui est une qualité de relation à soi et au monde selon une modalité appelée ‘Sensible’ (Bois & Austry, 2007). C’est par le levier de cette expérience nouvelle, éducable et signifiante que ces exercices ont à mon sens un impact tout particulier.
Ainsi, pour revenir à la thèse présentée dans ce numéro, je crois que la somato-psychopédagogie a son rôle à jouer dans la création de ces nouveaux systèmes d’exercices de soi pour développer les compétences de leadership. Qu’en fait, elle y participe déjà de façon implicite par l’impact des individus qui grandissent à son contact, et qu’il serait intéressant de mettre à jour et d’affiner comment elle peut participer à une pédagogie explicite du leadership, et déployer ainsi son potentiel au sein d’un monde qu’elle touche sans doute encore trop peu aujourd’hui, celui des organisations humaines.