Quand Alcibiade demanda à Socrate comment devenir un bon responsable dans la cité, un homme d’état, ce dernier lui répondit qu’il doit d’abord se connaître lui-même et prendre soin de lui-même. Il l’invita pour cela à un travail sur soi de philosophe : « Il faut donc que tu acquières d’abord de la vertu, toi et tout autre homme qui veut commander et soigner non seulement sa personne et ses intérêts privés, mais aussi l’État et ce qui appartient à l’État. » (Platon, Alcibiade, §30).
Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons souhaité ici réinterroger dans notre contexte contemporain cette invitation de Socrate : en quoi un travail sur soi explicite peut-il participer au développement du leadership ? Ce questionnement est à la fois intemporel et profondément d’actualité. Les enjeux de nouvelles formes de leadership face aux nouveaux défis de notre monde contemporain sont régulièrement posés (Heifetz, 1994 ; Morin, 2000 ; Kofman, 2009), mais la question de comment développer ces nouvelles formes est traitée jusqu’à aujourd’hui de façon allusive.
Pour notre article, nous avancerons en quatre étapes. Tout d’abord nous poserons le contexte, en brossant d’abord un tableau des compétences importantes du leadership selon quelques méta-études sur le sujet, pour ensuite en dégager l’importance des compétences de soi, telles que la confiance en soi, la conscience de soi et l’engagement. Puis nous préciserons la notion d’exercices de soi explicites comme un outil important dans le travail sur soi. Nous interrogerons alors certaines approches actuelles du leadership pour recenser en quoi elles proposent ce type d’exercices. Enfin nous ouvrirons le champ d’une réflexion sur de nouveaux systèmes d’exercices, au service du développement d’un leadership plus adapté aux défis de notre époque.
Les compétences du leadership et leur développement
Comment puis-je bien agir dans un collectif confronté à un enjeu de changement ? Voici une question concrète pour individu en situation de leadership. Dans cet article, nous prendrons le terme de leadership au sens large, tel qu’il a pu être défini par Bass et Stogdill (1990) : « Le Leadership est une interaction entre les membres d’un groupe. Les leaders sont les agents du changement, des personnes dont les actes affectent d’autres personnes plus que ne les affectent les actes de ces autres personnes. Le leadership apparaît quand un melmbre du groupe modifie les motivations ou les compétences des autres membres du groupe. (…) N’importe quel membre du groupe peut prendre en charge une certaine quantité de leadership. »[i] Nous qualifierons un leadership d’efficace s’il provoque un mouvement dans le meilleur intérêt à long terme pour le, ou les, groupes (Kotter, 1998).
Nous avons recensé les compétences du leadership en nous basant sur quatre sources : la méta-analyse de plus de 3000 livres et articles sur le leadership de Bass et Stogdill (1990), les compétences développées dans vingt programmes universitaires de leadership (Zimmermann-Oster & Burkhardt, 1999), les travaux sur le développement du leadership dans les collèges américains (Dugan & Komives, 2007) et les compétences émotionnelles du leadership mesurées dans le test ECI (Goleman et Boyatzis, 2002 ; Boyatzis et Sala, 2004).
Nous avons ensuite catégorisé (tableau 1) ces compétences selon deux familles, qui s’avèrent d’importance égale : celles qui concernent la relation à l’autre et celles qui, bien que pouvant avoir un impact important sur la relation, sont des compétences internes à l’individu qu’il peut exercer en dehors de tout contexte social. Nous avons nommé ces dernières les compétences de soi, et avons noté trois sous-catégories significatives, que nous avons appelées les compétences de confiance en soi, de conscience de soi et d’engagement.
Si l’on se réfère aux sujets de formation classiques dans les organisations, telles que marketing, organisation, stratégie, la référence explicite au développement de ces compétences de soi comme cœur du processus de formation est une singularité du leadership.
Tableau 1. Les compétences du leadership
Main sub-categories of ‘Competences of the self’: (1): self-confidence; (2): self-awareness; (3): commitment
Étant donné l’importance des compétences de soi qui ressort dans ces études, il est légitime de se demander comment les développer. Les programmes de développement du leadership apportent une première réponse via leur principales modalités (Bass, 1990 ; Zimmerman-Oster, 1999 ; Day, 2001) : en salles de formation, par des exposés, des études de cas, des jeux de rôles, des prises de conscience via des tests, la réflexion sur des activités extérieurs ; ou bien dans le contexte de l’activité professionnelle, par l’évaluation à 360°, le coaching, le changement de poste, le mentoring et l’action-learning. Mais ces compétences font aussi l’objet d’une réflexion pédagogique poussée dans des domaines tels que la psychologie, le développement personnel, la spiritualité ou la philosophie. Peut-on trouver dans ces domaines des modalités différentes et pertinentes de formation de ces compétences de soi ?
La philosophie grecque, système d’exercices pour développer des compétences de soi
Commençons par un détour historique. Socrate propose, dans la citation d’Alcibiade rappelée plus haut, de développer la vertu pour être capable d’exercer des responsabilités dans la cité. La vertu chez les grecs est cette force d’âme qui permet d’accomplir ce que nous devons accomplir dans notre vie, s’appuyant entre autre sur les cinq vertus principales qui sont pour Platon le courage, la modération, la justice, la sagesse et la piété.
Pour développer ce type de compétences, Platon suggère la voie du philosophe. Mais philosopher à cette époque est un mode de vivre et pas seulement un discours théorique sur la façon de vivre. Comme le souligne Hadot, la philosophie antique « ne consiste pas dans l’enseignement d’une théorie abstraite, encore moins dans une exégèse de textes, mais dans un art de vivre, dans une attitude concrète, dans un style de vie déterminé, qui engage toute l’existence. L’acte philosophique ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais aussi dans l’ordre du ‘soi’ et de l’être : c’est un progrès qui nous fait plus être, qui nous rend meilleurs » (Hadot, 2002, p. 22).
Et comment pratiquer ce mode de vivre visant la transformation de soi : en s’exerçant. Foucault (1988) fait référence ainsi aux « technologies de soi », « des technologies qui permettent aux individus d’effectuer, par leurs propres moyens ou avec l’aide d’autres personnes, un certain nombre d’opérations sur leur propre corps et leur esprit, leurs pensées, leurs comportements et leurs façons d’être, afin de se transformer soi-même pour atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité. »[ii] Hadot parle d’exercices spirituel, pour « bien faire entendre que ces exercices sont l’œuvre non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu » (2002, p. 21). Plus loin, il en souligne le caractère existentiel : « (…) ces exercices veulent réaliser une transformation de la vision du monde et une métamorphose de l’être. Ils ont donc une valeur, non seulement morale, mais existentielle. Il ne s’agit pas d’un code de bonne conduite, mais d’une manière d’être au sens fort du terme. » (Ibid., p. 77). Enfin, Rabbow (1954) fait référence chez les grecs à des exercices moraux : « Par exercice moral, nous désignons une démarche, un acte déterminé, destiné à s’influencer soi-même, effectué dans le dessein conscient de réaliser un effet moral déterminé ; il vise toujours au-delà de lui-même, en tant qu’il se répète lui-même ou qu’il est lié, avec d’autres actes, dans un ensemble méthodique. ».
Ces exercices, qui doivent être pratiqués régulièrement, sont par exemple chez les stoïciens : « Tout d’abord l’attention, puis les méditations, et les souvenirs de ce qui est bien, ensuite les exercices plus intellectuels que sont la lecture, l’audition, la recherche, l’examen approfondi, enfin les exercices plus actifs que sont la maîtrise de soi, l’accomplissement des devoirs, l’indifférence aux choses indifférentes. » (Hadot, 2002, p. 26).
En synthèse, pour la philosophie grecque, c’est par la pratique régulière d’exercices philosophiques que l’homme peut viser une transformation de soi en développant des compétences de soi propres à exercer un leadership pertinent.
Les exercices revisités : la notion de systèmes d’exercices de soi explicites
Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à cette notion d’exercices ? Tout d’abord parce que c’est un mode courant pour développer des compétences, mais qui est finalement peu utilisé dans le domaine du leadership aujourd’hui. Pour apprendre à jouer d’un instrument de musique, un étudiant s’exerce. Ericsson a montré que pour atteindre un haut niveau d’expertise dans certains domaines, plus que la prédisposition génétique, et plus que l’expérience acquise de façon indirecte dans les activités quotidiennes, c’est la pratique délibérée sur le long terme qui est le plus efficace pour développer une performance de haut niveau. Il définit cette dernière comme « des activités inventées avec comme objectif premier de maitriser et d’améliorer les habiletés » (Ericsson, 1993, p. 367), et il montre l’importance d’un long temps de travail de l’ordre d’un dizaine d’années pour atteindre des performances d’exception : « Nous envisageons la performance de haut niveau comme le produit d’une dizaine d’années, voire plus, d’efforts maximum pour améliorer la performance dans un domaine précis grâce à la distribution optimale de la pratique délibérée. »[iii] (Ibid., p. 400). De nombreuses études soutiennent cette idée, études réalisées dans de nombreux domaines comme la musique, les échecs, le sport, les mathématiques, la physique, et la résolution de problèmes. Il serait donc intéressant d’interroger si des pratiques délibérées peuvent permettre le développement de compétences de leadership.
Goleman (2000) souligne aussi l’importance de la répétition sur une durée significative dans l’acquisition des compétences émotionnelles, du fait même du fonctionnement de notre cerveau : « Pourquoi améliorer les compétences d’intelligence émotionnelle prend-il des mois plutôt que des jours ? Parce que les centres neuronaux de l’émotion sont mobilisés et pas seulement le néocortex. Le néocortex, le cerveau pensant qui apprend les habiletés techniques et cognitives pures, peut apprendre très rapidement, au contraire du cerveau émotionnel. Pour maitriser un nouveau comportement, les centres de l’émotion ont besoin de répétition et de pratique. »[iv]
Enfin, Sloterdijk donne un rôle central aux exercices, qu’il définit comme « toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu’à l’exécution suivante de la même opération, qu’elle soit ou non déclarée comme exercice » (Sloterdijk, 2011, p. 15), dans l’évolution de l’espèce humaine. La vie est ainsi composée d’exercices, de répétitions, qui permettent la stabilité de notre être. Nous sommes esclaves de beaucoup de ces exercices quand ils sont inconscients, que ce soit des émotions, des habitudes ou des opinions. Sloterdijk souligne de plus l’importance du caractère explicite de certains exercices dans la transformation humaine : « Seuls les hommes s’exerçant ouvertement élèvent explicitement le cercle ascétique de l’existence au niveau de la visibilité. Ils créent les relations autoréférentielles qui engagent l’individu à participer à sa subjectivation. » (Ibid., p. 161).
Nous utiliserons par la suite la notion d’exercice de soi explicite, que nous définirons comme une répétition d’actions visant à stabiliser ou améliorer une compétence individuelle (exercice), destiné à se transformer soi-même (de soi) et réalisée consciemment dans cette finalité (explicite). Nous soulignons ici l’importance de la répétition : il ne s’agit pas d’un exercice de prise de conscience réalisé une fois, mais d’un exercice d’entrainement d’une compétence qui se répète, s’affine, potentiellement sur des années. En effet, une des difficultés du développement du leadership est non pas d’être conscient d’une compétence pertinente, mais de savoir mettre en œuvre cette compétence de façon répétée dans un contexte complexe et difficile où se mêlent souvent entre autres enjeux significatifs, tensions et émotions.
Ainsi certaines écoles de la philosophie grecque peuvent être considérée comme un système d’exercices de soi explicites (Hadot, 2002), au même titre par exemple que les ascèses chrétiennes (Foucault, 1988), le yoga (Eliade, 1954 ; Iyengar, 1995), la philosophie bouddhiste (Ricard, 2003), la somato-psychopédagogie (Bois, 2006, 2007 ; Berger, 2006) ou la psychanalyse (Allouch, 2007).
Par exemple le yoga, qui vise « un développement et une amélioration personnels sur le plan physique, mental, affectif et spirituel » structure son système d’exercices en « huit étapes ou aspects appelés yama, niyama, asana, pranayama, pratyahara, dharana, dhyana et samadhi » (Iyengar, 1995, p. 27). Niyama et yama regroupent les règles morales, commandement et interdits, à suivre pour le bien de l’individu et de la société. Asana est la pratique des différentes postures du corps, pranayama la pratique du souffle, pratyahara est apprendre à faire taire ses sens, ou à les concentrer sur l’intérieur de la personne. Dharana est une pratique sur l’attention et la concentration. Enfin dhyana et samadhi sont les aspects de méditation plus profonde. Chacune de ces étapes est une famille d’exercices codifiés qui demandent un entraînement régulier pour porter leurs fruits.
Comme le note Sloterdijk, ces systèmes d’exercices ont « fait sécession » depuis plus de 2000 ans. C’est-à-dire qu’ils existent dans un monde d’exerçants, experts qui volontairement ne sont pas, ou peu, reliés au monde commun. En parallèle, avec l’émergence de la notion de sujet autonome dans notre civilisation, de nouvelles formes d’exercices plus ou moins explicites emplissent le monde commun, tels que le fitness ou le jogging. Le choix de ces nouvelles formes est-il conscient et pertinent ou plutôt le balbutiement de formes nouvelles d’exercices qui sont aujourd’hui appelée à se nourrir des formes anciennes des exerçants en sécession ? C’est pour Sloterdijk la question éthique fondamentale : « La vie éthique originelle est réformatrice. Elle veut toujours échanger la mauvaise répétition contre la bonne. » (Ibid., p. 579). Pour ce, il propose de ré-actualiser les formes anciennes de vie en exercices : « Le temps est venu de rappeler toutes les formes de la vie en exercice, qui ne cessent de libérer des énergies salvogènes, même si l’élévation métaphysique, dont elles étaient prisonnières au début, sont tombées en déchéance. Il faut vérifier la possibilité de réemployer des formes anciennes et en inventer de nouvelles. » (Ibid., p. 629).
Nous pouvons nous approprier cette injonction de Sloterdijk en l’appliquant à notre question du leadership. Pouvons-nous enrichir les exercices actuels naissant d’exercices anciens pour déployer de nouveaux systèmes adaptés au développement du leadership ? Pour ce, nous allons tout d’abord recenser les exercices qui existent dans certaines approches récentes du développement du leadership.
Exercices de soi explicites et développement du leadership : état des lieux
Une première revue de la littérature permet de distinguer trois approches du développement du leadership faisant appel de façon plus ou moins formelle à des exercices de soi explicites : l’approche systémique, celle de l’intelligence émotionnelle et celle, enfin, de la pleine conscience.
Notre propos est ici de nous focaliser sur les exercices proposés dans ces approches. Nous soulignons qu’il ne s’agit pas ici de présenter en détail ces approches. De plus, d’autres approches potentiellement pertinentes pour notre question, telles le leadership éthique ou la psychanalyse, n’ont pas été retenues à ce stade, du fait du peu d’information disponible en première analyse sur le rôle d’exercices dans leur contexte. Mais il serait intéressant de les étudier ultérieurement plus finement.
L’approche systémique : Organisation apprenante et Leadership adaptatif
La théorie de l’organisation apprenante (Senge, 1992) met l’emphase sur la compréhension des organisations en tant que systèmes et la maîtrise personnelle des acteurs pour permettre l’émergence dans ces systèmes d’une intelligence collective. Le leadership adaptatif (Heifetz, 1994) précise les modes d’action pour faire évoluer le système dans le cadre des problèmes les plus complexes. Nous trouvons dans ces approches trois grandes familles d’exercices de soi.
Premièrement, on rencontre des exercices destinés à développer une capacité à comprendre ce qui se passe dans le système, en tant que système complexe avec des niveaux humains, organisationnels, historiques, économiques et technologiques. Quels sont les exercices à pratiquer régulièrement pour développer une expertise en ce domaine ? Senge propose une analyse systémique a posteriori, afin de faire émerger les structures cachées. Heifetz propose cette même analyse en temps réel, en apprenant à faire une pause intérieure durant l’action et à comprendre ce qui se passe en temps réel dans le groupe. Enfin Scharmer (2009) insiste sur la qualité d’écoute en action, pour discerner les émergences dans un système complexe et les utiliser consciemment. Nous rencontrons dans ces deux dernier cas ce que nous appellerons des exercices dans l’action, c’est à dire des exercices effectués dans la réalité d’un collectif agissant (et non pas dans une salle de formation), avec à la fois un impact réel sur l’action, et en même temps une visée formative consciente, avec une prise de recul régulière sur la compétence employée (ne serait-ce que le fait de la nommer dans le collectif quand elle est employée).
Deuxièmement, on rencontre des exercices faits pour mieux comprendre son propre fonctionnement interne. Il s’agit ici d’apprendre à décoder ses fonctionnements automatiques, modèles mentaux pour Senge, grandes hypothèses personnelles pour Kegan (2009) ou encore sur-réactions personnelles pour Heifetz. Pour cela, ces auteurs proposent à nouveau des exercices dans l’action.
Troisièmement, ayant mieux compris le système et soi-même en tant qu’élément important du système, on pratique des exercices pour agir sur le système. Il s’agit d’intervenir de façon pertinente pour aider le système à avancer dans la bonne direction (exercice du passage du balcon à la piste de danse chez Heifetz), expérimenter des actions nouvelles pour redéfinir les représentations des individus et des organisations (exercice des actions Smart chez Kegan, afin de tester la pertinence de certains modèles mentaux dans la pratique).
Ainsi, à titre d’exemple, dans une situation de groupe face à un blocage, l’individu effectue une pause intérieure, suspend ses mécanisme automatiques, revisite la situation de façon plus neutre en se questionnant sur ce qui se passe entre les intervenants et ce qui se passe en lui, décide d’un mode d’intervention adapté dans le groupe et réalise cette intervention. Puis, il évalue le résultat de son action, sur le groupe et sur lui-même. Il a en même temps agit sur le groupe et exercé certaines compétences, qu’il affine ainsi de répétition consciente en répétition consciente.
Cette première famille d’exercices développe ainsi des compétences de compréhension analytique du système, dont l’homme fait partie intégrante, et de son évolution. Elle insiste sur la notion de « position méta », c’est à dire de l’individu observateur conscient de ce qui se passe autour de lui et en lui. Bien qu’elle en reconnaisse l’existence, elle met peu l’emphase sur les compétences émotionnelles, qui sont au cœur de l’approche suivante.
L’approche de l’intelligence émotionnelle et de la psychologie positive dans les organisations
Le développement de l’intelligence émotionnelle, définie comme « la capacité à percevoir les émotions, à intégrer l’émotion pour faciliter la pensée, à comprendre et réguler ses émotions pour promouvoir sa croissance personnelle »[v] (Mayer, 2001), a des effets positifs sur le fonctionnement des organisations (Goleman, 2002 ; Cameron 2003). Sur la base de ces travaux, puis de ceux de la psychologie positive, dont l’objectif est « d’arriver à une compréhension scientifique et à des interventions efficaces pour construire des individus en pleine santé » (Seligman, 2000), nous disposons de nouvelles bases théoriques pour envisager le développement de certaines compétences de soi pour le leadership.
On peut tout d’abord noter les exercices développés dans le cadre de la communication non-violente (Rosenberg, 1999) : exercices pour observer sans évaluer une situation, identifier et exprimer ses sentiments, exprimer ses besoins et demandes, écouter avec empathie.
Viennent ensuite les exercices développés par des travaux de psychologie positive appliquée aux organisations. Ils proposent en complément une famille d’exercices dont la spécificité est le souci de développer les aspects positifs des sujets traités (émotions, forces, relation, vécu quotidien) plutôt que de s’attacher à en travailler et développer les aspects les plus faibles pour en diminuer l’impact négatif. On retrouve ici (Snyder, 2002 ; Cameron, 2003) des exercices de prise de conscience et de développement de ses forces ; de prise de conscience des moments positifs de la journée et d’expression de sa gratitude.
Enfin, ces exercices sont complétés par les travaux sur le leadership authentique, qu’Avolio (2004) définit comme pratiqué par « ceux qui sont profondément conscients de leurs façons de penser et de se comporter et qui sont perçus par les autres comme étant conscients de leurs propres valeurs et perspectives morales, connaissances et forces ainsi que de celles des autres ; conscients du contexte dans lequel il travaille ; et qui sont confiants, ambitieux, optimistes, résilients, et d’une haute valeur morale. »[vi] Dans ce cadre, Sparrowe (2005) insiste sur les exercices autour de la narration de soi : écriture solitaire (sous la forme d’un journal de vie, ou d’une histoire de vie), travail collectif sur les moments forts de sa vie (exercice de l’expression de mes grands moments et feedback par le groupe) et lecture d’autobiographies (comme source d’inspiration et de courage).
Cette seconde famille d’exercices se focalise ainsi sur les compétences liées aux émotions, ressentis, valeurs profondes, en s’appuyant comme la précédente sur la compétence de conscience de ce qui se passe en moi ou autour de moi.
L’approche de la pleine conscience
Selon Kabat-Zin (2003), la pleine conscience « a à voir avec les qualités particulières d’attention et de conscience qui peuvent être cultivées et développées par la méditation. Une définition opérationnelle et pratique de la pleine conscience est : la conscience qui émerge à travers le fait de faire attention au moment présent et, sans porter de jugement, au déploiement de l’expérience de moment en moment. »[vii] Mario Cayer s’est inspiré des travaux de Kabat-Zin sur l’efficacité de la méditation de pleine conscience face au stress, à la dépression, et à la douleur, pour les adapter au développement de compétence de leadership post-conventionnel. Il explique la pertinence de cet exercice ainsi : « Il y a de fortes similarités entre les caractéristiques des phases post-conventionnelles du développement et les résultats de la pratique de la pleine conscience. Entre autres, la pratique de la pleine conscience permet de : (1) observer et remettre en cause ses propres suppositions, (2) considérer plusieurs points de vue avant de prendre une décision, (3) reconnaître paradoxes et ambiguïtés et mieux les gérer, (4) faire attention aux processus, (5) mieux appréhender les connexions entre les phénomènes, et (6) obtenir l’actualisation de soi. Entre parenthèses, ce sont toutes des compétences des gens ayant atteint des phases post-conventionnelles du développement. »[viii] (Cayer, 2006). Son programme repose sur les principaux exercices suivants : la pratique individuelle quotidienne de méditation de pleine conscience ; la pratique du dialogue selon l’approche de Bohm, forme collective de travail en pleine conscience (c’est ici un exercice en action) ; et, enfin, la participation à une communauté apprenante où les participants peuvent observer leurs représentations limitant leur développement et expérimenter dans un cadre de relation bienveillante ce que la conscience de soi peut apporter.
De son côté, Boyatzis (2005) définit le ‘resonant leadership’ sur la base de trois compétences majeures : pleine conscience, espoir et compassion. Il définit la pleine conscience de la façon suivante : « La capacité d’être pleinement conscient de tout ce que l’on peut ressentir à l’intérieur de soi – le corps, l’intelligence, le cœur, l’esprit – et de faire pleinement attention de ce qui arrive autour de nous – les gens, le monde naturel, notre environnement proche, les évènements. »[ix] (Ibid., p. 112). Pour développer la pleine conscience, il détaille quatre types d’exercices qui recoupent les trois grandes familles que nous venons de décrire. Tout d’abord, décoder son fonctionnement inconscient (explorer de façon cognitive ses grands modes de pensées, ce qu’il appelle sa philosophie opérationnelle, et ses routines défensives). Puis, affiner sa perception de ses émotions (par exemple en s’arrêtant plusieurs fois par jour, fermant les yeux, se concentrer sur ce que l’on perçoit et se l’exprimer de façon le plus précis possible) et de celles des autres (par des exercices d’observation consciente durant les interactions). Ensuite, suivre une pratique de méditation, ou formalisée, ou définie par soi-même (par exemple temps en silence, seul, régulier, pour sortir des automatismes de la pensée ; ou scanner du corps et des émotions au réveil). Enfin, observer le ballet des membres dans un groupe, c’est à dire prendre du recul par rapport à une expérience de groupe en temps réel et tenter de décoder ce qui s’y passe.
Cette troisième famille d’exercice précise en particulier l’apport d’un exercice important, la méditation. Ce mot recouvre de nombreux exercices, que l’on retrouve dans les systèmes que nous avons déjà cités (philosophie grecque, bouddhiste, ascèses chrétiennes). Certaines formes de méditations, dont par exemple celle décrite par Kabat-Zin (2003) mais aussi par Chatterjee (1998), sont une modalité particulière de cette position méta d’observation que nous avons déjà relevée dans les deux autres familles d’exercices. Une spécificité des exercices de pleine conscience est qu’ils précisent de façon très détaillée la voie d’accès et les perceptions observables.
Conclusion
En synthèse de notre cheminement à ce stade, nous avons posé les trois constats suivants :
1. Une grande partie des compétences de leadership peuvent être qualifiées de compétences de soi au sens confiance en soi, conscience de soi et engagement.
2. Des systèmes d’exercices pratiqués sur le long terme (de l’ordre de 10 ans) visent à développer à haut niveau certaines compétences de soi (philosophie grecque, bouddhiste, ascèses chrétiennes).
3. Une réflexion et des pratiques émergent sur l’utilisation de certains exercices pour le développement du leadership, que nous avons classifiés selon trois familles : les exercices de compréhension analytique du système, les exercices d’intelligence émotionnelle et les exercices de pleine conscience.
Nous sommes en présence ici d’une convergence qui nous invite à suivre l’injonction de Sloterdijk, et à penser de nouveaux systèmes d’exercices permettant aux exerçants de développer leurs capacités de leadership et d’agir de façon plus pertinente dans les collectifs.
Une relecture transverse des expériences citées peut donner quelques pistes. Nous y retrouvons tout d’abord des exercices solitaires, basés sur des moments de retour à soi, et visant à développer la conscience de ses modèles mentaux, de ses émotions et de ses élans d’action. Ces exercices peuvent prendre la forme de méditation, d’écriture ou de lecture. Ensuite, des exercices de développement de la conscience par l’échange avec l’autre, tel que les feedbacks réciproques et la participation à une communauté apprenante pour dépasser ses angles morts. Enfin des exercices en action, visant simultanément à se transformer et à bonifier l’action collective en cours. Ces exercices peuvent prendre la forme d’une écoute fine de la situation, d’un passage à l’action conscient, ou encore d’un dialogue créatif dans un état de conscience collective.
Bien sûr, ces pistes sont à approfondir sur plusieurs directions. Au niveau historique, que peut-on apprendre des traditions d’exercices existantes pour une application au développement du leadership ? Au niveau psychologique, quels exercices sont les plus adaptés pour quels objectifs ? Au niveau de la pédagogie, comment intégrer ces exercices dans un programme de développement du leadership ? Et, enfin, comment valider l’efficacité de ce nouveau type de modalités ?
Nous envisageons dans une première étape de mener une enquête auprès de professionnels reconnus pour l’expression de leur leadership et pratiquant en parallèle régulièrement un système d’exercices de soi explicites, afin d’analyser ce que rapportent des praticiens-experts de leur expérience.
Ces travaux pourraient aider à définir de nouveaux systèmes d’exercices explicites de soi adaptés aux enjeux collectifs de notre société, et à passer d’une trop fréquente incantation au changement à une pratique consciente et exerçante de la transformation du sujet agissant en société.
[i] Notre traduction de : “Leadership is an interaction between members of a group. Leaders are agents of change, persons whose acts affect other people more than other people’s acts affect them. Leadership occurs when one group member modifies the motivation or competencies of others in the group. (…) any member of the group can exhibit some amount of leadership.”
[ii] Notre traduction de : “technologies which permit individuals to effect by their own means or with the help of others a certain number of operations on their own bodies and souls, thoughts, conduct, and way of being, so as to transform themselves in order to attain a certain state of happiness, purity, wisdom, perfection, or immortality.”
[iii] Notre traduction de : “We view elite performance as the product of a decade or more of maximal efforts to improve performance in a domain through an optimal distribution of deliberate practice.”
[iv] Notre traduction de : “Why does improving an emotional intelligence competence take months rather than days? Because the emotional centers of the brain, not just the neocortex, are involved. The neocortex, the thinking brain that learns technical skills and purely cognitive abilities, gains knowledge very quickly, but the emotional brain does not. To master a new behavior, the emotional centers need repetition and practice.”
[v] Notre traduction de : “the ability to perceive emotion, integrate emotion to facilitate thought, understand emotions and to regulate emotions to promote personal growth.”
[vi] Notre traduction de : “Those who are deeply aware of how they think and behave and are perceived by others as being aware of their own and others’ values/moral perspectives, knowledge, and strengths; aware of the context in which they operate; and who are confident, hopeful, optimistic, resilient, and of high moral character.”
[vii] Notre traduction de : “has to do with particular qualities of attention and awareness that can be cultivated and developed through meditation. An operational working definition of mindfulness is: the awareness that emerges through paying attention on purpose, in the present moment, and non-judgmentally to the unfolding of experience moment by moment.”
[viii] Notre traduction de : “There are close similarities between the characteristics of post-conventional stages and the outcomes of the practice of mindfulness. Among other things, the practice of mindfulness allows to: (1) observe and challenge one’s assumptions, (2) consider many points of view before making a decision, (3) recognize paradoxes and ambiguities and better deal with them, (4) pay attention to the process, (5) better grasp the connectedness between the phenomena, and (6) achieve self-actualization. Incidentally, these are all abilities of people having reached post-conventional stages of development.”
[ix] Notre traduction de : “The capacity to be fully aware of all that one experience inside the self – body, mind, heart, spirit – and to pay full attention to what is happening around us – people, natural world, our surroundings, and event.”